Imaginez un immense cahier écrit à l’encre indélébile dont on ne pourrait pas arracher les pages, ni changer la moindre virgule au texte précédemment rédigé. Supposez ensuite que ce cahier existe à l’identique en de très nombreux exemplaires, à des endroits totalement différents et que chaque fois que quelqu’un rédige une ligne dans l’un d’eux, tous les autres se mettent automatiquement à jour. Vous avez alors compris le concept de la blockchain!
La blockchain est un registre numérique, décentralisé, partagé et infalsifiable. Autrement dit, c’est une base de données dans laquelle les nombreuses parties prenantes peuvent inscrire des informations (transactions, tâches réalisées, etc.) codées sous forme de chiffres. Comme elle n’est pas contrôlée par une autorité centrale, ses utilisateurs peuvent valider les transactions des autres sans avoir besoin d’intermédiaires. Les écritures étant alors répercutées (quasiment) en temps réel chez tous les utilisateurs, toute modification est vue par l’ensemble des participants, ce qui empêche les falsifications, car il faudrait réussir à rentrer dans tous les ordinateurs. Quant aux transactions, elles sont transparentes, entièrement retraçables, signées, datées et certifiées.
Des transactions d’égal à égal
L’intérêt? Il est multiple. Cette technologie peut simplifier ou accélérer les processus, éviter le marché noir ou le piratage de données, certifier que des biens arrivent aux bons destinataires, garantir une traçabilité parfaite des produits ou encore permettre à des inconnus d’effectuer entre eux des transactions sans passer par un tiers garant. Enfin, un de ses grands atouts est de permettre les «smart contracts», ces programmes informatiques qui exécutent automatiquement certaines actions définies à l’avance sans nécessiter d’intervention humaine (selon le principe «si…, alors…»).
La blockchain peut donc s’appliquer à une myriade de domaines, le plus connu – mais pas forcément le plus intéressant – d’entre eux étant certainement celui des cryptomonnaies. En bouleversant complètement les schémas traditionnels – car elle ouvre la voie à des transactions d’égal à égal (peer-to-peer), sans passer par un intermédiaire –, elle est susceptible de concerner toutes les entreprises, jeunes ou anciennes, petites ou grandes. Face à cette multitude d’applications possibles et d’acteurs concernés, les prévisions tablent sur une forte croissance. «La blockchain devrait générer par année 300 à 400 milliards de dollars de valeur économique dans le monde à l’horizon 2027», expliquait Michael Klien d’UBS Global Wealth Management, lors du forum Forward sur la digitalisation organisé par l’EPFL, Le Temps et PME Magazine.
Une technologie n’est pas une fin en soi
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le marché fasse rêver et que des fonds colossaux arrivent à être levés sur les marchés financiers. De quoi alimenter un gros buzz autour de ce terme, avec ses effets collatéraux négatifs. «Beaucoup d’entreprises, de CEO ou d’actionnaires veulent faire de la blockchain simplement parce qu’ils en entendent tout le temps parler, constate Vincent Pignon, conseiller en blockchain à l’Etat de Genève et fondateur de la fintech WeCan.Fund. Or bien souvent, la manière dont la technologie est exploitée n’apporte pas de plus-value par rapport à ce qu’offre une base de données traditionnelle.» Tout convaincu qu’il est par cette technologie, il ne cesse de le répéter: «La blockchain n’est pas utile pour tout.» Il est dès lors impératif de se poser la question de sa réelle nécessité avant de se lancer dans un tel projet.
La blockchain n’est utile que si elle permet de répondre à un besoin non encore satisfait.
La décision de savoir si on veut y recourir doit être guidée par la vision stratégique. «La blockchain est certes un outil prometteur, mais elle n’est utile à une entreprise que si elle permet de répondre à un besoin non encore satisfait, martèle Cyril Déléaval, coach chez Genilem. Un outil n’est jamais une fin en soi.»
