Il n’a pas remis les pieds au siège de Logitech en Suisse depuis février, la preuve qu’on peut diriger une entreprise à distance sur la durée. Et c’est de Californie que Bracken Darrell commente les résultats récents du fabricant de périphériques informatiques. Ils sont spectaculaires. Comment expliquer ce succès? Quelles leçons en tirer?
Interview d’un manager qui s’ouvre sur ses forces comme sur ses faiblesses personnelles. Il sera l’un des orateurs de Forward, le forum de l’innovation pour les PME, le 30 novembre. Après deux reports, l’événement a été remastérisé et aura lieu dans un format 100% numérique.
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La capitalisation boursière de Logitech est aujourd’hui supérieure de 30% à celle de Swatch Group. Comment l’expliquer?
Tout dépend du laps de temps pris en compte. Logitech a toujours été une entreprise super innovante. Mais quand j’ai repris sa direction, il y a huit ans, sa croissance reposait presque entièrement sur l’ordinateur personnel. Un marché qui plongeait, alors que celui des smartphones et des tablettes était en plein boom.
Pour la troisième fois, l’entreprise était en difficulté. Vous êtes l’artisan d’une quasi-résurrection. Avec quelle stratégie?
Le point de départ, c’est un changement d’approche. Logitech était par essence une entreprise d’ingénieurs, avec des capacités technologiques extraordinaires. Mais ce n’était pas suffisant. Nous avons bâti sur cette base une authentique entreprise de design et trouvé ainsi une nouvelle dynamique de croissance.
Dans un monde en proie à la disruption, les chefs d’entreprise peuvent raisonner en termes d’évolution ou de révolution de leur modèle d’affaires. Comment choisir entre ces deux options? Et quelle a été la voie suivie par Logitech?
Nous avions le luxe de pouvoir nous reposer sur un secteur d’activité qui générait beaucoup de cash. Il s’est donc agi de le protéger et de réorienter les ressources investies jusque-là dans notre business traditionnel vers de nouveaux périphériques: audio, vidéo, gaming, streaming… Notre approche a donc été à la fois évolutive et révolutionnaire.
On sous-estime souvent la possibilité de faire grandir encore son secteur d’activité.
Avec quels résultats?
D’abord, la poule aux œufs d’or, c’est-à-dire tout ce qui tournait autour du PC, n’était pas si vieille que ça. Un chiffre? Ce business a crû de 3 à 7% chaque année depuis 2016, c’est-à-dire trois ans après mon arrivée. Personne ne s’y attendait.
Conclusion?
On sous-estime souvent la possibilité de faire grandir encore son secteur d’activité traditionnel. Dans notre cas, il a suffi de marier des capacités technologiques existantes et une approche qui accorde au design une importance essentielle.
Travail à distance, généralisation des vidéoconférences… Comme les GAFAM et beaucoup d’entreprises de technologie, vous avez bénéficié de la crise du Covid-19. Une tendance appelée à durer?
Nous étions déjà dans ce business il y a huit ans alors que notre capitalisation boursière était 12 fois moins importante. Quand j’ai repris les commandes, nous avons positionné Logitech sur quatre convictions. La première, c’est que la communication par vidéo allait se généraliser au sein des entreprises avec des équipements dans chaque salle de conférences, dans chaque bureau, dans chaque labo. On peut le dire désormais: nous ne reviendrons jamais à une situation où les séances en audio dominent.
Et la deuxième tendance?
Beaucoup d’entre nous travaillons de plus en plus en mouvement. Dans les cafés, les lieux publics, les transports… Avec le covid, nous avons expérimenté les avantages du bureau à la maison. Encore faut-il éviter que la sphère professionnelle n’empiète trop sur la sphère personnelle. Combien de collaborateurs de Logitech, par exemple, ont-ils vraiment aménagé un environnement de travail à leur domicile? Très peu. D’où cette question sur l’endroit, éventuellement la pièce supplémentaire, mais aussi les outils dont nous aurons besoin pour nous organiser de manière confortable et harmonieuse en home office. Nous réfléchissons beaucoup à la dimension fonctionnelle, mais aussi esthétique, de nos produits pour qu’ils accompagnent au mieux l’utilisateur dans un changement sociétal irréversible. En tout cas, c’est ce que nous croyons.
Ce qui implique aussi une réflexion sur l’ergonomie.
