C’est une première réponse innovante aux défis successoraux et aux problématiques d’accès au capital-développement que rencontrent les PME suisses. La société nyonnaise Enki Capital a lancé, au mois d’octobre dernier, Enki Swiss Opportunity Fund, soit le tout premier fonds de private equity dédié uniquement aux PME suisses réalisant un chiffre d’affaires entre 5 millions et 50 millions de francs. Le but? Créer des partenariats avec les entrepreneurs afin de les soutenir dans le développement de leur société et optimiser leur processus de transmission.
400 000 emplois concernés
«La transmission d’une entreprise s’accompagne très souvent d’une importante destruction de valeur, expliquent Vincent Oswald, Joël Houmard et Alain Pittet, cofondateurs d’Enki Capital. Tout simplement parce que l’entrepreneur n’a pas pris ou n’a pas eu le temps d’anticiper le processus de transmission au moment où il se met en recherche de repreneurs potentiels. C’est d’autant plus dommage qu’il s’agit souvent des efforts de toute une vie professionnelle, voire ceux de plusieurs générations dans les cas d’entreprises familiales.
Nous avons donc décidé d’agir en levant de l’argent sous la forme d’un fonds afin de fonctionner en partenariat avec l’entrepreneur pour l’accompagner durant ses dernières années avant sa transmission finale et ainsi optimiser la valeur de sa sortie.» Car un jour ou l’autre, toutes les entreprises devront gérer une transmission. D’ici à 2021, cette problématique va concerner un cinquième des PME suisses, selon l’étude publiée en juin 2016 par Credit Suisse et l’Institut suisse dans la recherche et l’enseignement en succession d’entreprise de l’Université de Saint-Gall. Cela signifie qu’environ 75 000 PME connaîtront un changement de génération d’ici un an. Ces entreprises représentent plus de 400 000 emplois, soit environ 10% des effectifs nationaux. Le problème? Faute de repreneurs, près de 30% de ces entreprises ne seront pas transmises. Elles sont donc menacées de disparition.
Ce constat s’explique notamment par la forte composition (75%) d’entreprises familiales dans le tissu des PME suisses. La nouvelle génération ne veut plus nécessairement reprendre l’entreprise. Cette tendance en augmentation fait exploser les chiffres du management buy-out (MBO). La vente à des cadres et salariés de l’entreprise représente aujourd’hui un quart des successions. Ce procédé est suivi par la cession à une autre entreprise (21%), puis le management buy-in, c’est-à-dire la reprise par un ou plusieurs acheteurs étrangers de la société (17%), toujours selon les chiffres de Credit Suisse et de l’Université de Saint-Gall.
La succession est un moment délicat qui, si elle est négligée, peut menacer l’existence de l’entreprise. Pour le cédant, il est donc primordial d’aborder cette question de front, de manière aussi anticipée que possible pour permettre une mise en œuvre optimale. Sauf que peu le font: «Un entrepreneur consacre souvent l’entièreté de son temps à gérer l’opérationnel et à éteindre des feux. De fait, cela l’amène à trop souvent négliger les enjeux structurants et stratégiques de son entreprise», explique Joël Houmard. Par le biais de ce fonds de private equity, l’objectif d’Enki Capital est non seulement d’investir dans des entreprises matures, mais également d’accompagner des entreprises en croissance en amenant plus que du capital.
Privilégier la structure et la stratégie
Le fonds favorise des participations majoritaires mais peut également évoluer en tant qu’actionnaire minoritaire. «Nous nous positionnons comme des partenaires privilégiés de l’entrepreneur, précise Vincent Oswald. Nous souhaitons être une vraie ressource pour l’entreprise, non seulement en musclant sa gouvernance et sa stratégie mais également grâce à notre réseau d’experts qui pourra fonctionner comme une task force opérationnelle dans les différents services, comme les RH, le légal, la finance, le marketing, l’export et la digitalisation. Notre objectif est d’amener un certain confort à l’entrepreneur dans sa gestion de la société tout en élaborant conjointement une stratégie d’avenir.» En d’autres termes, Enki Capital va épauler l’entrepreneur durant les quelques années qui précèdent sa sortie.
L’entrée au capital d’un nouvel actionnaire est une étape éminemment émotionnelle pour l’entrepreneur. «Nous ne sommes pas là pour nous substituer au chef d’entreprise, précise Joël Houmard. Notre objectif est de mettre à disposition de l’entreprise des ressources à la fois financières et opérationnelles. D’entrée de jeu, il faut très clairement définir les modalités de collaboration et les détails de la stratégie que nous allons poursuivre ensemble. Il est également très important de considérer la situation personnelle de l’entrepreneur. Certains ont déjà envisagé de tout lâcher une fois la transaction réalisée. Dans ce cas, nous sommes en mesure d’amener tout un management pour pérenniser l’entreprise. D’autres, au contraire, veulent rester actionnaires et être partie prenante de la création de valeur commune.»