En raison de ce fort engouement, les sociétés sont souvent sollicitées par des consultants qui veulent leur vendre des solutions blockchain. «Toutes les semaines ou presque, on me contacte pour me vendre un projet incluant cette technologie très à la mode. C’est un peu le phénomène «dot com» de la fin du siècle passé», témoigne Frédéric Pannatier, de Hublot. Et le Chief Informatic Officer de la marque horlogère de poursuivre: «Elle a certes des aspects intéressants, notamment pour la traçabilité et l’authentification, mais il existe d’autres solutions. Ainsi, notre certificat numérique, développé en collaboration avec WISeKey, nous convient pour l’instant parfaitement. Cela nous permet aussi de voir comment vont évoluer les choses.» Car même si l’enthousiasme est à la hauteur du potentiel de la blockchain, il reste encore plusieurs freins, notamment en termes juridiques, organisationnels et technologiques.
Adapter son business model
Si certaines entreprises préfèrent attendre, d’autres se sont déjà largement positionnées. C’est le cas de nombreuses start-up qui ont créé leur modèle d’affaires autour de la blockchain afin d’offrir de nouveaux services – à l’image en Suisse romande de SwissBorg (plateforme de wealth management sur la blockchain), Taurus (commerce d’actifs blockchain et plateforme sécurisée pour actifs digitaux), Metaco (coffre-fort numérique pour les cryptomonnaies) ou Peerspoint (solutions pour le sport), pour n’en citer que quelques-unes. Certains grands groupes planchent aussi déjà largement sur la question: de nombreuses banques, assurances, industries et sociétés de services informatiques, ou encore Swisscom qui a récemment créé une filiale dédiée (Swisscom Blockchain).
Enfin, des sociétés établies de longue date s’adaptent afin de faire évoluer leur business model en conséquence. Ainsi, l’entreprise vaudoise Sicpa, qui aide depuis bientôt un siècle les gouvernements dans certaines de leurs missions critiques telles que la sécurité des billets de banque, «évolue de façon tout à fait naturelle pour les accompagner dans le virage numérique», détaille Philippe Thévoz, Executive Vice-President eGovernement Systems. «Nous voulons que nos solutions de sécurité puissent créer de la confiance aussi bien dans le monde physique que numérique. Et, pour cela, elles intègrent la blockchain, mais aussi d’autres technologies, telles que la cryptographie, l’identité numérique, le lien physique-digital ou encore l’intelligence artificielle. La blockchain ne constitue donc qu’un des éléments permettant d’établir la confiance, mais elle est importante, car c’est la clé de voûte de l’ensemble garantissant l’intégrité des données.»
Des utilisations dans des domaines très variés
Concerts et matchs: contrer le marché noir
La revente frauduleuse de billets à des prix surfaits et le marché noir sont des plaies contre lesquelles les organisateurs de festivals, de spectacles et d’événements sportifs à succès essaient de lutter depuis des décennies. Pour y remédier, Paléo mène un projet pilote avec l’éditeur de solutions de billetterie SecuTix, filiale de la société IT vaudoise ELCA. Partenaires de longue date, ils ont testé une solution blockchain en 2017 sur quelque 10 000 billets (soit environ 5% des 210 000 billets émis au total).
«Nous avons choisi une population que nous pouvions identifier et contacter rapidement en cas de problème, à savoir les personnes engagées sur les stands privés de nourriture et d’artisanat, détaille David Franklin, responsable de technologies de billetterie au sein du festival. Mais nous n’avons pas eu besoin de solution de repli, l’expérience s’étant bien passée. Nous allons donc l’étendre cette année à 9000 billets supplémentaires.»
Le fonctionnement? Tout d’abord, il faut passer du billet papier à une solution entièrement numérique (y compris la présentation de billet sur son smartphone), basée sur une application mobile. «Il faut imaginer ce billet 100% numérique comme un contrat entre l’organisateur et le spectateur dans lequel on a inscrit des règles, par exemple de transmissibilité ou de marge maximale en cas de revente. La blockchain permet donc de réguler le second marché.» Concrètement, il s’agit de contrôler et de sécuriser le processus d’émission, de transfert et d’activation des billets, tout en gardant la traçabilité des spectateurs. Aujourd’hui, un système traditionnel rend une bourse aux billets très lourde à gérer. «Nous sommes donc obligés de la fermer une dizaine de jours avant le festival.»