Bien heureusement, nous n’avons pas attendu la pandémie pour travailler de manière scientifique sur l’ergonomie de nos claviers, de nos souris… Même si, avec le covid, cette dimension est devenue plus centrale que jamais. Le plus important, toutefois, c’est de ne pas rester assis toute la journée. Aller se balader, faire un jogging ou un peu de gymnastique. Rien ne remplace l’exercice physique.
Au fond, la pandémie accélère des changements déjà à l’œuvre…
Exactement. Le long terme est soudain devenu le court terme. Comprenez-moi bien: je ne sous-estime pas les effets dramatiques de la pandémie sur la société dans son ensemble. Mais, dans le même temps, un nombre considérable d’opportunités s’ouvrent à nous. Avec le recul, nous regarderons ces quelques mois comme un virage historique dans la manière de mener notre vie.
Vous pariez aussi sur les jeux vidéo. Comment en êtes-vous venu à identifier cette troisième tendance?
En observant mes trois enfants, qui sont aujourd’hui adultes. Dans le domaine du sport, par exemple, on voit désormais l’e-sport dépasser le sport conventionnel. Celui qu’on pratique, mais aussi celui qu’on regarde comme spectateur. Ce qui a longtemps paru complètement dingue. Cette tendance va encore s’amplifier. Plus récemment, nous avons identifié une quatrième vague de fond. Pendant longtemps, ce sont des entreprises comme Disney, Columbia Pictures ou, plus récemment, Netflix qui ont créé les produits culturels que nous consommons. Nous entrons dans une époque où nous créons nous-mêmes les contenus musicaux ou les images que nous échangeons et qui nous permettent de nous connecter aux autres. Dans ce monde nouveau, nous nous positionnons comme l’entreprise qui fournit les instruments pour le faire. Des micros, des webcams et, plus récemment, les logiciels de Streamlabs, une société que nous avons rachetée. Ils permettent la diffusion et le partage aisé de contenus audio et vidéo.
Siri, Alexa, l’assistant personnel de Google sont-ils en train de changer l’interface homme-machine?
Nous abordons, avec la généralisation de la reconnaissance vocale, la troisième vague de la relation homme-machine. Il y a d’abord eu la souris, inventée par Doug Engelbart, le produit phare de Logitech à son origine, en 1981. La deuxième vague, c’est le touch, popularisé par Apple. Ces différents types d’interface vont coexister et rester complémentaires. On pourrait y ajouter l’eye tracking, le pilotage par le regard. Bref, nous vivons et nous vivrons à l’avenir dans un monde multimodal.
Pour Logitech comme beaucoup d’autres entreprises, les technologies basées sur l’intelligence artificielle deviennent particulièrement importantes. Où trouvez-vous les compétences nécessaires?
J’ai eu une séance à distance, hier, avec notre groupe intelligence artificielle et science des données. Ils sont de différentes nationalités mais sont basés à notre siège, à l’EPFL. Comme, d’ailleurs, nos experts réalité augmentée et réalité virtuelle. La concurrence pour les talents est moins forte ici que dans la Silicon Valley, où les géants de la technologie comme Google ou Facebook sont au coin de la rue et constituent une concurrence redoutable.
Autre tendance, la durabilité. Toutes les entreprises, et en particulier les PME, sont-elles concernées?
Toutes les PME devraient se poser la question de savoir comment intégrer la durabilité à leur stratégie. Mais chaque situation est différente. Souvent, une prise en compte des facteurs environnementaux reste invisible aux yeux extérieurs. Dans d’autres cas, c’est l’activité même et le modèle d’affaires de l’entreprise qui reposent sur la durabilité. Une certitude: cette dimension va gagner en importance et constituer un facteur de différenciation essentiel.
Et pour Logitech?
Le fondateur de l’entreprise, Daniel Borel, y est sensible depuis toujours. Nous avons renforcé nos efforts ces trois ou quatre dernières années. Plus fondamentalement, nous visons à repenser nos produits tout au long de la chaîne de valeur, de leur design initial à la fin de leur cycle de vie. Notre objectif, c’est d’indiquer en toute transparence sur les emballages l’empreinte carbone de chaque produit pour permettre au consommateur de faire un choix informé.
Quid des matières utilisées pour la production de vos produits, des claviers, des webcams, des enceintes?
