Entrons-nous dans l’ère de la viralité? Ou plutôt dans l’âge de la distanciation? Ce printemps 2020 est perçu comme un point de bascule vers une époque totalement nouvelle. Mais le nom par lequel elle s’inscrira dans les livres d’histoire n’apparaîtra pas de sitôt, estime le chercheur Dominique Kalifa, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de la chrononymie, soit l’étude des noms d’époque.

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«Nommer une période de l’histoire prend souvent beaucoup de temps, explique-t-il. La notion de «Moyen Age» par exemple, ne s’est vraiment diffusée qu’au début du XIXe siècle.» Ne pourrait-on pas imaginer qu’un nouveau nom s’impose en même temps que la période qu’il désigne? «Cela a été le cas de «l’ère victorienne» qui s’est popularisée dès le milieu du règne de la reine Victoria, ou encore de la notion de «fin de siècle» que les contemporains utilisaient vers la fin des années 1880. Mais ces exemples demeurent rares. La plupart des noms d’époque sont des créations postérieures, rétrospectives.» Pas sûr, dès lors, que les termes «grand confinement», proposés par l’économiste en chef du FMI pour qualifier la crise du Covid-19, soient retenus par l’histoire.

Des mots qui parlent à tous

C’est parfois la forme de l’économie qui donne son nom à la période. L’appellation «trente glorieuses» a ainsi été utilisée dès 1979 par l’économiste Jean Fourastié pour qualifier la croissance des années 1945-1975. Elle est rapidement entrée dans le langage courant.

En 2016, le créateur du World Economic Forum, Klaus Schwab, a tenté d’imposer l’expression «quatrième révolution industrielle» pour qualifier l’époque actuelle, où toutes les technologies se voient transformées par l’intelligence artificielle. Mais les expressions qui réussissent à marquer l’imaginaire collectif sont plus simples. «Ce sont généralement des termes usuels, à compréhension immédiate, observe le chercheur: Renaissance, Ancien Régime, années folles… Des expressions enveloppantes, qui parlent à tous.»

Peut-on imaginer que l’époque qui s’ouvre aujourd’hui soit nommée en fonction du contexte sanitaire ou écologique? «Nommer les périodes procède souvent des inquiétudes ou des anxiétés de son temps, donc oui, je pense que des enjeux aussi décisifs pour nous que l’écologie ou la santé pourraient jouer un tel rôle. N’est-ce pas d’ailleurs le cas de la notion d’«anthropocène»?

Dominique Kalifa a dirigé l’ouvrage collectif «Les Noms d’époque», qui vient d’être publié par les Editions Gallimard.


1. L’espoir fragile des relocalisations

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Ovomaltine a rapatrié une partie de sa production ces dernières années. Dix millions de francs ont été injectés dans la nouvelle usine de Neuenegg (BE).
© X.Ducousso

Ce sont des coups de fil pour le moins inattendus que Philippe Meier a reçus à la mi-mars. Le CEO de la société vaudoise ETSM, spécialisée en mécanique de précision, a été contacté par deux grands groupes industriels suisses. La raison? L’arrêt de leur chaîne de production à cause de la crise sanitaire liée au Covid-19. En effet, de nombreux sous-traitants asiatiques n’étaient plus en mesure de livrer leurs produits dans les temps. «On nous a demandé des travaux comme le décolletage sur des pièces mécaniques, le tout à livrer en l’espace de quelques jours», précise Philippe Meier. En peu de temps, la société a créé deux équipes qui ont pu fournir les pièces demandées.

Un tel scénario aurait été presque impensable avant la crise sanitaire. «Ces dix dernières années, nos clients ont délocalisé beaucoup d’étapes de production à l’étranger, notamment vers les pays asiatiques. Toujours avec le même argument: la réduction des coûts», souligne le directeur d’ETSM. De fait, ces vingt dernières années, la Chine s’est imposée comme un fournisseur de composants dans de nombreux domaines comme l’automobile, les téléphones portables ou les équipements médicaux.

Selon la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), sa part dans le commerce mondial de produits intermédiaires manufacturés est passée de 4% en 2002 à 20% aujourd’hui. En Suisse, une entreprise sur six a effectué des délocalisations entre 2012 et 2015, selon une étude de la Haute Ecole de Lucerne.

La pandémie du Covid-19 a dévoilé de manière frappante l’ampleur de cette dépendance envers le géant asiatique. Ainsi, de grands groupes comme Volkswagen ont fermé leurs sites de production en Europe pendant plusieurs semaines, en raison notamment du manque de pièces en provenance de la Chine. Confrontés à ces perturbations, de nombreux politiciens européens ont d’ores et déjà annoncé vouloir rapatrier certaines étapes de production pour diminuer cette dépendance.

Reconfiguration des chaînes de valeur

Des économistes de renom, comme Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), abondent dans le même sens. Dans le quotidien Le Monde du 9 avril dernier, il affirme qu’il y aura une reconfiguration des chaînes de valeur après la crise et que, «au lieu d’avoir une usine en Chine, une entreprise multinationale en aura, par exemple, trois: une en Chine et deux ailleurs».

Un tel scénario est-il réaliste en Suisse? Selon Philippe Cordonier, responsable de Swissmem en Suisse romande, l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux regroupe des centaines de PME qui sont impliquées dans de longues chaînes de production. «Nous avons constaté que de plus en plus d’entreprises sont dans une réflexion autour du rapatriement de certaines étapes de leurs chaînes de valeur. La constance dans la qualité et la capacité de livrer dans les délais prévus sont devenues des critères clés, d’autant plus en temps de crise.» En effet, récemment, quelques relocalisations vers la Suisse ont eu lieu, illustrées par exemple par Ovomaltine, qui a rapatrié une partie de sa production au cours des trois dernières années.

La constance dans la qualité et la capacité à livrer dans les délais sont des critères clés.

Philippe Cordonier, directeur de Swissmem en Suisse romande

Néanmoins, pour que ces exemples déclenchent une dynamique forte, il faudrait un vrai changement de mentalité du côté des managers, estime Suzanne de Treville, professeure à la Faculté des HEC de Lausanne: «Ils pensent la délocalisation comme un outil par défaut, sans se pencher sur les problèmes qui peuvent surgir à cause de la complexité de la chaîne de production.» Pour mieux illustrer ces problèmes potentiels, elle a développé un outil en ligne qui permet de calculer les coûts cachés d’une délocalisation. Très souvent, les entreprises commandent trop ou pas assez à leurs fournisseurs basés à l’étranger, ce qui engendre des coûts supplémentaires. Selon elle, il est essentiel pour une entreprise de pouvoir adapter la production et les processus selon la demande grâce à une fabrication locale ou régionale – des atouts qui permettent également une meilleure résistance face aux crises.