Avec une solution blockchain, le transfert peut se faire de manière décentralisée et absolument fiable, à un prix fixé par le festival. Résultat: une plus grande flexibilité (la revente de billets peut se faire jusqu’au dernier moment), une efficacité accrue, des prix de revente plafonnés et un meilleur service clients. «Ce sera tout bénéfice pour le festivalier.»
Internet: mieux sécuriser les e-mails et les réseaux sociaux
Les e-mails et les réseaux sociaux sont très pratiques, mais comportent – notamment – le risque d’usurpation d’identité. Plusieurs sociétés recourent à la blockchain pour remédier à ce problème. C’est notamment le cas de deux start-up basées dans l’incubateur genevois Fongit.Gmelius offre ainsi un outil de marquage d’e-mails permettant de prouver l’existence et l’intégrité de messages envoyés sur Gmail en ancrant les données qui leur sont associées (pièces jointes comprises) dans une blockchain (en l’occurrence celle d’Ethereum). Sa «Gmelius Blockchain architecture» évite qu’une personne se fasse passer pour une autre ou qu’un destinataire dise qu’il n’a pas reçu l’e-mail. C’est également le cas de ProtonMail, 8 millions d’utilisateurs, qui offre un service de messagerie cryptée.
Au niveau des réseaux sociaux, l’entreprise genevoise Hardah propose une solution également basée sur la blockchain. «Au départ, nous avions pensé créer un réseau social sans cette technologie. Mais elle nous a paru être le meilleur moyen de résoudre le problème des fake news: comme il n’est pas possible de modifier le passé d’une information publiée via la blockchain, la traçabilité de celle-ci permet de remonter à la source et de savoir qui est la première personne à l’avoir écrite ou partagée», explique David Delmi, son fondateur et CEO.
Energie: permettre une autoconsommation collective
Avec la révision de la loi sur l’énergie et la stratégie énergétique 2050, plusieurs consommateurs peuvent se rassembler afin d’être considérés comme un client unique. Sous certaines conditions, les membres de ce regroupement de consommation peuvent s’échanger de l’énergie (par exemple si l’un produit plus d’énergie solaire qu’il n’en consomme) et choisir leur fournisseur d’énergie. Dans ce cadre, l’eEnergy Center, hébergé par l’Institut Icare à Sierre, développe un service permettant de mettre en place et de gérer ces regroupements de consommation. Son projet vise à créer, d’une part, une solution de gestion de communautés d’autoconsommation et, d’autre part, une place de marché où ces communautés pourront effectuer des transactions énergétiques et financières.
«Nous sommes en train de procéder à un test grandeur nature avec la technologie blockchain afin de permettre des transactions transparentes, sûres et traçables, et d’offrir un tiers garant», relate Yvan Bétrisey, responsable innovation technologique de ce centre au service de la transition énergétique. Malgré les promesses de la blockchain, il refuse de «vendre du rêve». «Nous adoptons une démarche très pragmatique. Nous voulons nous assurer que cette technologie fonctionne, qu’elle est juridiquement valable, qu’elle offre une vraie valeur ajoutée et qu’au final elle apporte la meilleure solution pour un usage comme celui-ci.» Le verdict ne devrait pas trop tarder: ce projet de gestion d’autoconsommation, soutenu par la fondation pour l’innovation en Valais The Ark et deux distributeurs valaisans d’électricité, devrait déboucher sur une solution qui fonctionne d’ici la fin de l’année.
Pharma: assurer la chaîne du froid
Les médicaments font partie de ces produits qui peuvent être très sensibles aux températures, que ce soit lors de la production ou du transport. D’ailleurs, la régulation européenne exige des compagnies pharmaceutiques qu’elles s’assurent que leurs conditions de livraison sont irréprochables en la matière et qu’elles puissent le prouver. Par ses qualités en termes de traçabilité, la blockchain (associée à des capteurs sur les produits) offre plusieurs applications. Ainsi, la start-up zurichoise Modum et La Poste ont signé un partenariat afin de proposer au secteur pharmaceutique un outil fiable pour le monitoring de la température des médicaments lors des livraisons aux pharmacies ou aux hôpitaux. L’intérêt de la blockchain? Une fois les données concernant les conditions de transport (température, localisation, absence de chocs…) enregistrées, plus personne ne peut les modifier.
