Le secret bancaire est mort. Vive la cryptoéconomie! Cette expression pourrait, à elle seule, symboliser la reconversion suisse entamée en 2015 après le décès clinique du secret bancaire. En à peine trois ans, la Suisse a bâti tout un cadre favorable aux développements des cryptomonnaies (bitcoin, ether) et des cryptotechnologies (blockchain) jusqu’à s’ériger, en 2018, en première cryptonation mondiale. Cette évolution tient presque de la résilience dans le sacro-saint pays des banques puisque ces innovations s’émancipent dans un écosystème décentralisé et «désintermédiarisé». De quoi remettre en cause plusieurs modèles d’affaires bien établis. Et en créer de nouveaux.
Zoug, capitale autoproclamée
Au cœur de cette révolution aussi importante qu’internet, la Suisse ferait donc la course en tête devant les autres grandes places financières mondiales. Au-delà des effets d’annonces et de l’intérêt de l’économie, qu’en est-il concrètement? Comment ces technologies se traduisent dans les faits, les usages et les projets? Les cryptotechnologies ne sont plus l’apanage d’une poignée de start-up avant-gardistes. Elles suscitent l’intérêt d’un nombre croissant de PME suisses désireuses de les appliquer à leur modèle d’affaires. Mais de la théorie au cas pratique, un énorme pas reste à franchir. Car si la Suisse a des atouts, elle doit encore lever de nombreux freins réglementaires et fiscaux avant de récolter les fruits de cette cryptoéconomie.
Avec ses 30 000 habitants, Zoug est devenue – un peu par hasard – la petite capitale de cette cryptonation suisse en devenir. C’est l’arrivée en 2014 d’Ethereum qui va changer la donne. Cette start-up est née fin 2013 dans le cerveau de Vitalik Buterin, un jeune Canadien d’origine russe de 19 ans qui s’entête alors à créer sa propre devise virtuelle: l’ether (la devise électronique d’Ethereum). Le système développé par Ethereum fonctionne comme la quasi-totalité des cryptomonnaies. Pour rappel, ces dernières s’échangent de gré à gré via des plateformes internet contre des devises réelles. Leur gestion évolue dans un système décentralisé. Aucune banque, donc, ni billet. L’argent est créé en résolvant des algorithmes par un logiciel, dont la puissance de calcul est partagée en réseau. La communauté gère les transactions et la création de la monnaie.
La révolution d’Ethereum est d’utiliser cette technologie algorithmique pour l’étendre à toutes sortes d’applications et de services: rédaction de contrats numériques, vote électronique, covoiturage, réservations d’hôtel… Le tout dans un écosystème décentralisé qui ne dépend pas de la compétence d’une autorité centrale, d’un gouvernement ou d’une entreprise. Ethereum inaugure ni plus ni moins l’application des protocoles de cryptage au-delà d’un usage purement monétaire.
L’engouement est tel que Vitalik Buterin parvient à lever plus de 18 millions de dollars à l’été 2014. Il s’agit de la première ICO (Initial Coin Offering) à Zoug, c’est-à-dire une levée de fonds sous forme de financement participatif permettant aux start-up de récolter de l’argent en échange d’actifs numériques (jetons). Echangeables sans intermédiaires, ces «parts» gagnent de la valeur avec le succès de la start-up émettrice. Dans le sillage d’Ethereum, l’implantation de Bitcoin Suisse, un fournisseur de services financiers spécialisé, et de MME, un cabinet d’avocats qui fait désormais référence dans le secteur, va permettre à Zoug d’asseoir son statut.
Une stratégie visionnaire?
Depuis, la ville attire les pépites avant-gardistes de cette révolution monétaire et technologique puisque sur les dix entreprises à la pointe dans ce domaine, quatre y ont trouvé refuge. La ville et le canton se posent désormais en Crypto Valley suisse et en font un argument promotionnel, économique et politique. Pour Zoug, c’est également l’occasion de capitaliser sur son savoir-faire historique et de trouver une réponse à la déliquescence de son industrie cryptographique. Rappelons que la ville héberge, depuis plus d’un demi-siècle, les grands fabricants suisses d’appareils de chiffrement physique et numérique comme Crypto ou Omnisec. Cette dernière a fait faillite en 2017. Quant à Crypto, elle est en pleine restructuration.
Cette technologie jouit d’un très fort potentiel auprès des petites et moyennes entreprises.
Pour Zoug et la Suisse, la révolution des cryptotechnologies est donc du pain bénit. Pourtant, ce succès n’est pas le fruit d’une politique ou d’une stratégie visionnaires. Les raisons sont à chercher dans une fiscalité et un système juridique attrayants. «La Suisse s’est positionnée, par chance, comme le centre du monde de la crypto par le fait qu’elle jouit d’un système de structures de fondations légales très attractif pour les projets dans ce domaine», souligne Antoine Verdon, cofondateur du projet de la start-up zurichoise Proxeus, basé au Liechtenstein, qui démocratise la création d’applications blockchain (la technologie algorithmique sur laquelle reposent les cryptomonnaies comme le bitcoin ou l’ether). Une grande partie de l’équipe de programmation est située à Zoug. La Suisse, pays libéral et décentralisé, est donc le terreau rêvé pour l’émancipation de cette révolution technologique.