Les écarts de coûts se tassent

Et quid de la différence des coûts de production, l’argument principal pour justifier les délocalisations? Selon la chercheuse, elle est largement éliminée quand on inclut les frais supplémentaires impliqués par une chaîne longue et complexe. Et, une fois la production relocalisée, d’autres possibilités d’innovation se présentent, telle que l’individualisation de l’offre. Elle cite l’exemple d’un produit dont le prix dépend des souhaits du client et de l’urgence – un produit livré après quelques jours coûtera plus cher que lorsqu’il est livré après quelques semaines: «C’est comme dans un avion: les personnes qui voyagent en première classe paient une grande partie du vol des personnes qui voyagent en classe économique.»

Pour Douglas Spieser, directeur, à Delémont, de Delmet, société spécialisée dans l’usinage de métaux, l’argument des délocalisations qui feraient baisser les coûts peut même être considéré comme obsolète: «Il y a dix ans encore, dans des pays comme la Chine ou Taïwan, le coût de production dans notre secteur était inférieur de 40% – incluant aussi le fret – par rapport au coût en Suisse. Aujourd’hui, cette différence se situe entre 8 et 15% seulement.»

Il explique que ce sont surtout l’automatisation, l’optimisation des processus et le bon niveau de formation des salariés suisses – leur permettant de maîtriser plusieurs tâches et ainsi de savoir s’adapter à de nouvelles situations rapidement – qui ont contribué à réduire cet écart. Son entreprise a également obtenu un mandat d’urgence en mars de la part d’un groupe industriel suisse actif dans le rail et qui avait eu des problèmes de livraison avec son sous-traitant habituel.

Ces effets vont-ils perdurer après la pandémie du Covid-19? Il reste difficile de faire des pronostics, car les entreprises sont actuellement dans une optique de gestion de crise à court terme, comme l’explique Pierre Maudet, conseiller d’Etat chargé du Département du développement économique à Genève: «Pour l’heure, aucune volonté ni même intention de relocalisation suite à la crise engendrée par le coronavirus n’a été portée à la connaissance de mon département. Il s’agira toutefois de refaire un point concernant ce phénomène une fois que la situation se sera stabilisée et que les acteurs économiques pourront à nouveau se projeter dans un avenir à plus long terme.»

Philippe Meier d’ETSM, quant à lui, a bon espoir qu’un des mandats obtenus récemment se transformera en une collaboration de longue durée. «L’un des deux clients qui nous ont contactés mi-mars nous a demandé de réaliser des pièces complexes selon des plans et un processus revus en urgence aux normes européennes, signe que ces pièces ne devraient pas se faire en Asie à l’avenir.» Il espère aussi que les managers dans les multinationales se souviendront, une fois la crise passée, que ce sont les acteurs locaux qui ont su répondre présent.


Sciences de la vie: business (presque) «as usual»

Les acteurs des technologies médicales n’ont pas connu de problèmes d’approvisionnement et ont su adapter leur offre.

En Suisse romande, les sciences de la vie regroupent environ 1500 PME et start-up, avec un focus sur les medtech et les biotechnologies. «Ces sociétés, dans la plupart des cas, n’ont pas connu de problèmes d’approvisionnement, explique Claude Joris, secrétaire général de l’association de promotion des sciences de la vie BioAlps. Il s’agit de produits ou de composants de haute valeur ajoutée et ce sont plutôt les pays à l’étranger qui en ont besoin.» Mieux encore, certaines entreprises ont su s’adapter rapidement pour répondre à une demande spécifique liée au Covid-19.

Ainsi, les géants des parfums et arômes Firmenich et Givaudan ont produit du gel hydroalcoolique. Les sociétés valaisannes Augurix et GaDia ont collaboré pour lancer un test rapide de dépistage du Covid-19. Claude Joris ne pense pas que les relocalisations soient pertinentes pour les sociétés actives dans les sciences de la vie, car leurs chaînes de production sont pour la majorité déjà implantées dans la région. En revanche, il table sur de nouvelles collaborations entre les pays européens pour la création de hubs de production et de R&D pour assurer la disponibilité de produits de première nécessité en cas d’épidémie.


2. Repenser durablement nos modes de consommation

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Comme d’autres, la coopérative Les Jardins de Cocagne, à Avusy (GE), a vu ses ventes augmenter ces dernières semaines. 
© O.Rasmussen

Soudain, le ciel est devenu limpide. Le grounding des compagnies aériennes dans les aéroports helvétiques ne semble avoir suscité l’émoi que dans les rangs du Conseil fédéral. Du jour au lendemain, notre horizon de consommateur s’est limité aux files sous bonne garde chez Migros, Coop, Manor, Lidl ou Aldi. Un matin, on s’est dit que l’on n’avait pas nécessairement besoin de ce dernier article sur Zalando. Alors il a fallu trouver des alternatives. Les réseaux sociaux voient fleurir les pains maison et levain home made.Certains se découvrent avec la main verte ou auréolés de deux étoiles au Guide Michelin derrière les fourneaux. D’autres redécouvrent le visage des paysans locaux et leurs paniers de légumes pris d’assaut.

Ces semaines de (semi-)confinement nous ont obligés à repenser nos modes de consommation. Cette tendance est-elle durable? Des coopérateurs d’agriculteurs en passant par les experts en durabilité et les géants de l’agroalimentaire suisses, tous se préparent à un changement des habitudes de consommation. Aura-t-il lieu? A quel niveau et dans quelle ampleur? Seule certitude: ce flottement depuis le 16 mars est un formidable laboratoire d’expérimentations et de réflexion de nos modes de consommation. Y aura-t-il donc un avant- et un après-virus?

Le déclic du monde paysan

A l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Aurore Nembrini est partagée entre l’observation, la préparation au changement et la crainte de l’effet boomerang à l’issue du déconfinement. Ce que la cheffe de projets en durabilité appelle «l’effet rebond». «Je crains que le déconfinement soit vécu comme une récompense après ces semaines de fermetures et décuple l’envie de consommer davantage et de voyager. Alors que pour moi, cette crise devrait être l’occasion d’interroger notre rapport à la consommation sur le long terme.» Aurore Nembrini n’occulte pas pour autant les aspects positifs de la situation. Elle se réjouit d’ailleurs que «les gens prennent le temps de faire les choses par eux-mêmes. Ils soutiennent les circuits courts, redécouvrent la qualité des produits locaux et de saison.» Selon l’experte en durabilité, cette tendance-là devrait perdurer. Elle est en revanche plus sceptique quant aux actions politiques qui seront prises ces prochains mois dans ce sens: «Les signaux faibles actuels pointent vers un retour à la normale.»

Aurore Nembrini poursuit: «La priorité est de redémarrer l’économie au plus vite et de soulager les acteurs existants mais en restant dans une logique de surconsommation au lieu de réfléchir à une transformation significative de la société qui respecte les limites de la planète, qui accepte de ralentir et de se recentrer sur l’essentiel.» Au-delà de l’alimentaire, l’ingénieure estime que «cette crise va changer les pratiques de mobilité pendulaire et professionnelle, avec la découverte de l’efficacité des outils de télétravail. Je pense que les collaborateurs de l’EPFL vont réévaluer leur besoin de voyager et utiliser davantage les vidéoconférences. Cette pandémie, c’est l’occasion d’accepter de ralentir un peu, de changer ses pratiques pour gagner en qualité de vie.»

