Un matin, l’idée est venue d’autopsier les patrons. Cette classe d’actifs conspuée par certains et admirée par d’autres. Mais qui sont-ils? Tyranniques, bienveillants, toxiques, inspirants, puissants, influents, parfois seuls… On les affuble d’une longue liste d’adjectifs qui n’ont souvent pas de prise avec le réel de la fonction. Qu’est-ce qu’un dirigeant en 2020? Le terme est-il toujours d’actualité? A ces interrogations s’ajoute une époque qui n’a jamais autant encensé l’entrepreneuriat et la liberté tout en questionnant des notions fondamentales telles que le leadership, le pouvoir, l’argent, le sens et l’égalité.
Sur la table d’opération, nous avons donc convoqué six chefs d’entreprise romands. Ils ont entre 23 et 37 ans. Tous ont la particularité d’avoir pris leurs fonctions dirigeantes il y a quelques mois seulement ou il y a quelques années pour les plus aguerris. Tous ont dû se positionner: quels patrons veulent-ils être? Comment veulent-ils façonner la fonction? Comment la dépoussiérer? Quel regard portent-ils sur le système, l’économie, leur secteur? Cette nouvelle génération de CEO témoigne avec ses tripes sur une fonction en pleine révolution.
«En accord avec nos valeurs»
Agnès Grêt et Damien Thélin, 32 ans et 37 ans, CEO de Daag (Crissier)
Ils apparaissent en miniature sur l’écran de l’ordinateur. L’image pixélisée laisse entrevoir un open space complètement désert pour cause de confinement. Cette pause dans un agenda bien chargé ne semble pas affecter Agnès Grêt et Damien Thélin. Ce couple à la ville forme un duo de choc au travail à la tête de Daag. La petite PME vaudoise, cofondée en 2014, est un ovni dans un monde professionnel toujours plus dur. Daag a développé des méthodes qui se concentrent sur l’intelligence émotionnelle d’un individu, d’une équipe ou d’une entreprise afin de les accompagner dans la construction d’une organisation positive et performante.
L’art de la congruence
Pour l’une comme pour l’autre, cette approche est le fruit d’un long travail d’introspection et d’un riche parcours professionnel parfois sinueux. Agnès Grêt ne s’en cache pas, «elle a toujours suivi un rail bizarre»: celui qui consiste à ne pas en suivre. Sa matu en poche à 18 ans, la cheffe d’entreprise, aujourd’hui trentenaire, glisse un orteil dans les auditoires universitaires. Son cursus va durer deux semaines. Son avenir est dans la création d’entreprise. Elle se forme au marketing, au coaching et à la gestion de carrière. Elle se lance à 20 ans dans une première entreprise, puis travaille dans la gestion de projets RH et la formation d’adultes. Agnès côtoie alors la violence professionnelle: «J’accompagnais des personnes licenciées ou en repositionnement à la suite d’un plan social. J’ai beaucoup vu cette souffrance au travail, dans tous les métiers et à tous les niveaux hiérarchiques.»
Ces expériences sont un premier pas vers Daag. Elle esquisse le visage de la cheffe d’entreprise qu’elle est devenue aujourd’hui: «J’ai pris conscience de la notion de congruence, c’est-à-dire l’art d’être en accord avec ce que je suis, ce que je ressens, ce que je fais et ce que je dis, explique-t-elle. J’ai aussi découvert qu’il n’existe pas de vérité. Nous doutons toujours et l’empathie manque cruellement dans le monde du travail.» A ses côtés, Damien abonde dans son sens.
Le sportif de haut niveau a «tout fait comme il fallait» dans un environnement familial très axé sur la réussite: «Il fallait le bon titre universitaire, la bonne entreprise.» Damien Thélin coche toutes les cases, mais il n’est pas heureux. Du moins pas tout de suite. Il travaille plusieurs années comme employé dans diverses entreprises. L’une d’elles lui fait particulièrement confiance. «Je devais monter un tout nouveau département. Il n’y avait pas de précédent. C’était passionnant.» Mais au bout de trois ans et demi, il ressent moins de passion et une perte de sens alors «que j’avais tout pour bien faire».