Cette traçabilité revêt un quadruple avantage: le destinataire peut être sûr de l’intégrité de son produit. En cours de route, le transporteur qui constaterait un écart soudain de température aurait éventuellement la possibilité de prendre des mesures correctrices à temps. Et s’il ne le peut pas, un «smart contract» associé pourrait alors passer immédiatement et de manière automatisée une nouvelle commande, sans devoir attendre que le produit arrive à destination. Enfin, si la marchandise est détériorée, cette technologie facilite la recherche des causes et responsabilités, renvoyant aux mauvais souvenirs les longues enquêtes tout au long de la chaîne logistique.
Zones industrielles: construire au bon endroit
Pour mettre en œuvre la mixité et accompagner la densification de certaines zones industrielles, la Fondation pour les terrains industriels (FTI) à Genève est en train de créer un marché des droits à bâtir dont les transactions seront enregistrées dans la blockchain, et ce avec le soutien de la fintech WeCan.Fund. Ce concept totalement nouveau permettra «de fabriquer des quartiers d’activités mieux pensés, tout en rendant leur réalisation transparente», assure le directeur de la FTI, Yves Cretegny.
Comment? Selon les projets qu’ils souhaitent développer, les propriétaires de parcelles peuvent vendre ou acheter les droits à bâtir en fonction de leurs besoins. Ils peuvent se les échanger ou les vendre, tel un «Tetris immobilier», et tout passe par le registre blockchain de manière inaltérable, transparente et peu coûteuse. L’Etat donne ensuite l’autorisation de construire, ce qui verrouille les transactions. Il faut relever que les notaires auront un rôle nettement plus modeste, mais seront toujours nécessaires pour l’identification des personnes.
Cette transparence est importante pour la FTI: «Nous sommes également propriétaires de parcelles et nous pourrons potentiellement prendre part aux transactions. Le fait d’avoir un registre totalement ouvert et transparent permettra d’assurer aux autres acteurs que nous n’abusons pas de notre double fonction, à savoir celle de propriétaire foncier et celle de responsable public de la tenue du registre.» Ce dernier point est d’ailleurs essentiel, car la blockchain permet de résoudre cette problématique bien connue: prouver que l’on peut simultanément servir l’intérêt collectif et son propre intérêt.
Patients: avoir son dossier médical partageable et sécurisé
Avoir sa propre banque de données médicales accessible à tout moment et de manière sécurisée constitue l’un des défis du fameux dossier médical informatisé. Plusieurs entreprises travaillent sur la question, dont la start-up Pryv, à Lausanne, qui a développé une solution numérique permettant au patient d’avoir sa propre banque de données médicales avec la possibilité de donner des accès aux différents acteurs médicaux, grâce notamment à la blockchain.
C’est également un sujet sur lequel travaillent le professeur Michael Schumacher et l’assistante de recherche Alevtina Dubovitskaya (doctorante à l’EPFL) de l’Institut informatique de gestion HES-SO Valais, en collaboration avec le Blockchain Lab de Sierre, ainsi que des chercheurs de l’université et de l’hôpital de Stony Brook aux Etats-Unis.
«Nous développons un prototype afin de voir comment utiliser la blockchain pour échanger de manière simple, sûre et rapide des données médicales sensibles entre différents acteurs de la santé qui ne sont pas forcément au même endroit, explique Alevtina Dubovitskaya. Aujourd’hui, un patient qui voudrait partager ses données avec un autre hôpital doit à chaque fois signer un consentement. De leur côté, les médecins ont montré un intérêt, car cela leur éviterait de gérer les consentements et de transférer les dossiers de leurs patients par la poste, ce qui prend du temps. Les solutions qui existent aujourd’hui sont soit non sécurisées, soit compliquées, soit trop longues. En oncologie, par exemple, il est très important d’avoir tout l’historique des données (notamment les doses de radiation) et il est difficile de gérer le volume de ces dernières au cours de toute sa vie. Nos travaux sont d’ailleurs partis de l’idée d’un oncologue.»
