Uli Sigg est un fin connaisseur de la Chine. L’ancien journaliste économique chez Ringier (dont il est au conseil d’administration) a notamment été ambassadeur pour la Suisse en Chine. Féru d’art contemporain chinois, l’investisseur et homme d’affaires lucernois estime que nos deux pays peuvent chacun apprendre l’un de l’autre. Notamment, pour la Suisse, en matière de dépistage rigoureux des cas de covid. Pragmatique, Uli Sigg n’hésite pas à remettre en question notre conception de la protection de la sphère privée sous l’ère des mesures sanitaires. «Il faut faire la part des choses entre la protection à tout prix de la sphère privée et les énormes dommages causés par la pandémie. Il n’est pas nécessaire d’aimer la Chine pour l’admettre», relève-t-il.
PME: Etes-vous actuellement à Pékin?
Uli Sigg: Non, je suis à Sanya, sur l’île de Hainan, au sud de la Chine, depuis trois mois. Il fait 25°C, la vie est agréable.
Même en cette période de coronavirus?
Le Covid-19 n’a guère d’importance ici. Avec une population comparable à celle de la Suisse, la région a recensé environ 100 cas lors de la première vague, selon les informations locales, et depuis, plus rien. Je ne suis soumis à aucune restriction, seulement des contrôles de temps en temps avec mon code QR et je porte un masque quand c’est obligatoire, dans les transports publics et parfois dans les centres commerciaux.
Devez-vous régulièrement présenter un test négatif au Covid-19?
Les exigences en matière de tests changent continuellement selon que des cas positifs apparaissent ou non dans différentes villes. J’étais dernièrement invité à tenir une conférence dans un musée du Guangdong. Il n’y avait aucune restriction légale, mais le musée a exigé de sa propre initiative un test négatif et a finalement annulé mon invitation. Apparemment, les autorités locales ont décidé de ne pas laisser entrer les résidents d’un quartier particulier de Pékin où des cas positifs avaient été signalés et j’avais séjourné dans un hôtel de ce quartier.
Est-ce représentatif de la lutte déterminée de la Chine contre la pandémie?
Oui. L’objectif diffère complètement de celui de la Suisse, où on veut maintenir le taux de reproduction en dessous de 1. En Chine, on veut éradiquer le virus à l’aide d’une politique de dépistage et de suivi et en isolant les personnes infectées.
Ce qui signifie que le gouvernement exige les données de localisation de votre téléphone portable?
C’est la condition requise pour permettre le suivi. Grâce à un traçage national, on a réussi à maîtriser la pandémie assez rapidement. Ce qui a permis à 1,3 milliard de Chinois de reprendre une vie normale, en devant certes porter des masques dans les mégapoles, mais sans distanciation sociale et avec une grande liberté de mouvement. Les restaurants sont ouverts, on fait la fête et l’économie poursuit son cours.
Mais on peut vous suivre en permanence. Uli Sigg dort dans cet hôtel, se promène dans ce parc… Si vous ne suivez pas les règles, vous avez des ennuis avec les autorités?
Oui, c’est à peu près ça. Et ça va même plus loin. Dès que j’entre quelque part, je dois scanner un code QR avec mon téléphone portable. Valable jusqu’à minuit, il contient des informations sur mon état de santé. Les données de localisation sont ensuite vérifiées par recoupement. De plus, on mesure la température, sans contact, à chaque entrée dans un lieu public. Le tout avec l’application Wechat, que tout le monde a téléchargée de toute façon. Car vivre en Chine sans Wechat est inconcevable, tant pour voyager, pour acheter en ligne que pour réaliser ses paiements ou ses transactions bancaires. Un mini-programme appelé Health Kit est intégré à l’application Wechat.
Comment la Chine perçoit-elle la Suisse?
L’attitude de la Suisse, de l’Europe ou de l’Amérique est difficile à comprendre ici. Surtout parce que, en Occident, l’accent est mis sur l’individu, alors que, en Chine, c’est la société qui soutient de manière consensuelle les mesures prises dans le cadre de cette crise. A mon avis, chacun doit apprendre de l’autre. Je pense que si nous voulons enfin maîtriser la pandémie, nous devrions pouvoir limiter pendant la durée de cette crise la protection des données, élevée chez nous au rang de quasi-religion, en mettant en place une loi d’urgence constitutionnelle. Si nous disposions d’une méthode de suivi opérationnelle et d’un système de dépistage rigoureux, nous serions bien plus avancés.