Trouver le bon cap
N’en déplaise à ses parents, Damien Thélin démissionne et part un été travailler à l’alpage: «C’était ma première expérience d’entrepreneur, dit-il. Je me suis retrouvé sans filet face à mes propres résultats. La vache, il faut la traire à heure fixe sinon il n’y a pas de lait. Le lait, il ne faut pas le laisser traîner sinon on ne pourra pas faire de fromage. J’ai passé ma journée à débiter correctement un sapin. Sans bois pour le feu, on ne peut pas chauffer le lait, etc. J’étais embarqué dans quelque chose de très concret et formateur.» L’expérience le marque et l’ancre dans ses valeurs d’entrepreneur. Malgré des parcours différents et des caractères diamétralement opposés, Agnès et Damien en arrivent aux mêmes conclusions: le couple veut être inspirant, créateur de valeur et tous les deux veulent mener leur barque d’entrepreneurs en misant sur l’intelligence émotionnelle.
L'empathie manque cruellement dans le monde du travail.
En 2014, ils se lancent avec le sentiment d’arriver sur une île déserte et de brûler le bateau qui leur offrait encore une petite sécurité. Le couple est aussi solide que complémentaire: «Damien trace la ligne et moi je remets constamment en question nos choix, explique Agnès. C’est en nous remettant en question qu’on trouve le bon cap.» La cheffe d’entreprise ne veut pas répéter les erreurs de l’année de ses 20 ans, où elle a d’abord misé sur la création d’une identité visuelle, le choix d’un nom d’entreprise, la conception de cartes de visite et la recherche de locaux. Le duo de Daag cherche d’abord un client. Celui à qui il pourra apporter quelque chose sur le long terme: «Nous voulions pratiquer l’intelligence collective avec le client. Cette approche en attire d’autres. La croissance et le positionnement de Daag se sont faits de manière organique», explique-t-elle.
Affirmation et quête de sens
Leur choix façonne la fonction: «Daag reflète nos valeurs, ajoute Damien. Inévitablement, nous allons attirer des clients qui les partagent et nous couper de toute une partie du marché. La démarche est intéressante, mais pas du tout sécurisante. Nous tenons notre ligne.» Le couple évoque un rétropédalage douloureux qui va s’avérer salutaire. Au début de l’aventure entrepreneuriale, un «gros client» leur promet monts et merveilles. Le client que l’on ne refuse pas.
Agnès et Damien entament la relation jusqu’à la phase pilote du mandat: «Toute une série de choses nous disaient de ne pas aller plus loin», se souvient Agnès. Le client est content des résultats, mais le couple ne se sent pas en adéquation avec ses valeurs. Ils prennent donc leur téléphone, expliquent leurs raisons de ne pas continuer et remboursent ce premier gros montant perçu: «Notre meilleure décision.»
Les deux chefs d’entreprise ne se sentent pas à l’aise avec l’image traditionnelle du patron. D’ailleurs, ils n’ont pas d’employés. Toutes les tâches sont déléguées à une garde rapprochée. C’est-à-dire à une nuée d’indépendants avec qui ils collaborent étroitement depuis longtemps: «Les personnes qui travaillent pour nous travaillent aussi pour d’autres. Ce qui nous lie, c’est la relation. La compétence technique est facile à acquérir alors que la relation prend du temps», explique Agnès.
Au moment de conclure, on les interroge sur leur plus grande peur de CEO: «Les rails, insiste Agnès. J’ai peur de la routine, de m’ennuyer dans une structure où je dois noter mes heures au quart d’heure près – ce que j’ai vécu. Tout cela m’angoisse et me persuade que je suis inemployable dans des entreprises classiques.» Damien cogite puis répond: «J’ai besoin de percevoir une plus-value, de mesurer et quantifier ce que je produis. Une fonction sans plus-value n’a pas de sens.»
«Ce n’est pas juste un titre»
Julien Fersing, 28 ans, CEO de Swissroc Building Intelligence (Belmont-sur-Lausanne/Varsovie)
Il appelle de Varsovie. C’est dans la capitale polonaise que Julien Fersing se confine et gère ses troupes. A 28 ans, le CEO de Swissroc Building Intelligence, entité de Swissroc Group, chapeaute 17 collaborateurs répartis entre Belmont-sur-Lausanne et la Pologne. L’entreprise, fondée en 2018, est active dans l’innovation technologique en architecture.
