Nous sommes en 2012, à Camp David, le lieu de villégiature officiel de Barack Obama. A la tribune du sommet du G8, François Hollande tente de resserrer les liens entre les huit pays démocratiques les plus industrialisés de la planète. Le président français martèle: «Il n’y a pas de croissance sans confiance et il n’y a pas de confiance sans croissance.» Qu’il en ait ou non conscience, François Hollande énonce un principe vieux comme le monde sur lequel reposent nos échanges sociaux et économiques.

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Huit ans plus tard, cette «économie de la confiance» revient sur le devant de la scène. Avec la numérisation galopante de la société qui modifie nos modes de consommation, de partage, de travail et d’échanges, la notion de confiance numérique est sur toutes les lèvres. Celle des politiques, des dirigeants d’entreprises technologiques, des ONG, de l’administration ou encore des experts tous azimuts de la transformation numérique. Pourquoi ce soudain engouement alors que les dérives de notre société numérique sont dénoncées depuis belle lurette?

Le grand paradoxe

Les explications sont multiples. La confiance numérique, c’est d’abord l’aveu d’un problème. Face à des applications toujours plus curieuses, face à la démultiplication des scandales de vols de données et face à la «robolution» grandissante de la société, la confiance accordée aux entreprises et aux services à qui nous déléguons une part croissante de nos quotidiens d’hommes et de femmes connectés est mise à mal. C’est ensuite le constat d’un paradoxe: comment accompagner cette évolution technologique inéluctable, avec des outils toujours plus gourmands en données personnelles, tout en protégeant la sphère privée des citoyens?

La confiance numérique accapare aujourd’hui le débat. Mais à quelle fin et de quel niveau de confiance avons-nous besoin pour avancer sereinement dans cette société numérique? La discussion est ouverte et se matérialise sur l’Arc lémanique. En automne 2019, Genève a inauguré la Swiss Digital Initiative (SDI). Une fondation qui réunit le gotha de la tech et qui vise à développer des lignes de conduite, des outils et des mécanismes pour la mise en place de standards éthiques dans le monde numérique. Tout un programme sous le haut patronage de la Confédération, mais pour répondre à quels défis concrets? Ces derniers restent encore… à définir.

Lennig Pedron, directrice Trust Valley.

© Godefroy Riegler

La SDI s’adresse en grande partie aux entreprises suisses qui jouissent d’une présence mondiale. Parmi les participants, on retrouve ainsi Adecco, Ringier, Siemens, les deux EPF suisses, Facebook, Kudelski, Swisscom, l’Université de Genève, les Nations unies… Tous ces participants ont la lourde tâche de développer des principes éthiques applicables au monde numérique afin de renforcer la confiance de la société civile dans les nouvelles technologies et les nouvelles pratiques.

Une énième «valley» de plus?

Après la Silicon, la Health, la Crypto ou la Food, l’économie numérique accouche d’une Trust Valley. Le 8 octobre dernier, les cantons de Vaud et de Genève ont en effet inauguré cette «vallée de la confiance» afin de promouvoir l’excellence scientifique et économique de l’Arc lémanique dans le domaine de la cybersécurité et de la confiance numérique. Au sein de cette alliance public-privé, nous retrouvons peu ou prou les mêmes acteurs que dans la SDI, ainsi que Sicpa.

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La naissance de cette énième «valley» divise. De même que ses buts et ses missions. S’agit-il d’une alliance multipartite inédite dont la vocation est de construire collectivement une société numérique résiliente et participative? Ou faut-il y voir un opportunisme économique visant à positionner l’Arc lémanique – et plus largement la Suisse – sur un marché prometteur? Un peu des deux? A ce stade, la confiance numérique est un mot fourre-tout qui recouvre des domaines, des secteurs et des griefs très divers, tels que la collecte des données personnelles et leur exploitation par l’intelligence artificielle, l’e-administration, l’automatisation, la cybercriminalité, les fake news, les problèmes éthiques…

En effet, la confiance numérique est une multitude. C’est un marché en plein essor. C’est également le terrain de jeu d’une lutte de pouvoir entre des multinationales technologiques américaines et chinoises – et «nos» entreprises dépendantes de leurs services. La confiance numérique, c’est enfin un débat politique, économique, sociétal, philosophique, technologique et éthique. Est-elle ainsi l’enjeu du siècle? Derrière les effets d’annonce de ces derniers mois, nous avons voulu gratter le vernis communicationnel autour de la confiance numérique pour en comprendre les mécanismes et les acteurs.