Il faut faire la part des choses entre la protection à tout prix de la sphère privée et les énormes dommages occasionnés par cette pandémie. Il n’est pas nécessaire d’aimer la Chine pour l’admettre. Aborder cette problématique de manière rationnelle nous permettrait de diminuer considérablement les décès, les faillites, les lacunes en matière d’éducation et toutes les souffrances humaines.
Mais quid de la protection de la sphère privée?
Je suis un libéral passionné, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. On dévoile toutes sortes d’informations personnelles sur les réseaux sociaux, l’Etat connaît notre situation financière. Et pourtant, nous nous en méfions. Or la Suisse est un Etat constitutionnel avec un système de contre-pouvoirs multiples. Avec l’assurance d’une limite d’utilisation claire et de l’effacement des données enregistrées une fois le délai passé, on pourrait accorder temporairement plus de pouvoir à l’Etat pour le suivi des personnes. C’est clairement une intervention massive, mais qui nous permettrait de maîtriser plus rapidement le prochain virus. La population chinoise a retrouvé beaucoup de sa liberté depuis la mi-avril, elle est presque revenue à la normale et, de plus, l’économie a progressé en cette année de crise 2020. Nous ne pouvons qu’en rêver en Occident.
En Suisse, nous avons l’application SwissCovid du gouvernement fédéral. Est-ce suffisant?
Son efficacité dépend de la bonne volonté de l’individu qui va la télécharger, l’activer et signaler un cas de maladie. Elle renvoie à l’image idéale du citoyen qui se comporte de manière tout à fait responsable et entièrement solidaire. Ces personnes existent, mais pas en grand nombre. A la différence de la Chine, il faut ici convaincre la population des avantages de la solution proposée. Avec cette application, on a malheureusement mis l’accent avant tout sur la sécurité et la protection des données, sans apporter de plus-value directe à l’utilisateur et on a ainsi gâché une opportunité.
Le traçage implique l’enregistrement des déplacements, y compris ceux des contacts.
La condition préalable est le consentement à la géolocalisation, ce que la plupart des utilisateurs, près de 70% selon les applications, acceptent déjà. Contrairement à l’application SwissCovid, vous bénéficiez ici d’avantages concrets en tant qu’utilisateur.
Vous pensez à Google Maps?
La géolocalisation représente un avantage pour l’utilisateur et la communauté dans de nombreuses situations. Grâce aux données de localisation ou de suivi des smartphones individuels, on peut par exemple calculer les risques d’embouteillage en temps réel et les communiquer à l’utilisateur. La société Axon, fondée par Stefan Muff, dont je suis investisseur, développe des solutions similaires pour les transports en commun et ce, conformément à la conception européenne de la protection des données. Cette démarche peut tout à fait s’appliquer d’un point de vue technologique à la lutte contre la pandémie. Comme pour les alertes d’embouteillage, les utilisateurs pourraient être avertis des concentrations de foule et les données recueillies utilisées pour identifier les foyers d’infection. La technologie existe, mais pas la volonté politique, même si cette solution pourrait fournir les données relatives au Covid-19 que nous recherchons.
La Confédération ne pousse-t-elle pas suffisamment la santé numérique? Pensons à la question du dossier électronique du patient...
On dépense aujourd’hui énormément d’argent dans la numérisation de la santé publique. Ce qu’il manque, c’est une stratégie claire de la Confédération et des cantons en matière de données, qui précise par exemple si l’Etat doit organiser le monde numérique de ses citoyens de manière paternaliste ou s’il ne ferait pas mieux d’élaborer des règles pour que les Suisses puissent disposer de leurs données de manière sûre et efficace pour leur propre bénéfice et celui de la société.
La sphère privée n’est jamais aussi bien protégée que lorsque l’utilisateur peut décider lui-même de l’exploitation de ses données. La stratégie numérique de la Confédération devrait s’orienter dans ce sens, selon le principe «once only», où les données utilisateur ne sont collectées qu’une seule fois et réutilisables par les différentes administrations. La Suisse manque également d’une «Swiss community app» nationale qui permettrait à l’Etat de communiquer directement avec les habitants du pays. Ce serait la base d’un service public numérique en Suisse.
Au début de la crise, le président Xi Jinping a été fortement mis sous pression pour avoir nié ou dissimulé la situation et réagi trop tard à la pandémie.
En effet. Mais le gouvernement a ensuite agi de manière conséquente et maîtrisé le virus assez rapidement. Un succès qu’on lui attribue personnellement avec l’aide des médias d’Etat. La confiance dans le système s’est finalement renforcée avec la crise du coronavirus. Le chaos en Occident profite à la Chine, qui se profile mondialement comme le fournisseur de matériel de protection et de vaccins. Le pays se met ainsi en lumière politiquement. Cette attitude a été adoptée en Chine au début de la pandémie. Aujourd’hui, les médias d’Etat n’ont plus besoin d’avoir recours à cet aspect de la propagande. Il suffit de décrire la situation occidentale telle qu’elle est, y compris les images de la prise d’assaut du Capitole à Washington. L’opinion est ici unanime, c’est une situation liée au système et nous n’en voulons pas.