Swissroc est l’une des rares sociétés suisses à s’être spécialisées dans la technologie BIM (Building Information Modeling). Il s’agit d’un protocole de modélisation qui permet le partage d’informations entre l’ensemble des corps de métier sur toute la durée d’un chantier. La Pologne est arrivée par hasard dans la tête de l’ingénieur et architecte suisse. A l’issue de ses études au Danemark, il mène son projet final avec un étudiant polonais, qui le convainc de passer le dernier semestre du cursus à Varsovie. Julien Fersing découvre une capitale aux antipodes de ce qu’il s’était imaginé: «C’est une ville extrêmement dynamique. Ça construit partout. La croissance y est folle. Dans mon secteur, c’est très stimulant.»
Le pouvoir de la vision
Nous sommes en 2014. A cette époque, Julien Fersing ne s’imagine pas devenir patron. Il le deviendra quatre ans plus tard, «par opportunité», en fondant Swissroc Building Intelligence. Dans son parcours, Julien Fersing a «appris à gérer des équipes et des projets mais jamais une entreprise». Il est pourtant taillé pour le poste: «Ce n’est pas juste une fonction ou un titre. C’est plus profond que cela. J’ai une très forte curiosité alliée à un fort besoin d’organisation et de rigueur pour trouver des solutions pragmatiques.»
Passionné d’aviation, l’entrepreneur «adore les check-lists et les process. Je n’aime pas être restreint dans des processus qui pourraient être optimisés. Mon statut de directeur et cofondateur me donne toute la liberté d’action nécessaire au développement d’une vision plus globale capable de générer un véritable impact.»
Ma génération a grandi avec une culture d'innovation permanente.
Mais Julien Fersing n’est pas un autocrate. Il travaille et décide en équipe. Quant à sa vision et à son rôle, ils se sont forgés avec le temps, parfois en opposition avec les vues paternelles. Son père est un entrepreneur lui aussi, mais à l’ancienne: «Nous avons des visions très différentes, mais complémentaires, sur la fonction et la gestion», explique Julien. Il prend l’exemple de la gestion financière: «Mon père gère une comptabilité classique avec tableur et base de données. C’est ainsi que j’ai été plongé dans l’informatique dans mon enfance, à vouloir comprendre comment ce système complexe fonctionne. Aujourd’hui, je cherche à améliorer la visibilité des finances grâce aux nouvelles technologies, aux dashboards et à l’automatisation, dans le but de prendre de meilleures décisions sur le long terme.»
Simple fossé générationnel? Leurs styles divergent aussi: «Ma génération a grandi avec le web et une culture d’innovation permanente. Son objectif est de générer un impact, de laisser une trace. Celle de mon père est plus terre à terre, portée sur le concret, la stabilité et les temps longs.»
La dure réalité de la pratique
Cette divergence se retrouve encore dans la conception de la fonction: «Le patron d’avant est ancré dans une logique productiviste sans réellement se préoccuper de la durabilité de son produit. Pourtant, il ne faut pas tout jeter. J’ai beaucoup observé mon père et tous les autres patrons que j’ai pu avoir dans ma vie, explique Julien Fersing. J’en ai pris le meilleur pour façonner mon rôle.»
Seul aux commandes, il parle désormais polonais et gère les difficultés entre la théorie et la pratique: «Il y a une grande différence entre les bouquins d’économie, de business et de management et la réalité du chef d’entreprise.» Il cite en exemple la gestion des personnes: «C’est la partie la plus complexe. De nombreux chefs d’entreprise ne valorisent pas assez l’humain. J’ai dû apprendre à gérer les émotions et la personnalité de chacun. Je comprends aujourd’hui les difficultés de mes anciens patrons.»
Dans la tête de Julien Fersing, la remise en question est permanente: «La multidisciplinarité est fondamentale pour donner un cap aux équipes et comprendre leurs difficultés. Si tel produit ou tel projet n’a pas marché, c’est parce que ma manière de les approcher et d’interagir avec mes équipes était mauvaise. Même quand cela fonctionne, il faut aussi comprendre l’élément qui a participé à cette réussite. Pour qu’une idée fonctionne, il faut en tuer trois.»