Dans les bois du Jorat, à Corcelles-le-Jorat (VD), Anne Chenevard est l’une des grandes gagnantes de la crise sanitaire. L’agricultrice dans la production laitière et présidente de la coopérative Fairswiss.ch constate une forte demande en lait: «Les gens sont chez eux, ils cuisinent et souhaitent être livrés en produits frais.» Chez ses collègues maraîchers, la présidente note la même augmentation: «Ceux qui se sont mis à la vente directe ont vu l’explosion de leurs ventes malgré la fermeture des marchés, se réjouit Anne Chenevard. Un de mes collègues maraîchers réalisait 300 paniers de légumes par mois. Depuis la crise, il en écoule plus de 1000.»

Le monde paysan doit communiquer sur les réseaux sociaux sur ce qu'il fait, comment et pourquoi.

Anne Chenevard, agricultrice et présidente de Fairswiss.ch

Soulignons que la crise du Covid-19 a eu un effet déclic dans le monde paysan. Sous son union apparente, il misait plutôt sur le chacun pour soi. Le virus a mis en lumière l’importance de la collaboration et de la mutualisation des canaux de vente. Il a surtout exigé un retour vers le consommateur pour lui expliquer le métier et les produits: «Les publicités des grands distributeurs vendent une image d’Epinal de l’agriculteur. Ce n’est pas la réalité. D’autre part, nous étions perçus par la population comme étant bons à entretenir le paysage et à gratter des subventions fédérales, caricature Anne Chevenard. Cette crise nous permet de mieux expliquer notre métier aux consommateurs et de mettre en valeur une agriculture durable, productive et capable de nourrir la population suisse.»

Pour autant, l’engouement actuel des consommateurs pour les circuits courts n’est pas un acquis: «Le gros défi pour nous est de fidéliser cette nouvelle clientèle.» La crise a vu fleurir les marchés à la ferme. Les agriculteurs ont inauguré à la hâte des sites d’e-commerce et ouvert de nouveaux réseaux de distribution: «Le monde paysan doit en tirer la leçon, souligne Anne Chenevard. Il doit davantage investir les réseaux sociaux et communiquer sur ce qu’il fait, comment et pourquoi.»

Anne Chenevard défend sa branche, mais elle rappelle le problème du calibrage imposé par la grande distribution: «Environ 30% de nos productions n’entrent pas dans les critères de vente de la grande distribution. On jette donc des légumes parce qu’ils ne sont pas jolis ou trop petits. Une partie de ces «déchets» est valorisée pour nourrir le bétail. Je ne suis pas convaincue qu’une vache ait besoin de patates. Et après, nous importons des pommes de terre d’Israël. Il y a quelque chose à faire, non? Nous ne pouvons pas nous passer de la grande distribution, mais il faudrait que l’on collabore en tant que vrais partenaires pour assurer la sécurité alimentaire.»

Stationnaire et online complémentaires

Comment la grande distribution, justement, envisage-t-elle l’après-coronavirus en termes de modes de consommation? Porte-parole des coopératives Migros, Tristan Cerf se garde de faire des plans sur la comète: «Nous travaillons sur énormément de scénarios au sein de notre cellule de crise. Mais nous avons pris la décision de communiquer uniquement sur les initiatives mises en place, notamment parce que nous sommes incapables de dater la fin de la crise.» Les mesures exigées par le Conseil fédéral le 16 mars ont également impacté les autres branches du groupe. Tristan Cerf cite Hotelplan, qui voit son marché en grande difficulté, en plus d’avoir dû fermer ses magasins, mais aussi le Pour-cent culturel Migros, avec les annulations en cascade des événements culturels ces prochains mois. Certaines ont pu réagir et innover, comme l’Ecole-Club Migros, qui a créé une nouvelle offre de cours en ligne.

Sur le volet de l’alimentaire et de la consommation en magasin, Tristan Cerf note trois transformations fondamentales: les restrictions de l’assortiment, la fermeture des magasins non alimentaires (M-Electronics, SportXX, etc.) et la limitation du nombre de clients au mètre carré: «Cette baisse de fréquentation des magasins physiques a augmenté les besoins en ligne.» Face à l’augmentation massive des commandes, LeShop a dû faire face à des fortes difficultés logistiques. L’avenir est-il au tout online? Tristan Cerf n’y croit pas. Selon lui, la crise a démontré la «complémentarité du stationnaire (magasins physiques) et de l’online».

Le porte-parole cite en exemple les grands magasins dans les centres-villes, qui ont vu leur fréquentation baisser fortement au profit des points de vente plus petits dans les quartiers: «Les consommateurs sont souvent en télétravail et se déplacent près de chez eux. Après des semaines de (semi-)confinement, les comportements vont peut-être montrer une propension à renouer le contact humain dans des magasins physiques.» Dans tous les cas, il est encore trop tôt pour le géant orange d’anticiper l’avenir avec certitude.


3. Une nouvelle chance pour le revenu de base?

Ca s’en va et ça revient. En dépit d’un rejet à près de 77% par le peuple en 2016, le débat autour du revenu de base refait surface en Suisse. Dans le cadre de la crise liée au Covid-19, les Jeunes Verts ont lancé une pétition pour un revenu de base inconditionnel (RBI) «pour toute la population suisse, avec effet immédiat». L’idée a récolté environ 20 000 signatures en moins d’un mois. Si les Verts ont également demandé «de premières réflexions sur différents modèles» de RBI, d’autres observateurs proposent de limiter une telle mesure aux indépendants et sous certaines conditions.

Le professeur de finance à l’Université de Zurich Marc Chesney propose par exemple d’octroyer un revenu de base aux travailleurs indépendants en situation de détresse financière, pendant une période de trois mois. L’introduction d’une micro-taxe pourrait financer ce projet, ce qui permettrait d’éviter un accroissement de l’endettement public: «En prélevant 0,1% sur les transactions électroniques effectuées au-delà d’un certain seuil, un montant de l’ordre de 20 milliards de francs pourrait être obtenu, explique-t-il. Il constituerait une aide d’urgence à distribuer aux professionnels qui subissent cette crise. Il s’agit d’une solution très simple à mettre en œuvre, puisque la taxe serait perçue automatiquement, sans aucune bureaucratie.»

Dans le débat public, le RBI est souvent présenté comme une solution face aux incertitudes économiques. Le principe a été tenté sous différentes formes en Finlande, en Italie, en Ecosse, au Canada et aux Pays-Bas, notamment, depuis 2017. Malgré des résultats mitigés dans ces projets pilotes, le RBI est soutenu par d’importants personnages publics tels Elon Musk (Tesla) ou Jack Dorsey (Twitter), mais aussi par des économistes de renom. Une pétition en Allemagne a récolté plus de 450 000 signatures en faveur du RBI. L’Espagne a annoncé pour sa part envisager sa mise en place, qui pourrait être maintenue même après la fin de la pandémie. Le RBI n’a donc pas dit son dernier mot.