Ce qui fait de Trump un atout pour le système chinois?
Une majorité de la population chinoise est aujourd’hui convaincue que son propre système politique est supérieur à celui de l’Occident. L’image des démocraties occidentales a irrémédiablement souffert en Chine – ces agissements chaotiques et carrément fantaisistes des Etats-Unis sous la présidence de Trump. C’était inévitable avec son expérience qui se limitait essentiellement à des affaires, à des manigances et à des combines dans les milieux de la côte Est. Au niveau international, elle se résumait à quelques projets de terrains de golf en Ecosse et à l’élection de Miss Monde à Moscou. Qu’on puisse diriger l’Occident et le monde libre avec ces qualifications est reproché à juste titre à la démocratie américaine.
Avec quelles conséquences en Asie?
La Chine marque certes des points en Asie, mais des démocraties comme la Corée du Sud ou Taïwan ont également très bien fait face à la crise du Covid-19. En Afrique et en Amérique latine, on sait que la Chine est revenue à la normale tandis que les démocraties occidentales présentent un tableau désolant avec une mortalité toujours en hausse. Cette image fait le jeu des gouvernements autocratiques, car ils peuvent désigner l’Occident et demander: «Voulez-vous vraiment un système aussi inefficace que celui des Etats-Unis ou du Royaume-Uni?»
La signature de l’accord RCEP de libre-échange avec 15 pays d’Asie et du Pacifique a également été un symbole fort.
En effet. Les Etats-Unis se sont retirés d’un avant-projet similaire. Stratégiquement, le gouvernement chinois a toujours eu trois longueurs d’avance sur l’administration Trump. Le premier jour de son mandat, il a annoncé fièrement vouloir être imprévisible. Lorsque vous êtes la première puissance mondiale, vous ne pouvez pas être imprévisible. Depuis lors, les Etats-Unis ont été mis quotidiennement à l’épreuve par la Chine et la Russie dans un domaine ou un autre, au niveau du commerce mondial, en mer de Chine méridionale, concernant Taïwan, en Asie. Une situation qui a déstabilisé les affaires internationales. La nation dirigeante de l’Occident doit afficher aux yeux du monde une stratégie claire et indiquer où se situe la ligne rouge. L’imprévisibilité est l’arme des faibles, comme la Corée du Nord.
Répression à Hongkong, développement du projet des nouvelles Routes de la soie, la Chine profite-t-elle de la situation?
L’ère Trump a été une occasion inespérée pour la Chine de mettre en place encore plus rapidement la stratégie du président Xi notamment à Hongkong, vis-à-vis de Taïwan et en mer de Chine méridionale. Les nouvelles Routes de la soie font également partie de cette stratégie.
Et Joe Biden?
Il a beaucoup plus d’expérience, mais doit d’abord pourvoir les postes les plus élevés et Hongkong n’est probablement pas sa priorité. Pour l’instant, il se limitera probablement à des déclarations d’intention. Il ne va certainement pas réussir à améliorer la réputation de partenaire peu fiable du modèle démocratique occidental. Ces allers-retours sur l’Accord de Paris ou sur le nucléaire iranien, ces revirements radicaux à chaque nouvelle administration et les retards qu’ils impliquent sont difficilement compréhensibles. Et que se passera-t-il après quatre ans de Biden?
Notre pays doit-il adopter une position plus dure avec Pékin en ce qui concerne les violations des droits de l’homme?
Nous devons nous en tenir à nos points de vue différents. Il ne sert à rien d’esquiver. Et nous devons toujours insister sur la réciprocité. Il va falloir trouver un terrain d’entente avec la Chine, son poids dans la construction commune de notre avenir et les interdépendances économiques l’exigent.
Bio express:
- 1946 Naissance à Lucerne.
- 1968-1972 Etudes de droit et doctorat à l’Université de Zurich.
- 1973 Journaliste économique chez Ringier et «Finanz und Wirtschaft».
- 1977-1990 Carrière au sein du groupe Schindler et China Schindler Elevator Co. à Pékin.
- 1995-1998 Ambassadeur de Suisse en Chine et en Corée du Nord.
- 2007 Commissaire général du pavillon suisse à l’Exposition universelle 2010 de Shanghai.