La chercheuse est d’avis que la blockchain offre des possibilités que les autres technologies ne présentent pas, notamment en matière de traçabilité, d’immuabilité, de sécurité et de protection de la vie privée. Mais elle évoque aussi ses limites, du moins actuelles, en termes de réglementations (aucune loi sur son utilisation), de sécurisation des données (comment être sûr que les patients vont bien conserver leurs clés cryptographiques?) et de taille critique (pour que cette solution soit vraiment utile, il faut qu’un grand nombre d’acteurs de la santé l’adoptent). Ce sont d’ailleurs des freins auxquels sont confrontés de nombreux autres domaines s’intéressant à la blockchain.
Aviation: des indemnités automatiques en cas de retard
Certaines entreprises développent des systèmes d’assurance voyage automatisés basés sur la blockchain. Grâce à ces services, les passagers peuvent être automatiquement indemnisés en cas de retard de leur vol, sans devoir remplir le moindre formulaire.
Le principe? D’abord, la société crée des «smart contracts», ces programmes autonomes qui exécutent automatiquement des ordres, selon des conditions définies à l’avance et inscrites sur la blockchain (exemple: si l’avion a plus de X heures de retard, alors les passagers ont droit à Y francs d’indemnités). Ensuite, elle met en place un algorithme qui fait le lien entre ce programme informatique et le monde réel en se connectant aux bases de données des aéroports.
De manière plus générale, le monde du transport aérien – compagnies aériennes, aéroports, sociétés de handling, associations faîtières (IATA et ACI) et SITA (leader mondial des systèmes informatiques destinés au transport aérien, basé à Genève) – teste plusieurs solutions de blockchain.
Pierres précieuses: traçabilité des gemmes
L’industrie des pierres précieuses commence à recourir à des solutions blockchain pour accroître la transparence sur la provenance des gemmes et les suivre tout au long de la chaîne de valeur. Après De Beers et sa «Diamond Blockchain Initiative», le groupe lucernois Gübelin a récemment enrichi son initiative «Provenance Proof label» par le premier projet blockchain offrant une traçabilité des pierres de couleur, de la mine jusqu’au consommateur final, «une tâche compliquée car la chaîne d’approvisionnement est longue, fragmentée et complexe».
Ce projet, établi en partenariat avec la société Everledger, enregistre toutes les transactions faites peer-to-peer dans un registre virtuel sécurisé de manière cryptographique, distribué et accessible à tous les acteurs impliqués, tels que mines, commerçants, tailleurs, gemmologues, bijoutiers et clients finaux. Les principaux bénéfices énumérés par Gübelin? La transparence, la sécurité et la rapidité.
Architectes, designers, photographes: mieux protéger leurs créations
Photographes, architectes, designers et autres professions similaires sont confrontés à plusieurs problématiques communes concernant la protection de leurs créations. La blockchain peut leur être utile à plusieurs niveaux. «Lorsqu’ils présentent leurs travaux en cours de réalisation à des partenaires ou à des clients, ils courent toujours le risque de se les faire voler. Bien sûr, le droit d’auteur protège de nombreuses créations, mais comment prouver ultérieurement qui en a été le premier concepteur? En permettant de dater de manière incontestable et sous forme inaltérable les documents électroniques, la blockchain offre une aide précieuse», explique Christophe Saam, CEO de la société neuchâteloise de conseil en propriété intellectuelle P&TS, qui a commencé à tester cette technologie dans ce type de situation. Il avait en effet constaté que la plupart des problèmes concernaient la date de création.
«La blockchain est particulièrement adaptée aux sociétés créatives dont les œuvres évoluent souvent, telles que les concepteurs de logiciels ou les bureaux d’architectes. Elle peut également être utile pour les inventeurs, lors de la phase précédant le dépôt du brevet, lorsqu’ils aimeraient en parler à des partenaires potentiels ou à des sous-traitants, par exemple pour savoir si un aspect est réalisable. Aujourd’hui, ils signent certes un contrat de confidentialité, mais ce dernier n’indique pas ce qui a été dit. La personne peut donc confirmer l’existence de l’information sur la blockchain avant la séance, ce qui constituera une preuve que cette information existait à ce moment-là.»