Renégociation permanente

Revenons-en aux origines et interrogeons-nous: qu’est-ce que la confiance? Cette question, Johan Rochel se l’est posée maintes fois, car elle est au centre de sa réflexion. A 37 ans, le Valaisan est le cofondateur et le codirecteur d’Ethix. Ce cabinet de conseil zurichois est spécialisé dans les questions d’éthique numérique. Il accompagne les start-up et les entreprises dans cette démarche-là. Johan Rochel enseigne également l’éthique numérique à l’EPFL. Avec la docteure en anthropologie Scarlett Eisenhauer, il a rédigé un article questionnant les fondamentaux de la relation de confiance.

Johan Rochel, cofondateur et le codirecteur d’Ethix. 

© CHARLES

«Les entreprises du numérique déploient des trésors de rhétorique pour se présenter comme dignes de confiance. Dans cet exercice, il n’est pas toujours facile de dépasser le slogan, tant la confiance ressemble à un mot-valise capable de mettre tout le monde d’accord. Mais en grattant un peu, cette valise apparaît bien légère.» La question est: comment transposer cette notion aux technologies du numérique? Est-ce que je peux avoir confiance en un objet inanimé, une application ou un outil? Et dans les GAFAM?

Selon Johan Rochel, les récents discours des multinationales technologiques autour de la confiance sont «autant de tentatives marketing pour ramener cette notion au centre, car l’essentiel du modèle d’affaires repose sur cette confiance, condition préalable à l’utilisation de leurs outils». D’ailleurs, ce modèle d’affaires apparaît bien fragile. Johan Rochel cite en exemple le succès flamboyant, mais menacé, de l’application de visioconférence Zoom: «Au plus fort de la crise covid de l’an dernier, l’entreprise a traversé une période mouvementée en matière de confiance des utilisateurs à cause du flou régnant sur la protection de nos données. L’entreprise a alors cherché à rétablir ce discours de confiance, sachant bien que sa survie dépend de cette confiance.»

Au sein d’une société fonctionnant bien, une confiance de base joue un rôle de liant entre les individus. Mais dans le monde numérique, cette notion exige une renégociation permanente: «La technologie évolue tout le temps, de même que les usages. Cette confiance doit donc être sans cesse renégociée. En tant que société, nous devons fixer l’acceptable et l’inacceptable. Selon moi, la condition de base de ce débat et de ce choix se trouve dans la transparence. Cet accès aux informations pertinentes va rendre la confiance possible. Les entreprises peinent à faire cet effort de transparence.»

Un marché en plein essor

L’économie numérique n’a pas attendu la réponse pour sauter à pieds joints dans ce marché en plein essor. On comprend mieux les appétits de la région lémanique, qui compte bien jouer les pionniers en fédérant les quelque 300 entreprises actives dans la confiance numérique et ses 500 experts. A la direction de la Trust Valley, Lennig Pedron a la délicate mission de mettre du liant dans une initiative qui réunit des acteurs publics et privés qui ne parlaient pas forcément la même langue jusque-là, ni ne poursuivaient les mêmes objectifs. «Internet en est arrivé à un stade de développement qui exige des mutations drastiques. Il est temps de tirer les conclusions des trente dernières années et de préparer l’avenir au niveau légal, technique, sociétal, économique. L’objectif étant que la région lémanique puisse faire levier dans le domaine ces prochaines années.»