«Ma génération veut avoir un impact global sur la société»
Mehdi Izemmour, 23 ans, CEO de Melriver (Fribourg)
Il parle vite, avec assurance, à l’image de celles et ceux qui ont entrepris très jeune. A 23 ans, Mehdi Izemmour compte déjà trois entreprises, dont la petite dernière, Melriver, fondée en 2019. La société fribourgeoise est un studio qui incube ses propres marques en ligne et développe des solutions d’e-commerce pour d’autres entreprises. Mehdi a la fougue de son jeune âge et l’expérience des entrepreneurs pour qui rien n’est impossible. A 17 ans seulement, il devient le CEO de sa propre entreprise, Glitty, qui produit des coques en bois véritable pour MacBook. C’était en 2015. Mehdi endosse alors le costume sans jamais se poser la question de savoir quel patron il voulait être. Pour lui, ce terme sent bon la naphtaline.
L’humain, le plus gros défi
Cinq ans plus tard, il s’interroge sur la fonction qu’il a façonnée en prenant le meilleur des chefs qu’il a pu côtoyer dans sa courte, mais riche, carrière professionnelle en tant qu’employé. Chez Swisscom, où Mehdi fait son apprentissage entre 2012 et 2016 avant de briguer un poste de manager chez l’opérateur, qu’il quittera définitivement en 2017. «Tous mes chefs ont eu une influence sur ma vision de la vie et mon travail. Certains ont eu un impact significatif qui a contribué à me donner envie à mon tour de diriger une équipe et de lui transmettre cette même énergie. D’autres pas. En tant que CEO de mon entreprise, je veux offrir un terrain d’expérimentation à mon équipe.»
Celle-ci compte 19 employés entre Los Angeles, Amsterdam, Hongkong et d’autres lieux de la planète. Mehdi Izemmour est un patron d’exception dans le paysage, qui gère uniquement des équipes à distance, via l’application Slack: «C’est un prolongement de la vie en entreprise, mais comme l’aspect physique des équipes n’existe pas, mon rôle de manager est de me concentrer sur d’autres diagonales.»
En évitant par exemple la sous-communication qui est souvent l’un des écueils du travail à distance: «C’est le principal problème. A moi de trouver le moyen de communiquer efficacement, de trouver un langage et un mode opératoire personnalisés entre des talents qui ne partagent ni le même fuseau horaire ni la même culture.»
Mehdi Izemmour conçoit son rôle à l’image d’un caméléon: «Je dois sans cesse m’adapter au collaborateur pour comprendre sa culture, son mode de fonctionnement et de vie. Certains travaillent quatre heures par jour. D’autres douze heures. L’un n’est pas mieux que l’autre. Ce sont juste des modes de gestion du travail différents. En me souciant réellement d’eux en tant qu’individus, je peux anticiper tous les obstacles.»
Pour moi, un leader est une personne au service des employés. Une sorte de mentor.
A l’écouter, on a l’impression que Mehdi s’est compliqué la tâche et la fonction: «Au contraire, riposte-t-il. Le travail à distance généralisé s’est imposé de lui-même parce que je ne trouvais pas toutes les compétences et les expertises dont j’avais besoin en Suisse. De plus, cette diversité de profils dans le monde entier me permet d’avoir un avantage compétitif d’envergure par rapport aux autres agences dans mon secteur.»
Mehdi n’en fait pas mystère: il se sent en «décalage complet» avec la vie entrepreneuriale telle qu’elle est majoritairement vécue en Suisse: «J’avais ouvert un poste chez Melriver. Une personne a voulu me transmettre son CV et sa lettre de motivation. Je ne l’ai même pas reçue en entretien tant c’était en complet décalage avec ce que j’essaie de mettre en place, souligne le CEO. Si une personne veut postuler, il suffit qu’elle m’envoie un lien vers ses travaux. Je m’en fiche si elle a obtenu un master ou si elle est autodidacte. Ce qui m’intéresse, c’est son talent et sa personnalité.»
Local et global
Vient la question du leadership. Un terme que l’on croise à tout bout de champ au fil des titres de presse. «Dans la conception habituelle, un leader est une personne que l’on suit pour sa vision. Pour moi, c’est aussi une personne au service des employés. Une sorte de mentor. Le métier de patron ne va pas disparaître, mais il est en évolution permanente. La question de fond n’est pas de savoir comment être un bon leader. Elle est sur le profond décalage entre les définitions que les générations lui donnent.» Mehdi Izemmour développe: «La génération X est à la recherche de stabilité, de croissance et de profits. Ma génération s’inscrit dans une quête de sens globale et la recherche d’un impact sur la société.»