Un entrepreneur consacre l’entièreté de son temps à gérer l’opérationnel.
Un entrepreneur peut, par exemple, vendre l’intégralité de ses participations au fonds. Il aura ainsi résolu sa problématique de succession. «De notre côté, nous préférons envisager cette sortie en deux étapes, souligne Joël Houmard. Dans un premier temps, l’entrepreneur reste actionnaire afin d’assurer la transition. Puis sort complètement si c’est son choix. A l’inverse, il peut également nous racheter ou faire entrer un autre investisseur au terme de notre partenariat. Le cas de figure le plus naturel est de sortir tous ensemble en cédant nos parts à un repreneur externe.» Selon les trois cofondateurs d’Enki Capital, la grande problématique des PME entre 5 millions et 50 millions de chiffre d’affaires réside dans le fait qu’elles passent très peu de temps à se structurer. «Elles sont donc très peu préparées au moment où des questions de transfert de capitaux se posent», alerte Joël Houmard.
Des intérêts alignés
Les cofondateurs d’Enki Capital se donnent plusieurs années pour rentabiliser ces investissements. Mais comment? «La rentabilité des investissements intervient avant tout dans la capacité opérationnelle que possède la société à générer des flux de trésorerie, et cette performance, nous pouvons activement contribuer à l’améliorer.» Un autre levier important de création de valeur est la différence entre le prix d’entrée et le prix de sortie. «Il est évident que la valeur d’une entreprise dont le système IT, les processus internes, le cadre légal, la plateforme commerciale et le management sont optimisés est supérieure à ce qu’elle était avant que tout ce travail ne soit entrepris», précise Joël Houmard. L’objectif final d’Enki Swiss Opportunity Fund est d’investir entre 80 et 100 millions de francs dans 10 à 12 entreprises.
Parmi les parties prenantes à ce projet, on retrouve Manuel Leuthold, le président de Compenswiss, l’organisme fédéral qui gère les 30 milliards de l’AVS. Mais aussi Friedrich Sauerlander, l’ancien directeur général de la manufacture Rolex à Bienne, Jack Lowe, précurseur des fonds de private equity en Suisse dans les années 1980, et également l’entrepreneur ayant amené McDonald’s sur territoire helvétique, une responsable RH, une pointure en IT, un spécialiste des exportations ainsi que des entrepreneurs. Au total, ce sont plus de 20 experts de haut vol: «Toutes ces personnes jouissent d’une forte expertise dans la gestion d’entreprise, des connaissances sectorielles et fonctionnelles uniques, insiste Vincent Oswald. Ce fonds est un vecteur intelligent qui aligne les intérêts de toutes les parties, autant l’entrepreneur qui est au centre du projet que l’investisseur qui peut accéder à des investissements impossibles d’accès sans une structure capable de les gérer.»
Le trait d’union vers le futur
Le cofondateur d’Enki Capital précise: «Nous sommes avant tout des entrepreneurs et des gérants d’entreprises. Nous avons fondé, géré, conseillé, acheté et vendu des entreprises en Suisse, autant à titre privé que pour le compte de tiers. Nous avons une grande expérience opérationnelle et connaissons toutes les problématiques rencontrées dans la gestion d’entreprise. C’est pour cette raison que ce fonds se distingue des autres véhicules. Il ne s’agit pas d’être et de se comporter comme un simple investisseur financier. Il s’agit d’aider à développer, à faire grandir et pérenniser les PME helvétiques. Sur le marché suisse, la taille compte et les positionnements de niche sont de plus en plus attaqués, notamment en raison des évolutions technologiques. Notre but est d’être le chaînon manquant entre la situation actuelle d’une PME et ce qu’elle devra être dans le futur pour continuer à exister.»
Selon l’étude 2018 de Credit Suisse sur l’économie des PME en Suisse, plus de la moitié des petites et moyennes entreprises sont menacées par la concurrence internationale. En combinant leurs expertises dans l’entrepreneuriat et la finance, Vincent Oswald, Joël Houmard et Alain Pittet attirent déjà une à deux entreprises par semaine. Toutes ne déboucheront pas sur une transaction et il s’agit d’identifier les plus prometteuses: «Notre approche est de déterminer leur capacité à grandir organiquement ou par acquisition, explique Joël Houmard. Ensuite, il faut que ces entreprises fassent preuve d’une certaine résilience dans leur modèle d’affaires, et finalement que notre écosystème soit en mesure de créer de la valeur.»
Les cofondateurs d’Enki Capital ciblent essentiellement le service aux entreprises, le domaine de la santé, l’IT, les biens et produits de consommation. Ces différents secteurs devraient constituer approximativement 80% de leur portefeuille composé à terme de 10 à 12 entreprises.