Le café présente une particularité unique, celle d’être le seul fruit au monde dont l’humain utilise le noyau alors que la pulpe, appelée la cascara, finit le plus souvent par pourrir dans un champ. Pourtant, cette pulpe présente tous les atouts d’un aliment d’exception. Elle contient plus de potassium que la banane, plus de fer que l’épinard, plus de fibres que le blé complet et plus d’antioxydants que la grenade. Alors pourquoi lui réserve-t-on un si triste sort?
«Pour les besoins de l’industrie du café, le processus de dénoyautage nécessite de mouiller le fruit, ce qui enclenche la fermentation de la cascara, explique Fabio Bettinelli, cofondateur d’Ecocafé. Du coup, celle-ci devient inutilisable.» Pour lui, ce gaspillage est d’autant plus aberrant que l’on parle véritablement d’une montagne de déchets.
«L’industrie mondiale du café génère tous les ans 100 millions de m3 de déchets de pulpe de cerise de café, soit la surface de toute la Suisse romande recouverte sur 1 mètre. Nestlé à lui seul génère 17% de ces déchets, ce qui représente 1 mètre de pulpe sur l’entier du canton de Fribourg.»
Une incohérence qui n’a évidemment pas échappé aux multinationales actives dans l’alimentation. «Elles ont certainement toutes tenté de trouver une parade à ce gaspillage, mais sans succès», relève Fabio Bettinelli. Il faut dire que la valorisation de cette pulpe s’avère des plus difficiles, mais c’est justement ce défi qui a poussé l’entrepreneur lausannois et ses trois associés à redoubler d’efforts pour parvenir à leur but: commercialiser leur Ice Cascara, une infusion de cerise de café à consommer comme le thé, en version froide ou chaude.
Une histoire qui remonte au XVe siècle
A vrai dire, ils ne sont pas vraiment les premiers à y avoir pensé. L’utilisation de cette pulpe est en effet courante en Bolivie sous l’appellation sultana. Infuser le fruit de la cerise de café trouve même son origine en Ethiopie avec le hashara, puis au Yémen où la première mention écrite du qishr, boisson nationale traditionnelle, remonte au milieu du XVe siècle.
Il n’en demeure pas moins que cette infusion n’a pas encore réussi à s’imposer dans la majorité des régions du monde, malgré ses vertus bénéfiques et son goût fruité, sans acidité ni amertume. Le premier écueil pour les deux entrepreneurs a consisté à convaincre les producteurs de café bio de modifier leurs habitudes. Il fallait développer une technique de dénoyautage plus rapide pour permettre à la pulpe de sécher tout de suite et ainsi éviter la fermentation. En collaboration avec un producteur brésilien, Ecocafé a réussi petit à petit à lever toutes les barrières techniques pour produire une cascara de haute qualité, sans bactérie, et créer un nouveau standard de fabrication.
Nous ne concurrençons pas le thé froid ou les boissons énergétiques. Notre créneau: les antioxydants.
«Ce producteur a vite compris l’intérêt de travailler sur ce projet avec nous, explique Fabio Bettinelli. Pour chaque kilo de grain vert de café bio produit, dont la valeur approche les 12 dollars, il pouvait désormais doubler son volume avec une masse équivalente de cascara bio de qualité dont le prix au kilo oscille entre 20 et 30 dollars.» Ecocafé a déjà converti trois producteurs à cette méthodologie. D’autres suivront dans les prochaines années si les ventes de cette nouvelle boisson prennent leur envol.
Une longue bataille administrative
Parallèlement, les Lausannois ont travaillé sans relâche sur une recette. Certains essais de boissons à base de cascara, comme des infusions ou des sirops, ont été préalablement menés aux Etats-Unis et dans d’autres régions du monde, mais les résultats se sont avérés peu convaincants. «Le secret se cache notamment dans la technique d’infusion que nous maîtrisons parfaitement, révèle Fabio Bettinelli. Notre boisson ne dépasse pas les 4% de sucre (contre 8 à 14% pour les soft drinks) tout en présentant un goût très agréable, décliné en trois versions, originale, menthe et gingembre. A noter que pour ces deux dernières catégories, nous n’ajoutons pas d’arômes, la menthe et le gingembre sont infusés et nous n’ajoutons aucun colorant ou agent conservateur.»