Mehdi Izemmour revient sur son passé chez Swisscom: «J’avais des managers bienveillants, mais je ne me reconnaissais pas dans cette stratégie de «devenir quelqu’un» en une progression par grades échelonnés et un avenir tout tracé respectant des codes dont je ne suis pas maître. Cela influe sur le leadership. Une fois dans la vie active, je pense que ma génération va massivement quitter ces postes par manque de sens, souligne le chef d’entreprise. Ce qui a un sens dans ma fonction aujourd’hui, c’est de contribuer à une équipe dans laquelle je peux donner de mon savoir et en recevoir. Il s’agit d’avoir un impact à une échelle très locale autant que globale. Si j’ai pu améliorer la vie de quelqu’un, je suis heureux.»
Et le chef d’entreprise de conclure: «On a toujours un patron, c’est le client. Mon rôle est de diffuser cette responsabilité de patron sur l’ensemble des collaborateurs. Chacun joue sa partition et doit en avoir conscience.»
«Le terme de patron ne m’inspire pas»
François Briod, 29 ans, directeur et cofondateur de Monito (Lausanne)
François Briod est aussi brillant qu’il est direct. Le directeur et cofondateur de Monito, comparateur lausannois de services de transfert d’argent, l’affirme sans sourciller: «Le terme de patron ne m’inspire pas. Je l’associe à une vision démodée de la fonction. Le patron, je le vois comme une personne dans son coin, qui prend des décisions tout seul et qui s’attend au respect de l’autorité. J’aime plutôt la notion de chef d’orchestre ou de guide. Mon but ultime est d’être dispensable de mes équipes.» Mais pas absent.
Si le directeur de Monito peine à se reconnaître dans le titre de patron, c’est qu’il n’en a jamais eu. François Briod est issu d’une famille d’entrepreneurs à succès. Il a cofondé Monito en 2013 avec son frère Pascal et un ami proche, Laurent Oberholzer. Son frère aîné et son cousin ont fondé Flyability, spécialisée dans l’inspection industrielle via les drones. A quand remonte cette fibre entrepreneuriale? «C’est dur à dire. J’ai toujours eu la volonté de créer des projets, sans jamais m’interroger de manière explicite sur mon rôle de chef d’entreprise. J’en suis venu à la création de start-up de manière naturelle. C’est un statut particulier. On ne sait jamais où cela va nous mener.» Il marque une pause, puis ajoute: «Un chef d’orchestre doit avoir une vision et mener des actions concrètes à très court terme, qui nous permettent aujourd’hui d’être une équipe de 18 personnes. Notre croissance s’est faite de manière naturelle et organique.»
Une fonction mouvante
A 29 ans, François Briod ne doute pas ou peu: «Je me pose fréquemment la question: suis-je à la hauteur? Que faut-il encore apprendre? Ce n’est pas le même rôle d’être à trois dans un garage ou 18 dans un bureau. Je dois m’assurer d’être prêt à évoluer avec mon entreprise, car le rôle d’un fondateur de start-up évolue tellement vite… Cela va de pair avec cette capacité d’adaptation. Ce que je fais à un moment T, il y a des personnes plus pertinentes que moi pour le faire. A moi de m’adapter. Le moment arrivera peut-être où je n’arriverai plus à évoluer aussi vite que mon entreprise. Je devrai donc me mettre en retrait. Ma hantise est d’être un goulet d’étranglement pour mes équipes.»
Montrer la voie par l'exemple plutôt que par l'autorité.
Les remises en question existent pourtant: «Mon rôle de chef d’orchestre est de m’assurer que mon équipe a toutes les ressources humaines, financières et technologiques pour avancer dans les projets et être alignée. Est-ce que j’en fais assez? Comment faire mieux, plus simplement?» Le leadership et le pouvoir sont des notions qui n’inspirent pas non plus François Briod. Lui parle plutôt de bienveillance et d’empathie: «Quand on démarre une entreprise, on a tous envie de révolutionner notre domaine d’activité. C’est normal, mais c’est une marque d’ego terrible.»
Il ajoute: «Je conçois davantage le leadership et le pouvoir comme une manière de montrer la voie par l’exemple plutôt que par l’autorité. Mais il est nécessaire de pouvoir s’exprimer avec crédibilité. Je veux être une voix qui est comprise et suivie sur le fond plutôt que sur la forme. Mon travail est aussi de convaincre des investisseurs, des clients, des collaborateurs, des partenaires. Cela ne veut pas dire parler plus fort que les autres.» Monito ambitionne d’engager plus d’une dizaine de collaborateurs cette année.