Pour y parvenir, l’équipe de la Trust Valley capitalise sur «le terreau unique de start-up, PME et grandes entreprises dans la région et sa capacité à mettre en place des écosystèmes. Mais aussi de créer des ponts entre la Genève internationale, l’industrie, la recherche, l’innovation.» En bref, il s’agit de créer un laboratoire à ciel ouvert, accoucheur de projets concrets tout en promouvant les savoir-faire d’une région.

Vallée de la confiance ou usine à gaz?

Un dialogue commun est-il possible entre un parlementaire, une administration publique, une entreprise comme Microsoft et une haute école? Lennig Pedron reconnaît l’ampleur de la tâche, mais y voit des solutions: «Tous les acteurs ont compris qu’il y avait un intérêt à regarder dans la même direction. Chacun possède sa vision et son expertise et c’est cette richesse de connaissances qui permet de construire une confiance ensemble. On n’aborde pas les problématiques de la même manière avec un industriel ou avec un politicien, par exemple. La Trust Valley existe justement pour fluidifier ces relations et trouver des bases communes. C’est beaucoup plus simple dès qu’il y a une volonté d’aller de l’avant, comme aujourd’hui.»

Pour Solange Ghernaouti, professeure à HEC Lausanne, la Suisse pourrait se positionner dans la sobriété numérique.

© Olivier Vogelsang

L’optimisme et l’engouement de Lennig Pedron ne font pas l’unanimité. Solange Ghernaouti, professeure à HEC Lausanne, experte internationale en cybersécurité et cyberdéfense, ne partage pas cet enthousiasme. Selon la «représentante de la société civile», la Trust Valley «n’est pas originale. Elle reflète la globalisation du savoir et du faire, une inféodation de la pensée et une soumission à des acteurs et à des modèles économiques. Construire des structures qui resteront peut-être des coquilles vides, faire du marketing et des déclarations d’intention ne suffit pas. Cela ne peut se substituer à une vision de société partagée et à un plan d’action cohérent. Fédérer des compétences, les coordonner et les valoriser est louable, mais que cela ne soit pas au seul bénéfice des promoteurs du projet ou un alibi de justifications des dépenses publiques ou une source de captation de celles-ci.» Selon Solange Ghernaouti, la Trust Valley empoigne la problématique par le mauvais bout: «Les réseaux sociaux, notamment, ont fait croire à l’illusion du gratuit. Ils se sont imposés sur une contre-vérité, sur les données personnelles livrées gratuitement, exploitées à l’insu des utilisateurs. Le modèle d’affaires du numérique est basé sur l’exploitation des données, pas sur leur protection, ni sur la sécurité informatique.»

L’experte en cybersécurité ajoute: «La Trust Valley ne remet pas en question ce modèle d’affaires, il n’y a pas d’évolution politique ou socioéconomique, juste du business as usual. De plus, dans les partenariats public-privé comme celui-ci, c’est généralement le public qui paie et le privé qui en retire les bénéfices.» Si Solange Ghernaouti n’est pas tendre, c’est parce que l’approche proposée par la Trust Valley «a une finalité mercantile. On retrouve parmi les membres fondateurs des sociétés qui misent sur la confiance comme argument publicitaire et économique depuis plusieurs années. Développer le marché de la confiance numérique permet de développer celui de la santé et de l’exploitation des données médicales, ou ceux liés à l’identité, à la dématérialisation de l’argent, aux transactions commerciales et financières. La confiance est un catalyseur du business et de la transition numérique.»

La professeure insiste sur la nécessité de repenser la satisfaction de nos besoins fondamentaux par la technologie au regard des ressources nécessaires pour y arriver et des risques encourus: «La Suisse, plutôt que de devenir une énième «valley», pourrait se positionner sur le créneau d’un numérique robuste et résilient et proposer une certification en sobriété numérique. Le déploiement du tout numérique, c’est aussi la porte ouverte à la surveillance de masse et aux dérives d’une confiance abusive. Est-ce que l’on en a envie? Au lieu de rajouter des wagons au train numérique, il faut déjà avoir des rails qui vont dans la bonne direction.»

