Le décor semble sans vie: une pièce sans fenêtres, un plafond bas et la monotonie d’une lumière violette qui s’étend sur des dizaines d’étagères. Pas de trace humaine, les seuls mouvements viennent de trois robots. Et pourtant, c’est dans cet environnement stérile et hautement technique que pousseront des milliers de salades à partir de cet été. En effet, l’entreprise Growcer s’apprête à démarrer la première ferme verticale presque entièrement automatisée de Suisse.
L’installation se trouve sur la zone de l’ancienne gare des marchandises Wolf à Bâle, à côté d’un nouveau quartier d’habitation et de commerces. A terme, la ferme urbaine fournira aux habitants six sortes de légumes à feuilles comme la roquette, le chou chinois ou les côtes de bette. Les produits seront, dans un premier temps, vendus dans une filiale du groupe Migros qui se trouve à proximité.
Des expériences menées par la NASA
Comment des légumes peuvent-ils pousser sans terre et sans lumière naturelle? Installées en rangées sur plusieurs niveaux dans des sortes de bacs – c’est pour cette raison que ce type de ferme est aussi appelé «ferme verticale» –, les racines des plantes sont nourries par de l’eau enrichie de minéraux qui coule dans des canaux intégrés dans les étagères, une technique appelée hydroponie. «L’eau circule dans le système pendant six mois environ, ce qui représente une réduction de la consommation d’eau de 90% par rapport à l’agriculture conventionnelle», précise Marcel Florian, CEO de Growcer. La lumière nécessaire est fournie par des centaines d’ampoules LED. Aussi, cette ferme urbaine n’emploie aucun pesticide, les trois salles étant fermées hermétiquement – seuls les trois robots sillonnent les rangées où ils déplacent les plantes selon leur stade de croissance. Une fois lancée, la ferme va employer deux salariés qui s’occuperont de missions de maintenance, de nettoyage et de logistique.
L’idée de faire pousser des légumes hors des champs de la campagne n’est pas nouvelle. Pendant la guerre froide par exemple, la NASA a mené des expériences pour cultiver des fruits et des légumes dans l’espace. Le pionnier des fermes en ville est le chercheur américain Dickson Despommier, qui a développé le concept des fermes dites verticales à la fin des années 1990. Pour lui, en raison de l’accumulation d’habitants dans des centres urbains, il est primordial de créer une agriculture adaptée aux besoins des villes. «Il a été le premier à intégrer l’agriculture dans l’architecture urbaine», souligne Guillaume Morel-Chevillet, chercheur à l’Institut technique de l’horticulture français (Astredhor) et auteur du livre de référence Agriculteurs urbains.
Selon lui, ce concept a aussi connu un coup d’accélérateur grâce au développement d’ampoules LED plus efficaces et moins énergivores. Il précise que le terme d’agriculture urbaine englobe aussi des serres qui peuvent être installées sur des toits d’immeubles, par exemple. Les fermes verticales ont connu un premier essor vers la fin des années 2000, notamment au Japon, où des géants de l’informatique comme Panasonic, Fujitsu ou Toshiba étaient des pionniers en transformant d’anciens sites industriels en fermes agricoles. Aujourd’hui encore, les pays asiatiques ont ce rôle de leader: en 2017, une étude du Ministère français de l’agriculture et de l’alimentation a dénombré environ 400 fermes verticales dans le monde, dont 90% en Asie.
Quid de la rentabilité?
«Mais ces dernières années, de nombreux projets se sont développés aux Etats-Unis et en Europe», indique Guillaume Morel-Chevillet. Le chercheur cite par exemple la ferme verticale FUL, à Lyon, qui emploie dix salariés et qui utilise des étagères allant jusqu’à 15 niveaux. En Suisse, il existe une ferme à Zurich, qui produit des pousses d’herbes et de légumes, ainsi qu’un projet à Bussigny (VD), spécialisé dans la culture de cannabis légal. La société vaudoise CombaGroup, quant à elle, a installé une serre automatisée près d’Yverdon-les-Bains en 2018 où elle fait pousser, notamment, des variétés de laitues et de la ciboulette.