Il n’empêche, l’implantation à Zoug de sociétés spécialisées dans le secteur comme Xapo, Lisk ou Patria Digitalis a permis de créer un écosystème complet et attractif: «Il n’y a qu’à voir le nombre de projets qui arrivent de l’étranger ou s’initient en Suisse, commente Alexis Roussel, cofondateur de Bity.com à Neuchâtel, le premier négociant suisse, en 2014, en monnaies virtuelles. Les entreprises trouvent en Suisse un environnement favorable et des interlocuteurs au fait des enjeux. C’est l’un des grands avantages de la Suisse face aux autres places financières comme Londres, Singapour ou Luxembourg qui capitalisent sur cette innovation.» En Suisse, Zoug n’est plus l’unique centre de compétences dans les cryptotechnologies. Les cantons de Zurich, Neuchâtel et Genève sont, eux aussi, très à la pointe.
Choc des cultures
La Suisse sait donc qu’elle a un coup à jouer. Au mois de janvier dernier, Johann Schneider-Ammann n’a pas caché publiquement son ambition de faire de la Suisse une cryptonation pour attirer davantage de PME dans ce secteur. Le ministre de l’Economie a reformulé quelques semaines plus tard sa déclaration. Exit la cryptonation. Il faut dire blockchain-nation. Un changement sémantique qui souligne la mauvaise image (spéculation, blanchiment d’argent, fraude) dont jouissent encore les cryptomonnaies. Pour beaucoup, elles restent un instrument spéculatif qui soulève encore bien des réticences.
Le rapport de la Finma a permis de calmer certains esprits. Dans un guide pratique publié le 16 février 2018, l’Autorité de surveillance des marchés clarifie sa position et ses exigences sur les cryptomonnaies. Elle explique surtout comment elle traitera les questions d’assujettissement des ICO (lire notre article en p. 82). Ce sujet est l’un des points de crispation les plus chauds pour le secteur et celui qui nécessitait le plus rapidement une réglementation. Le rapport était très attendu et fixe désormais les règles du jeu. Les cryptomonnaies entrent ainsi dans le cadre de la loi antiblanchiment. Quant aux jetons (tokens) émis dans le cadre d’une ICO, ils sont considérés soit comme des jetons de paiement, d’utilité ou de sécurité.
Prise de position de la Finma
La prise de position de la Finma a été saluée par l’ensemble des acteurs mondiaux du secteur. «Le régulateur n’a pas eu besoin de modifier la loi existante, explique Alexis Roussel. Son travail a été simple. La Finma a juste mis des mots sur de nouveaux concepts. Elle a adapté ses pratiques et rédigé des définitions conformes à une nouvelle réalité. L’Autorité l’a fait de manière intelligente, puisque sa prise de position a permis de créer un climat de confiance.» Du côté de Nyon, Vincent Oswald tire les mêmes conclusions. «On ne s’en rend pas toujours compte, mais la Suisse est le premier pays à avoir un positionnement fort, explique le cofondateur d’Enki Partners, société de conseil pour les PME qui accompagne, entre autres, les projets blockchain dans leur compliance avec la Finma.
Vincent Oswald salue le défi relevé par la Finma. «L’essence des cryptomonnaies et des cryptotechnologies, c’est la décentralisation. Comment réguler des technologies qui s’autorégulent par la communauté? Il y a deux mondes et deux visions qui s’opposent. Une levée de fonds classique est soumise à des règles strictes. Une ICO, parce qu’elle existe dans la blockchain, n’était pas régulée. Il est naïf d’imaginer qu’une ICO faisant appel à de l’argent privé ne soit pas soumise aux mêmes règles. Dans un effort de transparence, la Finma a donc mis de l’ordre. Mais ce n’est que le début, ajoute Vincent Oswald. Il y a de nombreux projets d’ICO en Suisse et beaucoup de discussions avec la Finma. Il va falloir attendre encore quelques mois pour savoir si les banques vont jouer le jeu et si cette prise de position va permettre d’attirer de nouveaux projets en Suisse.»
Car cette évolution positive n’éclipse pas les autres freins. Le premier reste l’attitude des banques. Celles-ci ne veulent toujours pas ouvrir de comptes pour des sociétés actives dans le secteur. «Beaucoup de projets sont morts à cause de cela, constate Alexis Roussel. Chez Bity.com, nous avons énormément travaillé pour sécuriser notre relation bancaire. Cela nous a pris des années. Pour le développement d’une crypto-économie suisse, la frilosité des banques rend les choses plus difficiles. Elle contraint les acteurs à trouver d’autres solutions. La plupart se lancent donc sans compte bancaire. L’entreprise est inscrite au Registre du commerce avec un apport en nature, en bitcoin ou en ether.»