4. Vers une accélération de la numérisation?

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Pascal Meyer, CEO de QoQa, a lancé, avec Vaudoise Assurances et le Groupe Mutuel, la plateforme de soutien aux commerçants DireQt.
© O.Vogelsang

La révolution numérique. Voilà dix ans que cette expression fourre-tout ne quitte plus la bouche des décideurs. Le Covid-19 est venu lui donner une réalité plus consistante. Car lorsque tout s’est arrêté, le numérique est venu à la rescousse des entreprises. Du moins les outils. Cette crise a révélé notre dépendance de la technologie, gage du bon fonctionnement de notre économie au ralenti. Mais paradoxalement, elle a aussi redéfini notre place dans cette évolution technique inéluctable. Dans la situation actuelle, les entreprises qui n’avaient pas pris le train en marche paient aujourd’hui les pots cassés. Le virus va-t-il accélérer la transformation numérique?

A Lausanne, Tarik Lamkarfed a un avis bien tranché: «Il n’y a pas eu de transformation numérique des entreprises avec le virus, mais une réponse à l’urgence», explique cet entrepreneur et consultant, spécialisé dans l’accompagnement des entreprises dans leur transformation numérique. «Par nécessité, elles se sont ruées sur des aménagements IT et sur l’utilisation d’outils de communication pour continuer à opérer. La transformation numérique implique une remise en question profonde du modèle d’affaires. Cela, aucune ne l’a fait pendant la crise.»

Mutualisation des ressources

Tarik Lamkarfed identifie trois niveaux de transformation numérique possibles pour une entreprise. Le premier concerne l’optimisation de l’existant, par exemple l’implémentation de solutions adéquates de mobilité et l’adaptation des réseaux informatiques de l’entreprise aux nouveaux besoins provoquées par la crise. La seconde est d’innover dans son modèle d’affaires. Etape ultime: la capacité à se disrupter dans son propre secteur d’activité: «La majorité des PME sont au niveau un et réfléchissent au deuxième. Elles misent sur l’accroissement des outils numériques, mais ne touchent pas directement à leur modèle d’affaires.» L’expert ne s’attend donc pas à une grande révolution d’après-crise: «La transformation prend du temps et demande des investissements conséquents et continus. La crise n’est pas suffisamment longue pour induire un changement tandis que les trésoreries, et donc les capacités d’investissement, ont été lourdement impactées dans le même temps.»

Selon l’expert, les défis à venir, pour elles, seront surtout de trouver de nouveaux relais de croissance en partenariat avec des acteurs du numérique. A l’instar de DireQt, la plateforme inaugurée par le site d’e-commerce romand QoQa, Vaudoise Assurances et le Groupe Mutuel, qui permet aux petits commerçants touchés par la crise de profiter d’une plateforme de vente en ligne: «Cette tendance à mutualiser les ressources va gagner en importance, entrevoit Tarik Lamkarfed. Elle permet aux entreprises de regagner en vélocité après la crise.»

C’est bien tout l’enjeu économique. Avec un trou dans le chiffre d’affaires, les quelques sous de côté ne vont pas être investis dans une vaste et coûteuse transformation numérique. C’est également le constat immédiat et à moyen terme de Normand Lemire, conseiller auprès des entrepreneurs romands et ex-directeur du Groupement des chefs d’entreprise: «Les PME sont en mode survie. Tous les grands projets de transformation numérique sont gelés jusqu’à nouvel avis. Par contre, elles ont compris que le numérique n’était pas un nice-to-have, mais un must-have.»

A Fribourg, Softcom est née avec le numérique il y a vingt ans. Aujourd’hui, son CEO, Rémy Tzaud, se dit «plutôt privilégié par la crise comparativement à d’autres secteurs». Le Covid-19 génère même de nouvelles opportunités: «Nous accompagnons les entreprises privées, publiques et les administrations dans leur transformation numérique. Nous recevons beaucoup de demandes dans ce sens. A voir maintenant si nous pourrons mener ces projets à terme. Au niveau opérationnel, le risque que ces projets ne soient gelés par les clients existe. Mais sur le plan stratégique, nous entrevoyons des opportunités d’élargir notre bassin de clients.»

Une caisse de résonance

Doyen de la Faculté des HEC Lausanne, Jean-Philippe Bonardi est l’un des membres fondateurs d’une alliance naturelle, mais pionnière par son approche interdisciplinaire et transversale. Le 1er décembre 2019, la Haute école de management (IMD), l’Université de Lausanne (Unil) – à travers sa faculté des HEC – et l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) ont uni leurs forces dans la création d’un centre de compétences unique: The Enterprise for Society Center (le Centre entreprise pour la société), ou E4S. Un regroupement d’envergure qui vise à former les managers du futur, en phase avec les enjeux écologiques, tant dans la gestion d’entreprise que dans la résolution des défis technologiques.

La crise du Covid-19 vient sceller l’importance d’un tel centre de formation: «Nous avions l’idée d’adresser deux questions essentielles; celle des changements autour des technologies numériques et celle de la durabilité, explique le doyen. Plus on a commencé à travailler sur ces questions, plus on a pris conscience que les changements à venir allaient être beaucoup plus importants. Nous nous dirigeons vers une forme d’organisation économique et sociale assez différente de celle connue par le passé. Ce changement est engendré par les technologies et la durabilité. Il sera profond.»

«Cette crise nous permet de nous arrêter sur un certain nombre de pratiques, d’outils et de comportements que l’on remet en question, constate Jean-Philippe Bonardi. Elle permet l’expérimentation et inaugure pour les entreprises, comme pour la société, une phase d’apprentissage. On constate de nouvelles opportunités. J’entrevois donc une accélération de la transformation numérique des entreprises, simplement par une plus grande adoption des outils.»


5. Demain, tous agiles

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Du jour au lendemain, grâce à la généralisation du télétravail, les entreprises ont gagné en agilité. Les PME, réfractaires dans un premier temps, prennent petit à petit conscience qu’elles fonctionnent plus ou moins normalement, voire plus efficacement. Les prémices d’une généralisation du télétravail et d’une culture d’agilité?

Olivier Falciano saisit déjà le changement. Le directeur général de la PME vaudoise ProClick fournit depuis 1995 des services de maintenance IT et de support d’aide informatique aux entreprises. Les trois premières semaines du confinement, le patron a enregistré «une demande énorme» des PME romandes: «Elles n’étaient pas préparées à la généralisation du télétravail. Elles prennent aujourd’hui conscience que les outils permettent une complète autonomie des collaborateurs depuis leur domicile. Le télétravail est une évidence. On ne va pas revenir en arrière.»

«Le déclic a eu lieu chez nos clients, ajoute Olivier Falciano. Ils se sont rendu compte qu’une prise de décision entre cinq personnes ne nécessitait pas une séance physique. Mais je pense que, dans un avenir proche, la grande majorité des entreprises vont chercher une solution hybride entre télétravail et présentiel. La question du controlling se pose également dans les petites PME d’une dizaine de personnes. Cette crise les oblige à redéfinir la notion de confiance et de respect du travail effectué.» Olivier Falciano voit cette évolution d’un bon œil. Parmi ses 15 collaborateurs, certains sont exclusivement en télétravail: «C’est une décision que nous avons prise il y a quelques années pour assurer la continuité de nos services en cas de problème.» La crise du Covid-19 lui a donné raison.