«J’ai dû licencier sur Zoom»
Yohan Bugnon, 33 ans, directeur de Sanoline (Berne)
Il y a des prises de fonction plus difficiles émotionnellement que d’autres. Le Vaudois Yohan Bugnon en sait quelque chose. CEO depuis quelques semaines de l’entreprise textile Sanoline, il joue les pompiers pour éteindre les incendies. Le directeur général hérite en partie d’une entreprise en pleine restructuration. A cela se sont ajoutées la crise du Covid-19 et les barrières culturelles qui se dressent parfois entre le patron romand et ses collaborateurs alémaniques. Yohan Bugnon n’a pas la tâche facile, mais il a des nerfs solides. A 33 ans, l’entrepreneur travaille d’arrache-pied pour sauver une partie de cette entreprise: «2020 sera l’année la plus difficile de ma vie», dit-il.
Remontons le fil des événements. En mai 2018, Yohan Bugnon intègre le comité de direction de Leinenweberei Bern, qu’il partage avec deux collègues de 63 ans. «Un choc des générations, explique l’entrepreneur: Avec le recul, je prends conscience que nous n’avons pas digitalisé l’entreprise comme il aurait fallu. De plus, les événements ont fait que nous n’avons pas eu le temps nécessaire pour établir une transition correcte.» Les événements, c’est le coronavirus, qui va contraindre l’entreprise à tirer la prise fin août 2020 pour une partie de son activité, face à une forte baisse de celle-ci.
L’entreprise, spécialisée dans le tissage de toiles, est pourtant un fleuron de l’industrie textile suisse. Elle employait plus de 40 personnes. Face aux conséquences économiques de la pandémie, le propriétaire de Leinenweberei Bern prend la décision de se retirer du marché professionnel, faute de vision à long terme dans ce contexte morose. Fin avril, la décision est communiquée par oral. Presque tous les collaborateurs seront licenciés. «Le plus dur, c’est d’avoir dû remercier des collaborateurs sur Zoom ou par téléphone.»
«Faire bouger les choses»
Paradoxalement, la tempête lui ouvre les yeux. L’hyperactif Yohan Bugnon, engagé deux ans auparavant pour «faire bouger les choses», prend la décision de sauver une partie de l’entreprise. Dès le 1er septembre 2020, elle devrait renaître de ses cendres sous la raison sociale Sanoline: «En deux semaines, j’ai travaillé sur le business plan, recherché des fournisseurs avec des coûts moindres et accompagné une restructuration. Du jour au lendemain, je suis passé d’une direction de trois collaborateurs au statut de jeune chef d’entreprise. Je dois faire en trois mois ce que j’aurais voulu faire en deux ans.» Si le projet aboutit, il devrait permettre à la nouvelle société d’embaucher 12 personnes dans un premier temps, en attendant la réponse du marché.
Pas le temps donc de se pencher sur le patron qu’il aimerait être. Le Morgien confesse avoir «toujours manqué de confiance». On le croit à moitié. Mais ce trait de caractère le pousse à entreprendre. Droit dans ses bottes, bosseur et perfectionniste, Yohan Bugnon donne plutôt l’image d’un patron bienveillant qui ne compte pas ses heures et ouvert aux thématiques de l’époque. C’est lui qui, en 2019, a ouvert l’unité d’accueil pour la petite enfance Les Optimistes, à Préverenges (VD). «Cela m’a permis de me positionner sur des thématiques RH et la gestion du personnel.»
Le patron est un optimiste qui fait confiance: «Le pouvoir d’un patron s’exprime dans sa capacité à faire confiance, en intégrant ses collaborateurs dans la décision. C’est également savoir bien s’entourer.»
«Plus en phase avec les enjeux sociétaux de notre époque»
Sandrine Bonvin, 33 ans, cofondatrice de la fiduciaire Fidag Genève (Genève)
Il y a d’abord eu la remise en question. Puis la lumière au bout du tunnel en janvier de cette année. Après des années de salariat dans une fiduciaire familiale de Genève, Sandrine Bonvin passe de l’autre côté du miroir. La juriste-fiscaliste saute le pas et crée Fidag Genève, sa société anonyme. Devenir cheffe d’entreprise n’était pas un but en soi dans le plan de carrière de Sandrine Bonvin. Ce choix s’est imposé de lui-même au fil de ses expériences et cogitations pour aboutir enfin à une véritable crise de valeurs. Nous y reviendrons.