L’autre frein, c’est la difficulté des start-up du secteur à recruter des experts en Suisse dans les différents protocoles cryptographiques. Elles n’ont pas les moyens de s’aligner sur les prétentions salariales des ingénieurs de l’EPFL ou de l’EPFZ. Alors elles recrutent en Biélorussie et en Ukraine, où les compétences dans les cryptotechnologies figurent parmi les meilleures au monde. Le dernier obstacle, et non des moindres, se niche dans la maîtrise, la compréhension et la démocratisation de ces technologies. Les usages monétaires de la crypto sont déjà bien connus. Le grand défi est d’appliquer cette innovation à tous les usages.
Selon Antoine Verdon, de la start-up Proxeus, ce n’est qu’une question de temps. «Les cryptotechnologies vont s’émanciper dans la société et l’économie au même titre que l’informatique et internet il y a vingt ans.» Le Vaudois exilé sur les bords de la Limmat mentionne son mariage civil à l’hôtel de ville de Zurich l’été dernier.
Une révolution comparable à internet
«Nous avons signé à la main le contrat de mariage. Puis, quelques jours plus tard, Zurich nous a demandé nos actes d’origine. Ma femme et moi avons donc appelé les communes de Fribourg et de Lausanne. Ces dernières nous facturent la prestation avant de nous envoyer les actes officiels… Tout ce processus n’existe pas dans un monde blockchain. Nous aurions pu signer le contrat de mariage digitalement, avec nos identités cryptographiques, les informations concernant le mariage auraient été ajoutées à nos identités cryptographiques et seraient accessibles à tous les registres de Suisse automatiquement qui contiennent déjà toutes les informations, et ce serait fini. Appliquée à tous les autres secteurs (banques, administration), la blockchain est une révolution.» Une poignée de PME suisses, tous secteurs confondus, et certaines administrations s’y intéressent de près pour leurs propres activités. A l’instar de Zoug qui a mis sur pied l’authentification d’une identité numérique autonome par la reconnaissance de la signature électronique. Avec SecuTix, éditeur d’une solution cloud de billetterie, le Paléo Festival a testé l’été dernier un processus d’émission et d’activation de billet à partir d’une application mobile fondée sur la blockchain, pour lutter contre le marché noir. Kodak a annoncé un projet de plateforme pour que les photographes puissent être rémunérés grâce à son KodakCoin.
Enfin, le canton de Genève et l’organisation E-Government Switzerland ont expérimenté la délivrance d’actes authentiques électroniques avec la blockchain. Ils vont aussi expérimenter la signature électronique qualifiée blockchain. Pierre Maudet ne cache pas son intention d’élargir cette technologie à d’autres secteurs et a annoncé, le 3 mai dernier, la publication prochaine d’un guide pratique pour faire son ICO dans le canton de Genève. Ailleurs, on citera également les initiatives dans la banque (UBS) et les télécommunications (Swisscom), mais aussi l’horlogerie et le prêt-à-porter. La marque canadienne de doudounes et de parkas Canada Goose accepte les paiements en bitcoin. Elle fournit avec chaque blouson un certificat blockchain pour authentifier la veste.
A Genève, Vincent Pignon observe cette démocratisation et l’intérêt de nouveaux acteurs pour la blockchain. Notamment, les PME. «Cette technologie jouit d’un très fort potentiel chez les petites et moyennes entreprises», insiste le fondateur de WeCan.Fund. Fondée en 2015, cette société conseille et accompagne les entreprises qui cherchent à lever des fonds par des ICO et à développer des solutions blockchain pour l’appliquer dans leur secteur d’activité. «En termes d’innovation, la blockchain est relativement accessible pour une PME par rapport à l’intelligence artificielle, par exemple. La majorité des protocoles cryptographiques sont open source et nous réalisons une grande partie de nos développements avec Ethereum.»
Les PME et l’administration s’y mettent
L’investissement est dans la formation et la maîtrise de la technologie. Il n’existe pas encore en Suisse de produits typiques pour les PME. Il est encore trop tôt. Dans un ou deux ans, assurent les experts. Pour l’heure, les projets dans les cryptotechnologies se cantonnent aux départements R&D des grandes entreprises. Mais l’intérêt est là et la révolution en marche. Tous les acteurs du secteur sont d’ailleurs convaincus que la Suisse réussira cette transition. Car avec ses 26 cantons autonomes reliés à une cause commune, le pays ressemble comme deux gouttes d’eau à la forme d’organisation décentralisée promue par la philosophie blockchain.