A Lausanne, Vindou Duc est une optimiste. La consultante indépendante est spécialisée dans l’architecture des organisations. Cette ancienne DRH a travaillé plusieurs années dans de nombreuses multinationales suisses, américaines et françaises. Selon elle, «la crise va impacter définitivement la manière de travailler». L’experte ajoute: «Cette situation a forcé l’ensemble des acteurs d’une entreprise à penser différemment, révélant au passage la lourdeur ou l’inutilité de certains processus. Une fois que le confinement sera levé, les processus d’avant seront remis en question par les collaborateurs, car ils devront évoluer, et de nouveaux indicateurs devront être définis. Le management va devoir s’adapter pour ne pas retomber dans les anciens schémas.»

D’un collaborateur à l’autre, le télétravail contraint n’est pas vécu de la même manière – il peut générer beaucoup de stress dans un contexte déjà anxiogène pour certains. D’autres «réalisent qu’ils sont plus efficaces à la maison. Ils ont découvert qu’ils pouvaient travailler deux heures le matin, s’occuper des enfants ensuite et retravailler l’après-midi, voire le soir, selon l’organisation familiale, poursuit Vindou Duc. Il est certain qu’un retour en arrière après le confinement pourrait être difficile. Les entreprises se disent déjà qu’elles n’ont pas besoin de si grands bureaux, et autant de présentiel. Cette agilité contrainte va impacter le mode de travail.»

Cette évolution n’est pas nouvelle, mais elle généralise une méthodologie agile déjà présente dans les PME et les grandes entreprises comme Swisscom, les CFF ou La Poste. Ces dernières misent depuis peu sur le travail dit intelligent: le smart work en jargon managérial. C’est-à-dire la mise en place de conditions de travail plus flexibles et intelligentes. Par exemple une réduction des bureaux au profit du télétravail, une réorganisation des équipes et une gestion collaborative des projets, la mise en place d’outils de travail à distance, des horaires libres, une plus grande responsabilité décisionnelle conférée au collaborateur…

Profond changement culturel

En pratique, la mise en place de telles initiatives impose aux entreprises un profond changement culturel. Elles exigent un effort continu de flexibilité afin de s’adapter aux changements à venir dans le monde du travail, car il y en aura d’autres après le coronavirus. Ces entreprises le font pour le bien-être des employés, mais surtout pour des questions de rentabilité. Les études le démontrent: le télétravail rend plus productif, car il abolit la frontière déjà poreuse entre la vie professionnelle et la vie privée: «Ce problème existe depuis l’arrivée des smartphones, rétorque Vindou Duc. Il s’agit avant tout d’une discipline personnelle.» Selon la consultante, «le vieux management qui résistait au télétravail pour des raisons de contrôle a été mis en échec par le Covid-19. Tous les managers vont devoir faire preuve d’intelligence pour digérer les changements en cours et insuffler davantage d’agilité dans leurs départements et leurs pratiques. Le manager traditionnel va devoir faire confiance, déléguer et guider plutôt que de gérer des collaborateurs.»

Des processus inutiles

L’avenir se nicherait donc dans le management bienveillant. Pourtant, en Suisse comme à l’étranger, le mot d’ordre des chefs d’Etat est une reprise rapide de l’économie. Reprendre et produire pour retrouver le niveau d’avant. Dans cette urgence de sauver les meubles, n’y a-t-il pas le risque de renouer avec les vieux schémas? «Il faut d’abord s’interroger sur la ou les manières de relancer l’économie, souligne Vindou Duc. Les secteurs où l’agilité contrainte aura démontré son efficacité produiront nécessairement plus. Selon moi, il s’agit d’une opportunité magnifique de mettre les choses à plat.»

A Genève, Youness Yaghcha estime lui aussi que cette crise est une formidable phase d’expérimentations, en particulier pour les PME. A 35 ans, l’entrepreneur à temps partiel est consultant en management chez Seedstars: «Les PME ont un avantage par rapport aux grosses structures. Les départements sont moins cloisonnés. On est proche du patron. La capacité décisionnelle est plus rapide. On pensait que la généralisation du télétravail allait s’imposer avec la nouvelle génération de travailleurs. Le virus l’a précédée. Toutes les PME voient que c’est faisable.» Le changement aura-t-il pour autant lieu? «L’incertitude demeure sur la durée de la crise, note Youness Yaghcha. L’impact du virus sur le chiffre d’affaires va contraindre les entreprises à revoir leur modèle économique et leur mode de fonctionnement. Tout simplement pour survivre.»

Quant à Normand Lemire, conseiller auprès des entrepreneurs romands et ex-directeur du Groupement des chefs d’entreprise, il anticipe une redistribution de l’autorité managériale: «Les chefs intermédiaires vont se muer en coachs et en experts plutôt qu’en contrôleurs. La hiérarchie dans des entreprises même très pyramidales va s’assouplir. Le numérique va contribuer à ce changement vers davantage d’autogestion des collaborateurs. Avec la crise, tout le monde s’est responsabilisé. Cette tendance va perdurer.»


6. Le système social suisse a-t-il montré ses limites?

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Le mouvement Indépendants OUT a donné de la visibilité aux indépendants, grands oubliés des mesures d’aides étatiques lors des premières annonces de Berne. 
© Independantsout

Le coup de frein à l’économie suisse décidé en mars par le Conseil fédéral a aussi mis en lumière la pluralité des statuts au sein de la population active et de nombreuses inégalités de traitement. Salariés, (semi-)indépendants, patrons de Sàrl, de SA et de SNC, intérimaires, startupers… Tous et toutes ne sont pas à la même enseigne lorsqu’il s’agit de s’abriter sous le parapluie de la Confédération. Dans l’urgence, Berne a débloqué une aide de 42 milliards de francs à l’économie suisse et a également étendu le droit à l’indemnité du chômage partiel aux travailleurs sous contrat à durée indéterminée, de même qu’aux apprentis et aux travailleurs temporaires.

Le Conseil fédéral a aussi annoncé une aide forfaitaire de 3220 francs net pour les actifs qui jouissent du statut d’employeur (patrons de Sàrl et de SA). Depuis le 26 mars, les entreprises en proie à des difficultés de liquidités peuvent contracter des crédits à taux zéro auprès de leur banque. Enfin, le droit à l’allocation pour perte de gain Covid-19 a été élargi le 16 avril aux indépendants qui ne sont pas directement concernés par la fermeture des entreprises. Une batterie de mesures donc. Et pourtant, c’est l’inquiétude, voire la colère, qui domine face à la crise économique qui s’annonce.