En janvier dernier donc, Sandrine Bonvin a dû se positionner sur la fonction: quelle cheffe d’entreprise voulait-elle être? «Différente, dit-elle. Plus en phase avec les doléances des employés et les enjeux sociétaux et économiques de l’époque.» Sa première ambition de CEO est «d’assouplir les règles de travail habituelles en généralisant le télétravail pour un meilleur équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle». L’autre ambition touche à la rémunération, qu’elle veut égalitaire entre hommes et femmes. «Mais le salaire est-il le seul levier pour fidéliser des employés?» s’interroge-t-elle.
La juriste-fiscaliste veut s’attaquer également à la prévoyance afin d’offrir des conditions de départ à la retraite plus égalitaires elles aussi: «Ce sont des aspects qui doivent être pris en compte.» Mais tous ces chantiers sont encore très théoriques, car si Sandrine Bonvin peut compter sur Christopher Faget, son associé et cofondateur, la société n’a pas encore fait l’expérience de l’engagement. Sandrine Bonvin reconnaît être «une grande rêveuse». Des rêves qu’elle a toujours concrétisés. Ses premiers chantiers en tant que directrice, elle les mènera à terme, tranchant ainsi avec une gestion «à l’ancienne» qui prédomine dans le secteur de la fiduciaire.
Assouplissement des horaires de travail et congé paternité
C’est justement ce choc de visions qui la pousse petit à petit à prendre son envol: «Avant d’être cheffe d’entreprise, j’ai d’abord été employée de nombreuses années. J’ai vu toutes ces petites colères, ces frustrations et ces revendications. Il y a un fort besoin de la part des employés d’avoir un retour franc de l’employeur, explique-t-elle. Il faut en prendre acte. Cela exige de l’investissement de l’employeur et de la confiance.» Autant de solutions pour limiter la rotation du personnel et se mettre au diapason avec la nouvelle génération.
Au fil de sa carrière professionnelle – d’abord à l’Administration fédérale des contributions, puis dans une fiduciaire – Sandrine Bonvin a toujours été «une employée proactive désireuse d’apporter sa contribution». Une certaine liberté qui a ses limites: «Au bout d’un moment, je me suis heurtée à des opinions plus conservatrices. Je ne pouvais pas aller au-delà.» Sandrine Bonvin fourmille pourtant d’idées afin de dépoussiérer la profession de fiscaliste et la reconstruire: «Le domaine de la comptabilité tel qu’on le connaît aujourd’hui s’essouffle. Il faut remettre le client au centre de l’attention.»
Une entreprise doit davantage s’adapter à nos rythmes de vie.
Ses idées butent parfois sur le seuil de la direction. D’autant plus que Sandrine Bonvin met sur la table des thématiques encore taboues dans la tête de nombreux patrons: le congé paternité par exemple, ou encore l’assouplissement des horaires de travail. «Dans une conception moderne du travail, il est impensable d’imaginer qu’une entreprise n’offre pas davantage pour s’adapter à nos rythmes de vie. Les solutions existent. Mais en tant que chef d’entreprise, il faut avoir envie d’aller les chercher.» Sandrine Bonvin compte bien faire décoller son entreprise ces prochains mois et engager.
Une fonction qui doit évoluer vers plus de souplesse
Enfin, elle pourra appliquer son style: «La fonction de CEO doit évoluer vers plus de souplesse.» Dans l’organisation du temps et des conditions de travail, mais également dans l’implication des collaborateurs: «Une entreprise doit être attentive aux idées qui arrivent. Elle doit compter sur des employés motivés et forces de proposition. La nouvelle génération choisit son employeur, et pas le contraire. Ce sont ces valeurs que je veux véhiculer en développant la culture d’entreprise Fidag. Si un employeur a de la peine à se positionner, notamment sur ses valeurs, cela crée de la confusion chez l’employé et du mal-être.»
Sandrine Bonvin ne sera pas seule dans cette tâche puisque la juriste-fiscaliste a adopté le modèle d’une direction bicéphale avec son associé, Christopher Faget. Un homme donc pour l’aider à «changer la conception de son métier» et éviter la solitude qui touche encore un grand nombre de chefs d’entreprise.