Nous entrons dans une nouvelle phase. D’ici à la fin de 2021, 50% de nos produits, principalement les souris et les claviers, qui en constituent la catégorie la plus importante, contiendront une part de plastiques recyclés. Entre 20 et 80% selon le type de produit et sa couleur. L’objectif: réduire notre consommation de plastique vierge de 7100 tonnes par an et nos émissions de CO2 de 11 000 tonnes.
Et les alternatives au plastique?
Comme le groupe Nestlé et d’autres entreprises, nous investissons dans des développements menés à l’EPFL, notamment. Il n’existe pas aujourd’hui d’alternative au plastique qui soit commercialement viable. Mais je suis sûr qu’on y arrivera. Ces cinq prochaines années, c’est en tout cas un défi qui va m’occuper. Il me tient tout particulièrement à cœur. J’aime prendre l’exemple des fourmis qui vivent, mangent, travaillent sans jamais produire rien qui ne soit à 100% biodégradable.
Le label BCorp est une référence en matière de durabilité. Logitech est-elle éligible pour cette certification?
Je ne suis pas aussi familier avec ce label que je devrais l’être. Mais j’ai la conviction que toutes les grandes entreprises doivent tendre vers une conformité avec les critères BCorp. Nous ne sommes pas seulement sur terre pour nos clients, nos collaborateurs, nos actionnaires, mais aussi pour contribuer au bien commun et au sauvetage de la planète. Si nous ne nous adaptons pas, si nous ne respectons pas les critères environnementaux, si nous ne sommes pas socialement responsables et inclusifs, nous serons punis par le marché. Les consommateurs n’achèteront plus nos produits, les talents n’accepteront plus de travailler pour nous. Permettez le jeu de mots: être «success corp» vous met forcément en adéquation avec les exigences de BCorp.
J’ai toujours pensé qu’il fallait d’abord miser sur mes forces. Je pense désormais qu’il est essentiel de travailler aussi sur mes faiblesses.
Une question plus personnelle. Vous avez dit l’an passé dans une interview à la chaîne de télévision CNBC que vous vous étiez licencié vous-même… pour vous réengager ensuite après avoir vérifié que vous aviez les qualités requises pour diriger Logitech dans les années à venir. Quelles sont-elles?
L’entreprise a d’abord besoin de quelqu’un qui ait la passion du design. Je suis à l’aise avec la technologie, mais je n’en suis pas l’esclave. Je suis plus intéressé par les utilisateurs de nos produits que de la technologie pour elle-même. J’ai ensuite les compétences pour attirer chez Logitech les meilleurs talents et, ensuite, les laisser faire. Avec cette conviction: aucune vache sacrée ne doit faire obstacle.
Votre prochain défi?
Le même que le précédent. Nous ne sommes pas encore aussi innovants que nous devrions l’être. Nous avons été classés cette année par le magazine Fast Company comme l’une des dix meilleures entreprises en matière de design. Nous ne sommes toutefois qu’à 20% de notre potentiel.
Et vos points faibles?
Jusqu’à récemment, j’ai toujours pensé qu’il fallait d’abord miser et bâtir sur ce qui fait mes forces. J’ai fait un virage à 180 degrés il y a trois ou quatre ans. Je pense désormais qu’il est essentiel de travailler aussi sur mes faiblesses. Prenez l’analogie avec la marche: imaginez que vous continuez sans relâche à muscler votre jambe droite sans vous préoccuper de la gauche. Vous serez bientôt en déséquilibre! Et vous finirez par chuter.
Justement, où est votre marge d’amélioration?
J’ai la capacité de développer des visions stratégiques et de les communiquer. Je suis un bon leader, mais un manager plutôt moyen. Pour le bien de l’entreprise comme pour celui de mes collaborateurs, je dois donc améliorer mes qualités de coach et de mentor. Plus prosaïquement, il faudra que j’apprenne le français. Outre l’anglais, je parle aussi espagnol, mais j’aimerais maîtriser d’autres langues. C’est l’une des meilleures manières de s’ouvrir l’esprit.
Forward, le 30 novembre, de 8h30 à 18h15. Evénement en ligne. Informations et inscriptions
Bio express
- 1963 Naissance à Owensboro, Kentucky.
- 1991 MBA à la Harvard Business School. Entre chez Procter & Gamble.
- 1997 Rejoint General Electric.
- 2002 Braun puis Whirlpool dans des postes de direction.
- 2013 CEO de Logitech.