Repenser les vieux schémas

Le modèle suisse d’assurances sociales, tel que l’ont connu les baby-boomers, a-t-il vécu? La question peut paraître provocatrice. Elle est au contraire d’actualité. La crise du Covid-19 a remis au goût du jour des thématiques jusque-là impopulaires dans notre économie libérale. Citons le revenu de base inconditionnel pour tous, balayé à plus de 76% dans les urnes en 2016 (lire ci-dessus). De nombreux patrons de Sàrl et de SA souhaitent aujourd’hui une réforme des assurances sociales. Quant aux indépendants en raison individuelle, ils exigent aujourd’hui davantage d’égalité avec le salariat en matière de filet social. Alors, dans quelle mesure le système suisse doit, peut et va se réformer après la crise? Et surtout pourquoi?

Le monde du travail a connu de profonds bouleversements cette dernière décennie. Les entreprises externalisent davantage, faire carrière ne séduit plus, la multi-activité augmente, l’époque glorifie l’indépendance et l’entrepreneuriat, les robots règnent sur les lignes de production, les seniors ne trouvent plus leur place… Nous pourrions continuer la liste. Jusque-là, nous nous accommodions d’un système suisse perfectible. La crise pandémique a révélé son inadaptation à la réalité du monde du travail en 2020. La sacro-sainte distinction entre le statut de salarié et celui d’indépendant doit-elle sauter en faveur d’un statut unique: celui d’actif? Car la frontière entre les deux est poreuse. Et le deviendra davantage à l’avenir.

Anne-Sylvie Dupont espère voir souffler un vent de réforme sur la définition de la protection sociale suisse. En 2018 déjà, dans les colonnes de PME Magazine, cette professeure de droit des assurances sociales aux universités de Neuchâtel et de Genève soulignait que la distinction salarié versus indépendant n’avait plus beaucoup de sens: «Depuis le XXe siècle, notre système d’assurances sociales repose sur cette distinction. Mais il existe aujourd’hui des indépendants qui ne travaillent que pour un seul client. Quant aux actifs qui pratiquent le portage salarial, ils dépendent aussi d’une entreprise. Il devient difficile de se référer aux critères du lien de subordination et de la dépendance économique, que l’on utilise habituellement pour distinguer salarié et indépendant. La révolution du travail nous oblige à repenser de vieux schémas.»

La professeure plaidait ainsi pour l’introduction d’un «revenu de substitution universel». C’est-à-dire un revenu que l’on toucherait si l’on était dans l’incapacité de gagner sa vie autrement, en cas de chômage, de maladie, de maternité, de retraite ou d’invalidité. Peu importerait la cause: «La sécurité sociale actuelle repose sur la cause. Si vous êtes malade, vous avez droit à telles protections. Si vous êtes enceinte, vous avez droit à telles prestations. Le système devrait se recentrer sur la finalité de la dignité humaine plutôt que sur la cause des difficultés rencontrées.» Ce modèle est-il pour autant réaliste?

La crise, révélatrice de paradoxes

En 2018, Anne-Sylvie Dupont insistait: «Le droit suisse est très libéral. Il permet pas mal d’aménagements et de flexibilité. Si nous persistons à vouloir distinguer le salariat de l’indépendance, nous prenons le risque de générer de la frustration et du désordre social, notamment de la part des actifs qui n’ont pas eu le choix de leur statut.» La crise du Covid-19 va-t-elle lui donner raison? Retour en 2020. Anne-Sylvie Dupont plaide toujours pour des réformes, mais ne veut pas «jeter le bébé avec l’eau du bain. Le temps de crise est-il pertinent pour réfléchir à ces questions? C’est un contexte délicat. J’espère plutôt un débat dès que la tempête sera passée.»

La professeure constate néanmoins un certain nombre de paradoxes dans la situation actuelle et l’inégalité de traitement entre statuts: «La Suisse glorifie l’activité libérale. La prise de risque entrepreneuriale est perçue positivement. Mais lorsque les entreprises en appellent à l’aide de l’Etat, il y a un paradoxe.» Anne-Sylvie Dupont ajoute: «Les conséquences du Covid-19 nous confrontent aux limites de l’indépendance mise en avant comme étant la consécration ultime de la liberté individuelle. C’est un dogme que l’on devrait revoir, à la lumière des conséquences de la crise sanitaire actuelle, notamment par une réflexion sur un statut unique. En ce sens, les événements actuels sont intéressants.»

Au Centre patronal, la faîtière des patrons, le discours est plus nuancé. Quant au besoin de réforme du système, il peut attendre. Alain Maillard est spécialiste des assurances sociales. Selon l’expert, la question de l’abolition de la distinction entre salarié et indépendant n’a pas attendu le virus pour être discutée: «Nous en parlons depuis trois ans, notamment depuis la démultiplication des «travailleurs de plateformes» comme Uber, dont on ne sait s’ils sont salariés ou indépendants.» La question est également discutée dans les Chambres, à Berne. «Plusieurs options ont été mises sur la table, explique Alain Maillard. La première est d’abolir la distinction. La deuxième est de laisser le libre choix du statut au collaborateur. La dernière est de créer une troisième distinction pour ce statut hybride. Le Conseil fédéral devait rendre ses conclusions dans un rapport fin 2019. Nous l’attendons toujours.»

Alain Maillard ne croit pas beaucoup à la suppression de la distinction au profit d’un statut unique: «Cela voudrait dire que les indépendants jouiraient de la même protection sociale que les salariés. Afin d’assurer le financement d’un tel système, il faudrait que les indépendants cotisent tout autant. Croyez-moi, il y a beaucoup de résistance. Peu d’indépendants sont aujourd’hui d’accord de voir une partie conséquente de leur chiffre d’affaires amputée par les assurances sociales.» L’expert du Centre patronal insiste: «Je crois que l’on a un bon système qui s’est révélé dans la crise actuelle. On a pu aider les indépendants. La crise du coronavirus ne nécessite pas la remise en cause de tout le système.» La raison?

Un besoin de réforme qui divise

Le statut unique poserait de très gros problèmes pour certains types d’assurances. Notamment le chômage. Il faudrait donc complètement revoir notre système et beaucoup d’acteurs ne le veulent pas: «Les enjeux financiers sont colossaux. Si vous remettez en question le système, vous menacez certains intérêts», souligne François Wagner, associé gérant chez Future Consulting. Le Biennois, qui emploie trois personnes, estime que «la réforme du système est indispensable, mais tellement difficile à conduire que l’on ne sait pas comment y arriver». Comme beaucoup d’autres patrons, François Wagner touchera moins que ses employés au chômage partiel alors qu’il cotise à ce régime depuis plus de vingt ans.

Selon lui, «la crise a montré les limites du modèle suisse. L’AVS date de 1948. Elle est toujours basée sur un système patriarcal qui favorise les hommes au niveau des taux d’activité et des revenus. La LPP est plus actuelle. Néanmoins, je ne suis pas certain que ces assurances soient adaptées à la réalité sociétale de 2020.» Le chef d’entreprise ajoute: «Ces assurances évoluent indépendamment des autres. Comment expliquez-vous que la LPP m’octroie une rente de veuf alors que l’AVS me refuse une rente, car les conditions entre les deux assurances diffèrent! C’est inique et les inégalités en regard de l’assurance chômage le sont tout autant. J’aimerais une uniformisation du système afin que tout le monde s’y retrouve.»