Concrètement, comment cela fonctionne-t-il? «On met dans une blockchain un «hash», autrement dit une représentation numérique du fichier, qui consiste en un numéro correspondant de manière unique et datée à la création de ce que l’on veut protéger», poursuit Christophe Saam. Outre cet usage, des solutions blockchain sont aujourd’hui développées par de nombreuses sociétés, par exemple pour protéger les photographies et rémunérer leurs auteurs. C’est notamment le cas du géant Kodak, mais aussi à Genève des start-up Prodibi (qui utilise la blockchain pour gérer les droits d’auteur des photographes et leur monétisation) et IPStock (qui s’en sert pour créer un écosystème permettant de gérer le contenu visuel en ligne, comme les images, photos, graphiques, documents, la protection de la propriété intellectuelle ainsi que la vente d’images).
Donations: déjouer la corruption
Comme le raconte Vincent Pignon, conseiller en blockchain à l’Etat de Genève et fondateur de WeCan.Fund, les Nations unies ont envoyé en 2017, depuis Genève, de l’aide à 10 000 réfugiés syriens via la blockchain Ethereum. Si l’organisation a décidé d’utiliser ces cryptomonnaies, c’était pour éviter que les intermédiaires se servent au passage ou que les réfugiés se fassent dérober leur argent. En effet, seuls les bénéficiaires, dont les noms étaient inscrits dans la blockchain, pouvaient utiliser cet argent pour l’achat de produits alimentaires tels que l’huile d’olive, les pâtes et les lentilles.
De manière plus générale, les fondations réfléchiraient de plus en plus à ce type de solution, en raison des risques et des problèmes de corruption qui existent dans certaines zones.
Trading de matières premières: rapidité et lutte contre la fraude
C’est un domaine où la documentation papier est volumineuse, les processus administratifs assez lents et la nécessité d’avoir des tiers de confiance importante. En outre, de nombreux acteurs interviennent tout au long de la chaîne logistique. C’est donc un secteur où la blockchain peut déployer tout son potentiel, en sont convaincus divers observateurs, à l’image de Vincent Pignon et d’Antonio Gambardella, directeur de l’incubateur genevois Fongit. Diverses initiatives sont en cours, notamment par des start-up telle Commonchain. Les acteurs établis s’y mettent aussi. Ainsi, la société genevoise de trading Mercuria est en train de développer une solution blockchain pour le négoce avec plusieurs sociétés partenaires, qui permettra notamment une plus grande transparence et la résolution du problème des fraudes basées sur de faux documents, expliquait au quotidien Le Temps Marco Dunand, son CEO.
Récemment, les banques HSBC et ING ont effectué une «lettre de crédit» garantissant le paiement d’une cargaison pour l’un de leurs clients en se basant entièrement sur la blockchain. L’avantage est que 24 heures ont suffi, alors que ce processus dure d’ordinaire entre cinq et dix jours. La blockchain permet en effet de réunir toutes les données nécessaires à la transaction sur un registre virtuel sécurisé auquel ont accès l’ensemble des acteurs impliqués, alors que les banques passent normalement beaucoup de temps à échanger et vérifier les documents.
Un bémol toutefois, avancé par Vincent Pignon: pour que ces processus puissent véritablement devenir réalité, il faut que les diverses législations reconnaissent la signature électronique qualifiée blockchain. C’est d’ailleurs un des – nombreux – projets sur lesquels planche le canton de Genève, qui mène une politique très dynamique en matière de blockchain.
Quels types de blockchain choisir?
Il existe une pléthore de blockchains différentes, chacune ayant ses propres avantages et objectifs. Il est donc important de choisir celle qui correspond à ses besoins. Certaines transportent des informations statiques (comme des cryptomonnaies), d’autres des informations dynamiques, à l’image des «smart contracts», ces programmes informatiques qui s’exécutent automatiquement en fonction des réponses ou des événements, rendant inutile toute intervention humaine.
Coexistent également des approches publiques, privées ou hybrides. Une blockchain publique est typiquement celle utilisée par les cryptomonnaies: tout le monde peut lire et écrire des transactions sur un registre totalement ouvert, sans autorité centrale. A l’inverse, la privée répond à des besoins propres à une entreprise, à un groupe d’entreprises ou à une entité définissant qui peut accéder à la blockchain. Cette dernière sera ainsi accessible uniquement à des membres identifiés et autorisés. C’est par exemple le cas d’une entreprise qui voudrait s’assurer de la traçabilité de toute sa chaîne de production. Enfin, l’hybride combine les deux approches et est souvent le fruit d’un regroupement de plusieurs acteurs d’un même secteur (financier, voyages, etc.) désirant se passer d’un tiers pour valider leurs transactions.