Les critiques de Solange Ghernaouti vont-elles se matérialiser du côté de Prilly? C’est dans la commune de l’Ouest lausannois que Sicpa, leader des encres pour billets de banque et membre fondateur de la Trust Valley, construit un écosystème dédié à l’économie de confiance. Baptisé Square One, ce campus de 30 000 m2 (dans une première phase) devrait voir le jour à l’horizon 2022 sur les anciens terrains de Bobst. Il a pour ambition d’accueillir des start-up en collaboration avec l’EPFL, des groupes de R&D ou d’innovation d’entreprise. Sicpa ne cache ainsi pas son ambition de soutenir les nouvelles générations et les futurs entrepreneurs. Le site réfléchit aussi à des modes de formation.

Le campus de 30 000 m2 de Sicpa, baptisé Square One, devrait voir le jour en 2022 à Prilly (VD).

A la tête du projet et en tant que Chief Scientific Officer, Philippe Gillet participe à l’évolution de Sicpa: «L’entreprise a une longue tradition dans la sécurité et la traçabilité, que cela soit auprès des banques, des Etats ou des administrations publiques. Nous avons bien senti que notre philosophie et nos valeurs s’inscrivaient parfaitement dans le domaine de l’économie de confiance. Notre ambition avec Square One est d’encourager le développement et l’adoption de technologies de confiance et de le faire collectivement tout en promouvant un savoir-faire dans l’Arc lémanique.»

L’individu, ce grand absent

Qu’en pense le citoyen lambda? Difficile à dire puisqu’il n’a pas été invité autour de la table. Un oubli de taille qui fâche Jean-Henry Morin, professeur associé en systèmes d’information et services informationnels à l’Université de Genève: «Nous vivons dans une société numérique où la confiance a été irrémédiablement rompue en 2013 avec les révélations d’Edward Snowden. Nous aurions pu croire à un sursaut, mais il ne s’est pas produit. Les acteurs économiques sont retournés au business as usual.»

Jean-Henry Morin ajoute: «Les milieux économiques sont dans cette posture de cynisme qui nous fait croire que le monde n’a pas changé. En revanche, ce qui a changé pour eux, c’est leur capacité à couvrir leurs arrières quelle que soit la réglementation contraignante. Je ne vois pas non plus d’engagement fort du politique pour faire évoluer la situation. Les errances du parlement suisse sur la révision de la loi sur la protection des données (LPD) depuis bientôt cinq ans en sont un exemple parmi d’autres.»

Le professeur s’insurge: «Où sont les individus? La Swiss Digital Initiative est essentiellement un collectif d’entreprises qui vont concevoir un label de confiance numérique en vase clos tout en imposant des pratiques qui n’incluent pas les individus. Demander l’avis de la société civile coûte beaucoup trop cher. Et puis, pourquoi ces fabricants de systèmes et services dépenseraient davantage pour ajouter de la sécurité dans leurs produits alors que la loi ne l’exige pas?» Selon Jean-Henry Morin, l’individu est au cœur de la problématique. Si elles l’ignorent, les initiatives actuelles sont vouées à l’échec.

En 2015, l’activiste autrichien Max Schrems obtient l’invalidation, par la Cour de justice de l’UE, de l’accord Safe Harbor, qui encadrait le transfert des données des internautes européens vers les Etats-Unis et leur utilisation par des entreprises américaines.

L’autre problème soulevé par le professeur de l’Université de Genève se niche dans le «rapport incestueux entre le politique et l’économique. Le peuple n’a pas sa voix. Il est seul et peut difficilement lutter contre ces forces. Le combat de Max Schrems est emblématique de cela.» En 2015, le militant autrichien était parti seul en croisade contre Facebook. Il avait obtenu l’invalidation du Safe Harbor par la Cour de justice de l’Union européenne. Cet accord encadrait le transfert des données des internautes européens vers les Etats-Unis et leur utilisation par de nombreuses entreprises américaines.