Qu’en est-il de la rentabilité? Marcel Florian envisage un retour sur investissement d’ici à quatre ans. Dans le passé, l’entrepreneur de 27 ans, d’origine allemande, a développé une application à succès qui est entre autres utilisée par le groupe d’ameublement Pfister. Il indique avoir investi plusieurs centaines de milliers de francs dans Growcer avec ses deux associés. Pour le lancement de la ferme verticale, il table sur une production de 85 000 têtes de laitue par mois, qui seront vendues dans la même gamme de prix que les produits labélisés bios. «Nous proposons également un code QR sur chaque emballage pour que les consommateurs puissent voir toutes les étapes de production jusqu’à l’arrivée dans les rayons du supermarché», ajoute Marcel Florian.
Le rendement est jusqu’à 20 fois plus élevé pour les légumes à feuilles.
Ces objectifs sont toutefois à mettre en relation avec le faible taux de succès qu’ont connu les fermes verticales jusqu’à maintenant. En effet, 80% d’entre elles font faillite lors de la première année – y compris en Asie. Selon Guillaume Morel-Chevillet, la raison principale est le coût énergétique: l’éclairage par les ampoules LED et les systèmes de climatisation représentent la plus grande partie des coûts fixes, à côté des charges salariales.
Des arguments auxquels Marcel Florian est tout à fait sensible: «Nous avons essayé d’optimiser certains processus pour réduire ces coûts. Tout d’abord, par l’emploi de robots pour limiter le recours à la main-d’œuvre, mais aussi par l’usage des ampoules LED. Dans d’autres fermes verticales, celles-ci sont allumées et éteintes toutes les 12 heures environ, soit le rythme de la photopériode des plantes. Nous, nous laissons les ampoules allumées 24 heures sur 24, et ce sont les robots qui déplacent les plantes selon leurs besoins en lumière. Cette technique nous permet ainsi d’utiliser moitié moins d’ampoules LED que d’autres fermes.»
Urban Farmers, un échec instructif
Un exemple qui peut servir de leçon est Urban Farmers. Fondée en 2012 à Bâle également, la société a mis la clé sous la porte en 2017. Contrairement à Growcer, elle a misé sur des fermes en serres sur des toits d’immeubles. Ainsi, à Bâle et à La Haye, aux Pays-Bas, Urban Farmers a produit des tomates, des concombres, des poivrons et des salades. Guillaume Morel-Chevillet s’est penché sur ce cas dans le cadre d’une étude. D’après lui, la société avait d’abord essayé de collaborer avec les restaurants, une clientèle très volatile. Ensuite, elle s’est tournée vers les consommateurs. Mais les prix élevés des produits ont freiné l’enthousiasme des clients. D’autant plus que La Haye est un centre européen de la production de tomates proposant une offre locale de qualité à des prix très compétitifs.
De plus, Urban Farmers était aussi confrontée à des problèmes techniques: elle a utilisé le concept de l’aquaponie – une technique qui couple les cultures avec des bassins d’élevage de poissons, dont les déjections servent à fertiliser les plantes. «Or cette technique requiert des compétences pointues», note Guillaume Morel-Chevillet. Pour réussir dans ce domaine, il prône notamment de se concentrer sur une seule technique de culture et sur une définition claire du public cible – raison pour laquelle il estime que la stratégie de Growcer est prometteuse.
Car le potentiel des fermes urbaines, et plus précisément des fermes verticales, est incontestable: «Pour les légumes à feuilles, le rendement est jusqu’à 20 fois plus élevé en comparaison avec l’agriculture conventionnelle. Ces fermes permettent également une agriculture de proximité qui limite les transports.» En revanche, les légumes comme les poivrons ou les fruits prennent plus de temps à pousser – plusieurs mois contre quelques semaines pour les légumes à feuilles – et nécessitent davantage de place. L’agriculture conventionnelle n’a donc pas dit son dernier mot.