Il faut enfin savoir qu’à l’intérieur de chacune de ces catégories, il existe une myriade de blockchains différentes, les plus connues étant Bitcoin (qui a permis la cryptomonnaie du même nom), Ethereum (très appréciée pour les «smart contracts»), Neo (son équivalent chinois) et Hyperledger (portée par IBM). Là aussi, il faut choisir celle qui correspond le mieux à ses besoins, en privilégiant les plus utilisées (car rien ne garantit que toutes existeront encore dans quelques années).
Comment simplifie-t-elle les processus?
Aujourd’hui, les parties engagées dans une transaction tiennent en général leurs propres comptes. Dès lors, comme l’explique la société Swisscom Blockchain, les chaînes de distribution, les flux de paiement ou les relations contractuelles sont souvent complexes, lents et onéreux. «Il est possible de simplifier ces procédures s’il existe une base de données commune à laquelle chacun peut accéder.» C’est précisément le rôle des blockchains, ces bases de données à conception partagée. En outre, en diminuant le rôle des intermédiaires (voire en les supprimant) et en se substituant à ces tiers de confiance, la blockchain permet des transactions plus rapides.
Quand est-elle inutile?
Bien que prometteuse, la blockchain n’est pas une solution miracle à tous les problèmes de l’entreprise. Il ne faut pas non plus penser que ce registre décentralisé remplace judicieusement toutes les bases de données traditionnelles ou les formes de stockage existantes. «Si le projet est fermé, si tous les contributeurs sont les employés de l’entreprise ou si les partenaires se font entièrement confiance, la blockchain est superflue et rendra les choses inutilement compliquées. C’est comme tirer sur une mouche avec un canon», illustre Antonio Gambardella. «Elle ne sert à rien non plus si elle ne permet pas de désintermédier une opération. En revanche, elle apporte une vraie valeur dans les situations complexes faisant intervenir de multiples contributeurs pas toujours connus ou dans les chaînes logistiques comportant plusieurs étapes devant être à chaque fois validées.»
Les intermédiaires vont-ils vraiment disparaître?
Si les intermédiaires seront impactés de plein fouet par la blockchain, ils continueront toutefois à avoir un rôle à jouer. D’abord, il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui ils existent la plupart du temps pour une raison précise et légale. Ensuite, «l’un des gros défis de la blockchain est de savoir qui écrit l’information initiale. Jusqu’à présent, l’Etat ou les tiers de confiance jouaient ce rôle. Or il faut toujours quelqu’un pour assurer la véracité de l’écriture initiale», fait remarquer Vincent Pignon, qui estime que l’Etat continuera à jouer un rôle important dans cette optique pour tout ce qui touche les services à la population et aux entreprises.
Si les partenaires se font entièrement confiance, la blockchain est superflue
Quant à Antonio Gambardella, il estime qu’il «ne sert à rien que les notaires, avocats, banques et autres intermédiaires se battent contre la blockchain, ils doivent se concentrer sur une autre partie de la chaîne de valeur qui les rendrait incontournables et voir où ils peuvent la compléter en amenant de la valeur ajoutée.»
Quelles sont ses limites?
L’absence de standard commun pour l’instant, le manque de spécialistes dans les entreprises qui soient capables de la comprendre et de l’intégrer dans les processus, ainsi que la très forte consommation d’énergie (surtout pour les blockchains ayant des protocoles de vérification de type bitcoin, à savoir proof of work) constituent quelques bémols qui nécessitent des mesures correctives. Autre limite: s’assurer que les inscriptions d’informations sont exactes, sans quoi elles resteront fausses à jamais. Ainsi, des acteurs comme la SGS ont bien compris qu’ils ont une place importante à prendre. La société genevoise de certification peut en effet décliner son métier de base d’identification et de vérification – son ADN – en s’adaptant à cette technologie. On lui prédit même un bel avenir dans ce domaine, au vu de la croissance attendue en matière de blockchain. Car sans validation des données, cette technologie n’a pas d’intérêt. Pire: elle peut même être dangereuse.