Pour Jean-Henry Morin, la situation actuelle est assez cohérente: «La notion de confiance chez les groupes technologiques repose sur une hypothèse de non-confiance. Ils ne font pas confiance à l’individu mais lui demandent d’avoir confiance dans leurs produits. C’est infantilisant.» Le professeur propose le modèle inverse qu’il baptise «confiance éclairée». C’est-à-dire le processus par lequel on donne du pouvoir et de l’autonomie à l’individu par de la sensibilisation, de la formation. Ainsi, on lui permet d’entrer dans le débat et de faire valoir sa voix au même titre qu’une entreprise technologique.

L’individu final est donc au centre de la problématique, et non le produit: «C’est un principe de confiance de base. Cette confiance, elle part du bénéficiaire. Je ne crois pas à la confiance et à la sécurité absolues. Je crois dans des approches beaucoup plus humaines centrées sur l’individu et non sur les fantasmes des entreprises. C’est après tout la promesse initiale de l’informatique: l’empowerment.»

Demain, tous des amish?

Öykü Isik abonde dans ce sens. La professeure en management des technologies à l’IMD est spécialisée en éthique, en résilience et en transformation numérique ainsi qu’en cybersécurité. Selon elle, les consommateurs finaux ne sont pas assez représentés. D’ailleurs, «si le traitement ou la vente de données personnelles est au centre du modèle commercial d’une organisation, il n’est peut-être pas dans son intérêt de rendre le système plus transparent, en raison de la crainte des consommateurs de se révolter ou de ne pas donner leur autorisation une fois qu’ils ont appris comment leurs données sont utilisées».

Pourtant, des leviers existent pour restaurer un certain équilibre entre le consommateur et le fournisseur de technologies: la régulation. Öykü Isik cite en exemple le règlement européen sur la protection des données (RGPD) qui est entré en vigueur dans l’Union européenne. Le RGPD vise ni plus ni moins à redonner le pouvoir aux citoyens de l’UE en matière de données personnelles: «Certes, il s’agit d’un règlement façonné par des législateurs pour des législateurs, mais il a le mérite de mettre l’individu au cœur de la problématique.»

Retour en France. Lors de son discours prononcé le 14 septembre 2020 devant les acteurs de la french tech, Emmanuel Macron a une nouvelle fois créé la polémique. Pour défendre la 5G, qui suscite des débats passionnés en France comme en Suisse, le président français a déclaré: «Je ne crois pas au modèle amish. Et je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine.» Cette communauté, toujours présente aux Etats-Unis, est connue pour son techno-scepticisme et son refus du progrès. Et si nous adoptions toutes et tous la philosophie amish? A la suite de la déclaration fracassante d’Emmanuel Macron, les magazines américains réputés Technology Review et Wired se sont penchés sur les liens entre la technologie, le progrès et le bonheur. Résultat: malgré le boom des technologies depuis 1950, les Américains ne sont pas plus heureux aujourd’hui.

Pour un débat éclairé

Ces deux médias s’interrogent donc: «Est-il possible que la technologie, au lieu de nous libérer, nous freine? Sur quels critères juger les innovations? Quelle technologie est la plus utile pour notre projet de société?» James Surowiecki, auteur de l’article dans Technology Review, voit dans le modèle amish une chance de s’interroger collectivement sur l’impact social de chaque nouvel outil et d’en accepter certains progressivement. Il rappelle très justement que cette communauté ne refuse pas les technologies. Elle prend le temps d’en débattre, d’en accepter certaines et d’en refuser d’autres. Un débat éclairé, gage de notre future société numérique.

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«Le continent numérique est à l’image du Far West»

Le 8 octobre 2020, Vaud et Genève ont lancé la Trust Valley, dont l’EPFL est un membre fondateur. Un ambitieux partenariat public-privé afin de promouvoir l’excellence lémanique dans le domaine de la cybersécurité et de la confiance numérique. Président de l’EPFL, Martin Vetterli revient sur cette alliance inédite et sur l’urgence de renouer avec la confiance dans une société dématérialisée.