La marque Ice Cascara a été déposée au niveau mondial et l’équipe travaille actuellement sur une version gazeuse de son breuvage. Les bouteilles d’Ice Cascara sont produites dans l’usine Biofruits de Vétroz, en Valais, avec de l’eau de source des Alpes.
Mais les écueils techniques n’ont pas été les seules barrières à la réalisation de ce projet. La plus difficile à lever a certainement été légale. «Il faut savoir que, jusqu’en 2019, le droit suisse tolérait la commercialisation de cette pulpe de cerise de café, mais, depuis, notre pays a adopté des normes européennes plus strictes (Novel Food), qui stipulent qu’une denrée alimentaire ne figurant pas sur la liste des produits autorisés est interdite. Le grain de café figure bien évidemment sur la liste autorisée mais pas la pulpe, d’où la nécessité de régulariser cette denrée. Et c’est au producteur de prouver que sa consommation n’est dangereuse ni pour les humains, ni pour les animaux.»
Les associés ont toutefois réussi à démontrer que ce produit était utilisé depuis des années au Yémen sans danger. Pour ce faire, ils ont été contraints d’obtenir des lettres de confirmation du Ministère de la santé du Yémen, alors en pleine guerre. Après des mois de bataille administrative, ils ont finalement été les premiers en Europe à obtenir l’autorisation de commercialisation. Et dans ce cas, la Suisse fait œuvre de précurseur, la demande pour le reste des pays européens étant en cours de traitement.
Les associés d’Ecocafé sont sur le point de lever des fonds supplémentaires auprès de différents investisseurs. «Nous ne sommes pas en concurrence avec le thé froid ou les boissons énergétiques. Notre créneau, c’est clairement celui des antioxydants, explique Fabio Bettinelli. Nous sommes certifiés bio et nous avons pris le temps nécessaire pour bien faire les choses.»
Pour lui et ses associés, le moteur de cette aventure entrepreneuriale consiste d’abord à prouver l’efficacité d’un modèle concret d’économie circulaire. Aider les producteurs de café à augmenter leurs revenus en utilisant une matière délaissée, tout en offrant une boisson saine et agréable. Sans oublier le fait que la cascara, une fois infusée, est utilisée pour produire du biogaz. Clin d’œil, les associés citent souvent un autre précurseur suisse de boisson à base de sous-produits (byproducts en anglais): le très fameux Rivella, à base de petit-lait, une inspiration dans l’optique de l’utilisation optimale des ressources. Et un exemple de succès, que les créateurs d’Ice Cascara espèrent rencontrer en Suisse et pourquoi pas à l’international, comme la marque Red Bull.
Débuts prometteurs
«Si le prix à payer pour accélérer l’adoption de notre produit est d’offrir notre technologie sous licence à de grands groupes, nous sommes prêts à le faire», ajoute l’entrepreneur. Une éventualité qui pourrait rapidement se concrétiser. Présente au salon international de l’industrie alimentaire à Milan l’an dernier, la petite PME helvétique a suscité toutes les convoitises. «Tous les grands sont venus nous voir pour goûter nos produits, se rappelle Fabio Bettinelli. Ils étaient tous épatés de voir que nous étions parvenus à offrir une boisson de cette qualité à base de cascara. Et depuis la publication de l’autorisation Novel Food selon le droit européen, nous sommes bombardés de demandes et nos produits sont déjà exportés dans plusieurs pays, dont le Koweït, la Grèce et le Royaume-Uni.»
Et qu’en est-il de la Suisse? «Obtenir de la distribution en pleine période covid a été très difficile, mais on commence à la trouver dans de nombreux restaurants et épiceries, sur notre site internet, ainsi que chez ENI, Fooby, Bio c’ Bon et, bien sûr, les incontournables comme Alloboissons ou Amstein.» Un début des plus prometteurs pour cette jeune société qui, à défaut de susciter l’appétit des consommateurs, contribuera certainement à étancher leur soif, dès le printemps prochain.
Ecocafé
Ecocafé, cofondée par Fabio Bettinelli, Yves Currat, Ennio Cantergiani et Philippe Carasso, est domiciliée à Lausanne et a déjà réussi à lever 1,1 million auprès de divers investisseurs. La société vient de solliciter son intégration dans la Swiss Food & Nutrition Valley pour la création de son produit à base de cascara.
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