Faute de liquidités, l’hebdomadaire Le Régional a déposé son bilan le jour de ses 25 ans, à quelques numéros de sa 1000e édition. Une situation qui menace actuellement de nombreux journaux. Ainsi, Le Quotidien jurassien a connu un printemps des plus difficile. «Nous avons enregistré une perte de 60% de nos revenus publicitaires pour la seconde quinzaine de mars et de 65% en avril», indique Rémy Chételat, rédacteur en chef.

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Même constat au sein du Journal de Morges, qui a connu un mois de mars désastreux avec une chute de 80% de ses recettes publicitaires. En avril, Cédric Jotterand, rédacteur en chef et directeur de la société, a cependant réussi à limiter les dégâts grâce aux collectivités publiques: «Notre principale source de revenus concerne les annonces de manifestations et, du jour au lendemain, tout était annulé. Heureusement, la ville de Morges, les hôpitaux et les autorités cantonales nous ont acheté des publicités. Mais les pertes restent colossales malgré un record de 6500 abonnés, soit 250 souscriptions en plus depuis le début de la crise sanitaire.»

Une nouvelle loi sur les médias

La faîtière Schweizer Medien estime que les pertes publicitaires pourraient s’élever jusqu’à 400 millions de francs pour les éditeurs au niveau national, malgré les aides indirectes d’urgence décidées au sein du parlement. Pour pallier ce manque à gagner, de nombreux acteurs de la presse régionale demandent une modification de la nouvelle loi sur la radio et la télévision (LRTV) pour faire en sorte que la presse écrite touche une partie du gâteau. Approuvée par le peuple en juin 2015, la nouvelle redevance radio-télévision est financée par tous les ménages suisses à raison de 365 francs par an. Ce qui représente une somme totale estimée à 1,45 milliard de francs pour l’année en cours.

De ce montant, la part versée à la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) est plafonnée à 1,2 milliard par année. Les radios et les télévisions privées au bénéfice d’une concession et d’une quote-part de la redevance reçoivent pour leur part 6% du total engrangé, soit 81 millions. C’est parce qu’ils remplissent une mission de service public que ces médias audiovisuels peuvent prétendre à une part de la redevance. Mais la presse régionale ne remplit-elle pas un rôle comparable?

«Environ 60 à 70% de nos journaux sont constitués d’informations régionales, souligne Rémy Chételat. En ce sens, nous remplissons toutes les exigences et missions du service public. Nous effectuons un véritable travail de service public.» Cette idée, l’ancien député Filippo Lombardi l’exprimait déjà l’année passée. Pour le démocrate-chrétien tessinois, la Confédération doit soutenir les journaux avec une aide directe. Sa solution: un nouvel article constitutionnel sur les médias, sans différence de technologie ou de support utilisés. Selon lui, «les frontières entre les différents médias se sont estompées. Une adaptation de la Constitution éviterait aussi les problèmes d’interprétation politique et juridique actuels, comme c’est le cas avec le projet de nouvelle loi sur les médias électroniques.»

La presse écrite en porte-à-faux

Le propriétaire du Journal de Morges, lui, propose une forme de redistribution sous forme de paliers en fonction du nombre de lecteurs sur la base de la redevance actuelle. «Plus l’audience d’un titre est importante, moins le journal recevrait d’argent. Cela dans le but de véritablement favoriser la presse régionale et d’éviter d’enrichir les gros éditeurs.»

Rémy Chételat du Quotidien jurassien abonde dans le sens de son collègue, en ajoutant d’autres critères d’éligibilité à la redevance. «On pourrait imaginer que les journaux doivent provenir d’une région économiquement défavorisée, qu’ils offrent un contenu rédactionnel selon la déontologie de la profession, à savoir le respect de la séparation entre l’information et la publicité ou entre les faits et les commentaires.» Selon le rédacteur en chef, sans aide directe de l’Etat et avec une érosion continue des revenus publicitaires, certaines régions courent le risque d’être réduites à un désert médiatique. «En termes de service public, le Covid-19 aura révélé l’importance de la presse régionale comme relais d’information dans les cantons, remarque Philippe Amez-Droz, spécialiste de l’économie des médias et chargé de cours au Medialab de l’Université de Genève. La seule SSR ne suffit pas.»

Nous avons enregistré une perte de 65% de nos revenus publicitaires en avril.

Rémy Chételat, rédacteur en chef du «Quotidien jurassien»

Cette volonté d’agrandir le cercle des bénéficiaires de la redevance n’est pas partagée au sein des radios et chaînes de télévision régionales privées. «Les aides fédérales (30 millions pour les radios et télévisions privées, ndlr) vont nous aider à limiter l’impact des pertes publicitaires, mais il s’agit d’une aide d’urgence, précise Thierry Savary, directeur général de Radio Fribourg. Il est impensable d’imaginer une redevance actuelle bénéficiant à davantage d’acteurs, sauf si son montant est surélevé.» La quote-part que la radio perçoit représente 36% de son budget. «Si nous devons nous répartir la redevance actuelle avec davantage d’acteurs, en incluant notamment des gros éditeurs, bon nombre de télévisions et radios régionales seront confrontées à des problèmes économiques. Dès lors, il est évident que nous serons en porte-à-faux avec la presse écrite, même s’il nous paraît important de soutenir l’aide aux médias régionaux.»

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Cédric Jotterand, rédacteur en chef du «Journal de Morges».
© E.Mottaz/Le Temps

D’autant plus que Simonetta Sommaruga, responsable politique de l’Office fédéral de la communication (Ofcom), a annoncé une baisse de 30 francs de la redevance radio-TV en 2021 tout en augmentant le montant versé à la SSR de 50 millions de francs (une prouesse rendue possible par l’évolution démographique et les contributions des entreprises).

Un manque de solidarité

Pour Kurt Eicher, directeur général de La Télé et président du Groupement des télévisions régionales romandes, cette baisse de la redevance ne fait pas sens, tout comme l’idée d’une redevance commune. «Contrairement aux radios et aux télévisions, la presse écrite vend ses contenus et elle touche des montants importants via ses recettes d’abonnements, qu’ils soient digitaux ou en version papier. Environ les deux tiers de nos recettes proviennent de la quote-part de la redevance, le reste de la publicité. Les modèles d’affaires sont donc différents.» Même s’il admet qu’il y a des soucis communs entre les différents acteurs du paysage médiatique suisse, il estime que ce n’est pas suffisant pour imaginer une nouvelle loi qui intègre tous les médias.

Du côté de la SSR, la porte-parole Lauranne Peman dit suivre attentivement les discussions autour d’une évolution législative sans toutefois vouloir prendre part au débat. Même position de la part du groupe de presse ESH Médias, propriétaire de titres comme Le Nouvelliste, ArcInfo et La Côte.

Le chercheur Philippe Amez-Droz se désole, quant à lui, du manque de solidarité au sein de la branche. «Les aides d’urgence votées au parlement ne suffiront pas, et de nombreux titres, à l’image du Régional, vont mourir. Il est nécessaire de mettre de côté les divergences d’interprétation de la situation et d’avancer avec une vision commune, c’est-à-dire mettre en place des aides structurelles à moyen et long terme pour accompagner la transition numérique.»