7. Vers un Etat plus interventionniste?

L’Etat doit affronter la crise actuelle avec les pouvoirs qui lui sont octroyés en donnant des instructions et des impulsions autant sanitaires que politiques et économiques. Face à certains manques constatés dans le système suisse, notamment dans la sûreté de l’approvisionnement en masques, médicaments et appareils médicaux, la question d’un potentiel interventionnisme plus appuyé de la part du gouvernement dans ces domaines essentiels se pose.

«De manière globale, la Suisse bénéficie d’un système qui fonctionne et qui fait ses preuves. Pour l’instant, l’intervention de l’Etat se déroule principalement par le biais de l’assurance obligatoire des soins», note le conseiller national Benjamin Roduit (PDC/VS). Le membre de la Commission de santé publique constate toutefois que l’approvisionnement médical doit être revu. «Il est inadmissible que les grands producteurs pharmaceutiques suisses puissent fournir d’autres pays sans qu’il y ait un contrôle de notre approvisionnement de base. J’attends une intervention de l’Etat en ce sens, ainsi que dans le domaine de la transmission informatique de données médicales qui ne fonctionne pas. Mais une mainmise sur le domaine de la santé globale ou de la recherche n’est pas envisageable.»

En revanche, certains domaines ciblés pourraient donner lieu à des participations de l’Etat dans des entreprises actives, par exemple, dans la production de masques ou d’appareils sanitaires, pour autant que cela réponde aux critères d’adéquation et de qualité, estime le conseiller national.


8. Le temps du déconfinement

Lien social, reconnaissance et communication: comment gérer le déconfinement et le retour au bureau? Réponses de Nadia Droz, psychologue spécialisée en santé du travail à Lausanne.

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Nadia Droz, psychologue spécialisée en santé du travail.
© M. Guye-Vuilleme

Quels sont les principaux impacts psychologiques du confinement pour les employés?

Les collaborateurs souffrent actuellement d’une perte de soutien social. Ils sont privés de ce lien, n’ont plus ou ont peu de contacts informels entre collègues et entre amis. Beaucoup endurent également la restriction de leurs libertés individuelles. Pour la grande majorité, ne pas pouvoir accéder à leurs activités «ressources» – comme aller au restaurant ou faire du sport – s’avère particulièrement difficile. Certains employés découvrent qu’ils apprécient de travailler depuis chez eux. Ils subissent moins d’interruptions, premier facteur de stress en Suisse. Et pour les parents, la charge mentale de devoir combiner le travail et la gestion des enfants représente une situation potentiellement très pénible.

Comment appréhender le retour au travail?

La situation est exceptionnelle, il est donc difficile de prédire ce qui n’a jamais été vécu auparavant. Globalement, l’être humain n’aime pas le changement et sera donc content de retrouver ses habitudes. Les personnes déjà fatiguées ou sensibles risquent d’être envahies par le bruit et les interruptions de l’open space. D’autres peuvent espérer que les choses aient changé pendant cette interruption, comme lors des retours après un arrêt maladie, mais ce n’est pas toujours le cas. La crise du coronavirus se répercutera aussi sur nos distances sociales. Le déconfinement exigera une distance de sécurité entre les collaborateurs ou le port du masque obligatoire. Le plaisir de retourner au travail risque de se mêler à une forme de peur de la contamination.

Que vont devoir faire les entreprises?

Pour commencer, les entreprises devraient évaluer leur gestion de la crise. La situation leur aura probablement montré que leurs collaborateurs sont d’excellents employés. Ils ont envie de travailler, sont solidaires et s’appliquent même dans ces situations inhabituelles. Les PME devront valoriser cette implication par une reconnaissance concrète des efforts fournis, en commençant par des remerciements et des félicitations pour l’équipe. Les entreprises devront également clarifier leurs moyens de communication. Le travail à distance a favorisé la création de groupes WhatsApp, associés aux e-mails, aux téléphones et aux vidéoconférences. Ce cumul peut créer des situations désordonnées, intriquées dans le quotidien des collaborateurs. Il faudra donc redéfinir les règles et les attentes en revenant à des canaux de communication clairs.

Les PME doivent-elles prévoir des mesures psychologiques?

Les entreprises devront laisser à leurs collaborateurs le temps de se réhabituer, de reprendre leurs marques. Elles doivent rester à l’écoute de leurs équipes. Certaines personnes auront vécu des événements difficiles pendant le confinement: l’isolement, la double charge mentale, le stress, voire le deuil. Les PME vont également vouloir redémarrer rapidement leurs activités pour tenter de rattraper leur déficit des derniers mois. Attention cependant à ne pas surcharger les équipes. L’important est de rester progressif et en adéquation avec les stratégies de déconfinement dans la reprise et de discuter ouvertement des attentes ou besoins de chacun.

Qu’est-ce qui va changer?

J’ai l’espoir que les entreprises ont vécu des expériences positives dans cette période et qu’elles pourront en tirer des enseignements. Par exemple, certaines d’entre elles ont découvert le télétravail et pourront dorénavant proposer cette alternative à leurs employés. Les vidéoconférences ont également mis en évidence le fait que de nombreuses réunions étaient superflues, trop longues et pouvaient être faites de manière plus efficace. Néanmoins, les PME bénéficient souvent d’équipes soudées, un des plus importants moteurs de travail. Leurs collaborateurs se révèlent souvent plus impliqués que dans de grandes entreprises, ce qui représente une vraie chance pour arriver à une reprise dynamique de l’activité.


9. Naissance d’une génération «covidéaliste»

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Les scouts du groupe Perceval, à Champel (GE), ont très rapidement mis en place un service d’aide bénévole pour livrer les courses à domicile.
© L.Guiraud

En cette fin de journée, des airs de Claude François s’échappent des platines installées sur ce balcon situé dans le quartier des Eaux-Vives, à Genève, par ailleurs équipé d’un arsenal d’effets lumineux et d’une machine à bulles. Au pied de l’immeuble, des gens dansent et applaudissent, bien évidemment à distance réglementaire.

Animé par des DJ en tenues affriolantes, l’événement est l’œuvre de l’Association des beaufs genevois. «Nous prenons beaucoup de plaisir à rendre heureux les gens en cette période de confinement, souligne Florian Parini, alias DJ Floff. Nos soirées ayant été annulées, nous avons décidé de les partager de cette manière inédite, inspirés par l’exemple d’un DJ italien.» Le collectif organise aujourd’hui aussi des soirées via les réseaux sociaux ou les programmes de visioconférence.

Effet boule de neige

Au soutien moral s’ajoutent des offres plus terre à terre: courses alimentaires et pharmaceutiques, gardes d’enfants ou promenades de chiens effectuées par les plus jeunes. C’est notamment le cas d’Aurane Bugnon, 21 ans, responsable au sein du groupe scout du Christ-Roi à Fribourg. «Nous enregistrons beaucoup de demandes. Cela s’est organisé de manière très spontanée, les adultes de chaque groupe de scouts se sont vite proposés en fonction de leurs disponibilités.»