Martin Vetterli

Pour Martin Vetterli, la Suisse peut répondre aux défis du numérique grâce à son sens de la pondération des intérêts.

© FranÁois Wavre | lundi13

Si l’on parle autant de confiance numérique, est-ce parce que celle-ci est rompue? La création de la Swiss Digital Initiative (SDI) et de la Trust Valley, c’est l’aveu d’un problème?

Je ne parlerais pas de rupture. L’idée derrière la SDI et la Trust Valley est relativement simple: le monde se dématérialise, comment renouer avec cette notion de confiance? Il faut repenser ces mécanismes. Disons les choses clairement: le continent numérique est à l’image du Far West. Les pionniers (GAFAM) sont arrivés et ont imposé leurs règles dans plusieurs domaines comme la vie privée. En tant que société évoluée, nous sommes aujourd’hui mis au défi. La Suisse est un pays favorable pour y répondre, car elle a un certain sens de la pondération des intérêts.

La notion de confiance numérique cache d’innombrables aspects tant macro que micro. Comment la Trust Valley lémanique compte-t-elle trouver des solutions à d’innombrables griefs dans autant de domaines tels que la recherche, l’e-administration, la cybersécurité…?

La confiance est le liant d’une société. C’est une notion intimement liée à la culture d’un pays. La problématique aujourd’hui réside dans le fait que le numérique touche tout le monde. Il faut donc appréhender cet universalisme avec des notions de confiance différentes. C’est de la géopolitique. En Suisse, on aborde la confiance en mettant l’accent sur la protection des données alors que la Chine développe son vaste programme de crédit social. C’est-à-dire un système de notation pour contrôler le comportement de 1,4 milliard de citoyens. D’un extrême à l’autre, chaque pays appréhende l’évolution de la société numérique et de la confiance de manière différente. Cette question-là est passionnante. Il faut y répondre par un débat public. Celui-ci est très en retard. Notre initiative vise à la susciter.

Comment accompagner cette évolution technologique inéluctable, à la fois protectrice de la sphère privée des citoyens et garante de la démocratie, face à des outils toujours plus gourmands en données personnelles afin de nous proposer des services performants?

Il y a toute une hype autour des nouveaux outils qui nous promettent la lune. Parmi ces applications et ces initiatives comme le machine learning ou l’intelligence artificielle, il existe des motivations très mercantiles. La Trust Valley elle-même est une opération de networking entre des acteurs qui ne se parlaient pas avant. Grâce à ce terreau fertile, il se passera des choses ici qui ne se passeront pas ailleurs.

La confiance numérique, c’est un immense jeu de pouvoir entre des multinationales technologiques et des acteurs lambda. Un équilibre est-il possible face aux GAFAM?

Il y a toujours eu des dominations et des monopoles dans le temps. Ce n’est pas nouveau. Sauf qu’à un certain moment, il faut savoir se remettre en question. Dans les technologies, l’Europe se retrouve en arbitre dans le match Etats-Unis-Chine. Malheureusement pour la Suisse et l’Europe, il n’y a pas de GAFAM. Alors il faut influer d’une autre manière, en érigeant des standards, des réglementations et des normes éthiques par exemple. L’introduction, en mai 2018, du règlement européen sur la protection des données (RGPD) est un bon exemple du rôle important que l’Europe peut jouer.

C’est aussi un formidable marché d’avenir dans lequel beaucoup d’acteurs se positionnent…

Oui, c’est un marché, il ne faut pas se leurrer. Mais j’aime autant voir ce marché se développer sur l’Arc lémanique plutôt qu’à l’étranger. Les ambitions des acteurs au sein de ces deux initiatives ne sont pas les mêmes et c’est normal. Celle de l’EPFL est de répondre aux enjeux de la confiance numérique avec le point de vue d’une université, en mettant par exemple nos résultats de recherches en open source ou en participant au débat politique.

Prenons l’exemple de SwissCovid. L’application développée entre autres par l’EPFL n’a pas séduit les foules.

L’application SwissCovid, qui est une solution suisse développée par l’ensemble des universités helvétiques, illustre parfaitement comment nous pouvons avoir de l’influence sur les GAFAM. Cet exemple démontre que lorsque nous travaillons ensemble, nous avons un impact sur les Google, Facebook, etc. C’est l’impact de la science. L’application SwissCovid a servi de modèle. La démarche multipartite peut paraître compliquée, mais elle est très intéressante. Les acteurs du savoir technologique joignent leurs forces pour aider la société à prendre les bonnes décisions. C’est d’ailleurs une très bonne chose que le parlement ait pris le temps d’évaluer la pertinence de l’application, notamment en regard de la protection des données. Cela prouve la maturité du système suisse à se poser les bonnes questions. J’aimerais bien que cette démarche se répète dans d’autres domaines.

Mais comment expliquez-vous la méfiance de la population vis-à-vis de l’application?

Je n’irais pas jusque-là. Par rapport à la France ou à l’Allemagne, qui sont dotées d’un système de tracing de l’épidémie, les Suisses ont été bons élèves: environ 22% ont téléchargé SwissCovid. Mais il est vrai que l’on aurait pu mieux communiquer. Peut-être qu’il aurait fallu constituer un front politique. Je pense aussi qu’il faut être patient. La population va très vite comprendre que l’application n’est pas une si mauvaise idée. SwissCovid est une des solutions pour gérer le traçage numérique en respectant au mieux la sphère privée. Je suis donc persuadé que l’application trouvera sa place dans le contact tracing. Tous les pays qui l’ont maîtrisé l’ont fait par ce biais-là.

La société civile est pourtant la grande absente autour de la table. Les utilisateurs et utilisatrices finaux n’ont-ils pas leur mot à dire dans la construction de cette confiance numérique?

Il ne faut pas opposer les utilisateurs finaux aux entreprises ou aux institutions académiques. Ce sont leurs clients ou leurs acteurs, et les multinationales savent désormais que la confiance numérique est aussi un enjeu commercial. Les besoins et les attentes des utilisateurs ne seront donc pas ignorés, bien au contraire. A la table des discussions, le risque d’en rester au stade des grands principes est important. Comment adresser les enjeux concrets propres au numérique?
Je suis ingénieur de formation. J’aime bien voir des vrais trucs à la fin de la journée. La discussion politique et les questions de gouvernance se nichent à un autre niveau. Dans les échelles de discussions, il y a des niveaux où l’on peut être très concret.

La SDI et la Trust Valley s’adressent en grande partie aux entreprises suisses qui jouissent d’une présence mondiale. Comment comptez-vous intégrer les PME locales et nationales dans les débats?

Au Parc de l’innovation de l’EPFL, la Trust Valley va incuber et accompagner plusieurs dizaines de start-up et PME actives dans la confiance numérique. L’entreprise Sicpa, partie prenante de la Trust Valley, construit un véritable campus dans le domaine, à Prilly. Lui aussi, en collaboration avec l’EPFL, va accueillir des start-up et des groupes de recherche et développement.

La confiance numérique est-elle l’enjeu crucial de ce siècle?
C’est un des pans. Le numérique crée un nouvel espace que les gens occupent. Il faut donc repenser ce territoire de la même manière que l’on a dû investir le monde physique. Et cela, au milieu de tensions géopolitiques et économiques.


En chiffres

  • Économie numérique 19 milliards CHF dans le monde.
  • Nombre d’internautes 4,54 milliards sur la planète, soit 60% de taux de pénétration.
  • Objets connectés Plus de 8 milliards CHF. Le marché mondial avoisine les 383 milliards CHF.
  • Cyberattaques La hausse des cyberattaques se chiffre à 6 milliards CHF dans le monde chaque année.
  • Utilisation des données 2/3 des internautes se disent préoccupés de la façon dont les entreprises utilisent leurs données.


(Source: Trust Valley)