Dans le canton de Vaud, les personnes vulnérables de plus de 200 villages bénéficient depuis plusieurs semaines de l’aide des membres des jeunesses campagnardes. «Une première jeunesse s’est lancée, et cela a créé un effet boule de neige», explique Lucie Theurillat, 24 ans, vice-présidente de la Fédération vaudoise des jeunesses campagnardes. Une offre très appréciée de la part de petites communes n’ayant pas forcément les moyens de mettre sur pied un service ad hoc. «Je suis d’ailleurs persuadée que cette solidarité va continuer d’une façon ou d’une autre», estime la jeune femme, elle-même bénévole.

La plupart de ces initiatives émergent de réseaux préexistants, observe Sylvain Leutwyler, responsable du programme A nous de jouer de la Fondation éthique et valeurs à Genève. Lancée en 2009, cette structure vise à sensibiliser les jeunes à l’engagement et à soutenir leurs projets. «Ce qui est impressionnant, c’est la rapidité de la mise en place des offres. La plupart des groupes étaient opérationnels quelques jours seulement après l’entrée en vigueur des mesures de confinement.»

Le jeune homme estime que la situation contient cependant son lot de développements positifs. «Le contexte actuel peut favoriser une prise de conscience qu’il est possible d’être acteur sur le monde qui nous entoure. Il permet également de nouvelles mises en réseau. Enfin, les institutions et la société vont peut-être mieux se rendre compte de l’apport précieux des jeunes générations.»

Livrés par les Young Boys

L’élan est aussi porté par des structures plus importantes. Des bénévoles de la Croix-Rouge suisse livrent désormais sans frais des commandes effectuées chez Coop aux clients âgés de plus de 65 ans. Le groupe Migros s’est pour sa part associé à Pro Senectute pour relancer temporairement la plateforme Amigos, suspendue en novembre dernier. Elle permet aux personnes à risque de créer une liste de courses, qui sera prise en charge et livrée dans les heures qui suivent par des volontaires. Parmi eux figurent notamment des footballeurs des Young Boys et des hockeyeurs de l’EHC Bienne.

«La proposition de remise en ligne et d’adaptation de ce service a été suggérée par des clients via les réseaux sociaux, souligne Tristan Cerf, porte-parole de Migros. Il a fallu pas mal de travail nuit et jour de la part de nos développeurs pour mettre au point une solution satisfaisante sur le plan technique et adaptée à la crise actuelle.»

Un labeur qui a depuis enregistré un vrai succès: à la mi-avril, plus de 22 000 courses ont été réalisées au profit des personnes à risque. Ces dernières se montrent enchantées par l’attention: 98,7% des livraisons sont ainsi récompensées d’un pourboire de 5 francs. «Ce sont des chiffres qui montrent qu’il ne s’agit pas d’un gadget, mais d’un moyen très apprécié d’aide entre voisins, se réjouit Tristan Cerf. Cela a par ailleurs permis de désengorger en partie les services logistiques de notre magasin en ligne LeShop.ch, et aussi de La Poste, ce qui est très appréciable vu la situation difficile en matière de logistique.» Peter Burri, porte-parole de Pro Senectute Suisse, est enchanté de l’efficacité de ce système: «Pour les personnes âgées, il est très précieux de bénéficier d’un service qui fonctionne d’égal à égal.»

Donner du sien

L’engagement bénévole s’étend aux personnes déjà mobilisées par des institutions étatiques. Membre de la protection civile, Vincent Widmer vient de lancer une entreprise spécialisée dans les technologies éducatives. Pour autant, le trentenaire genevois n’a pas hésité un instant à se porter volontaire pour pallier les empêchements de ses camarades de l’Organisation régionale de protection civile Champagne, basée à Bernex (GE). Cette dernière s’occupe depuis la fin mars de traiter sept jours sur sept les plus de 200 appels quotidiens reçus par la ligne verte mise en place par le canton. «En ce moment, cela fait vraiment sens d’aider sa communauté. On s’en sort mieux si tout le monde donne un peu du sien. D’autant plus qu’on sent une réelle utilité à répondre aux gens anxieux ou cherchant des réponses à des problèmes liés au confinement.»

D’autres s’inspirent de cette période pour de nouvelles créations artistiques. José Gaggio, 60 ans, est monteur électricien de métier. Depuis quelques années, il présente aussi ses œuvres de «street art virtuel», combinant prises de vue et œuvres d’artistes, lors d’expositions. Sa dernière série, visant à remercier le personnel soignant, a été réalisée en collaboration avec une quarantaine de créateurs de la région. «C’est une manière de souhaiter courage à toutes ces professions sur le terrain et à ceux qui nous font vivre, tout en illustrant notre quotidien de façon joyeuse.»


10. Le goût du voyage près de chez soi

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Ces prochains mois, les Suisses devraient redécouvrir les charmes de leur propre pays.
© P.Giegel/Swiss-Image.ch

Le tourisme suisse devrait s’enfoncer durablement dans la crise si l’on en croit les diverses études qui prévoient 20% de faillites dans la branche et 30% de chiffre d’affaires en moins pour le secteur cette année. Le manque à gagner sur le deuxième trimestre devrait atteindre 6,4 milliards de francs, estime la HES-SO Valais, un gouffre!

Jean-Michel Romon, propriétaire de l’hôtel L’Etable, aux Crosets, avec ses 17 chambres et un restaurant de 80 places, redoute surtout un prolongation des mesures sanitaires au-delà du printemps. «Grâce à la bonne saison d’hiver, même amputée d’un mois d’exploitation, nous pouvons tenir jusqu’à mi-juin. Mais s’il ne nous est pas possible de travailler cet été, beaucoup d’hôtels n’auront pas d’autre choix que de fermer à la fin de l’année.»

Un point de vue partagé par Roland Schegg, professeur à la HES-SO Valais, qui rappelle que «ce secteur déjà très endetté génère de petites marges et reste donc particulièrement fragile». A l’avenir, le paysage hôtelier suisse pourrait donc se consolider. Mais, restons positifs, si la Confédération autorise la réouverture des établissements avant l’été, l’afflux de clients helvétiques (45% des nuitées en temps normal) pourrait sauver la saison. «Dans ces conditions, même une baisse des recettes de 15 à 25% serait supportable, estime l’hôtelier. Je pense même que la clientèle helvétique pourrait modifier ses habitudes en constatant qu’une semaine de vacances en Suisse ne coûte pas plus cher qu’un séjour en bord de mer.»

«Suisse ou étrangère, la clientèle se montrera de toute façon plus attentive aux conditions sanitaires», prédit Roland Schegg. Des certifications vont d’ailleurs s’imposer dans ce domaine. Le groupe Accor y travaille déjà, tout comme des pays comme Singapour.

Quant aux seniors, ces clients convoités pour leur disponibilité et leur pouvoir d’achat, ils pourraient mettre beaucoup de temps avant de reprendre goût aux voyages. D’autant plus que l’éventail des destinations à disposition risque de fondre drastiquement en raison des difficultés des compagnies aériennes.