C’est un peu Byzance avant la chute de Constantinople: sur l’exercice 2019, les finances publiques affichent une santé resplendissante. Avant la crise sanitaire qui va les détériorer cette année, les cantons ont continué de manger leur pain blanc. En ligne avec la philosophie de la fable de La Fontaine, ils constituent un vrai nid de fourmis, où détonnent quand même quelques cigales!
«Au temps chaud», Fribourg a su économiser
A cette aune, Fribourg se montre le plus précautionneux et le plus performant. Il affiche une moyenne générale de 5,80. A la tête des Finances depuis dix ans, Georges Godel (PDC) peut pavoiser. Sur les quatre indicateurs de santé financière, son canton signe la moyenne idéale (6,00), à l’instar du Jura, de Berne, de Lucerne et des Grisons. En revanche, il est seul à toucher aussi la perfection sur les indicateurs d’endettement. Un 7e rang (avec 5,49) dans la qualité de gestion – derrière Bâle-Campagne (5,98), Uri (5,87) et Genève (5,80) – assoit la victoire fribourgeoise.
Comme la fourmi de la fable, Georges Godel n’a pas de souci à se faire pour payer «Avant l’août, foi d’animal/Intérêt et principal». En effet, la couverture des charges (Ind. 1) est parfaite, les investissements largement financés (Ind. 2), la dette stable (Ind. 3), les dépenses sous contrôle (Ind. 5), la prévision fiscale correctement pessimiste (Ind. 7). La dette fribourgeoise ne coûte désormais plus rien au canton (Ind. 4 et 8). En fait, au passif, son patrimoine financier dépasse sa dette pour un montant équivalent à la moitié de ses revenus fiscaux (Ind. 9) et la dette au passif ne représente que le quart du total des recettes annuelles (Ind. 10). Seul petit nuage dans ce ciel radieux: Fribourg pourrait investir – nettement – plus largement (Ind. 6).
La fourmi vaudoise «n’est pas prêteuse»
Derrière la reine fribourgeoise suit une procession de fourmis alémaniques affichant de remarquables notes moyennes et se disputant dans un mouchoir de poche: Appenzell Rhodes-Intérieures (2e, 5,74), Glaris et Saint-Gall (3es ex æquo, 5,73), Thurgovie (5e, 5,70), Lucerne (6e, 5,69), Argovie (7e, 5,68), les Grisons (8e, 5,67) et Zurich (9e, 5,66). Face à cette impressionnante armada, la victoire fribourgeoise n’en a que plus de saveur.
Second romand dans le classement, Vaud (10e, 5,62) parvient à se faufiler dans le top 10. Comme Fribourg, le plus grand canton francophone a su profiter des années fastes pour assainir ses finances et réduire massivement son endettement (Ind. 4, 8, 9 et 10). C’est le travail de… fourmi redevable à Pascal Broulis (PLR), grand argentier vaudois depuis bientôt vingt ans. Dès lors, la plupart des indicateurs sont au vert: la santé financière est éclatante. Presque même trop puisque les revenus dépassent de 5% les charges (Ind. 1).
Genève et Neuchâtel ont peut-être pu ‘chanter tout l’été’, mais risquent fort de valser maintenant que la bise du coronavirus est venue.
Comme chez La Fontaine, la fourmi à la tête des Finances vaudoises «n’est pas prêteuse/C’est là son moindre défaut». Pascal Broulis serre par trop les cordons de la bourse des investissements (Ind. 6). Selon les recommandations des experts, son canton pourrait engager deux fois plus que les maigres 3,33% des dépenses courantes. Peut-être marquée par les années de dèche et de famine – «Pas un seul petit morceau/De mouche ou de vermisseau» – la fourmi vaudoise reste très, voire trop, parcimonieuse. Elle se montre aussi particulièrement précautionneuse en sous-estimant fortement (-7%) ses rentrées fiscales (Ind. 8).
Le cortège des cantons en bonne constitution financière se poursuit avec des moyennes qui, dans une classe scolaire, vaudraient des lauriers récompensant de brillants élèves: Zoug (11e, 5,59), Berne (12e, 5,51), Schwytz (13e, 5,50), les deux demi-cantons de Bâle-Campagne et d’Appenzell Rhodes-Extérieures (14es ex æquo, 5,40) et le Jura (5,30) qui partage la 16e place avec Bâle-Ville. Preuve supplémentaire de l’excellence de l’exercice 2019: ils sont au total 21 cantons à dépasser largement le 5,00 de moyenne générale où se profile la Confédération (5,02).
Le Valais a «un peu trop chanté tout l’été»
La 16e place jurassienne, avec 5,30, illustre encore la pétulante santé des cantons. Même si le dernier-né de la Confédération a toujours eu des finances fragiles, le sortant Charles Juillard (PDC) transmet à la nouvelle ministre Rosalie Beuret Siess (PS) une collectivité aux équilibres budgétaires parfaits (6,00 sur les indicateurs 1 à 4). Les seuls soucis viennent d’un endettement en retrait par rapport aux autres indicateurs (Ind. 9 et 10) et d’un effort d’investissement pas assez soutenu (Ind. 6). Et surtout, l’inquiétude principale provient de dépenses courantes qui prennent régulièrement l’ascenseur. Une augmentation de 3% d’une année à l’autre, c’est clairement trop!
Juste derrière la Confédération, le Valais perd quatre dixièmes sur sa moyenne générale (22e, 4,83) par rapport à 2018. Toujours sous la houlette de Roberto Schmid (PDC), le canton aux 13 étoiles a produit un effort correct en matière d’investissement (Ind. 6), mais a, dans la foulée, dépassé sa capacité d’autofinancement. Ce degré se situe désormais autour de deux tiers des volumes investis, ce qui n’est clairement pas suffisant, surtout en période de bonne conjoncture.
La cigale genevoise risque la disette
Précédant seulement la lanterne rouge obwaldienne, qui plonge sous la moyenne (3,74), Genève (24e, 4,35) et Neuchâtel (25e, 4,09) ont peut-être pu «chanter/Tout l’été», mais risquent fort de danser, voire de valser maintenant que la bise du coronavirus est venue. Au bout du lac, Nathalie Fontanet (PLR) devrait abandonner ses atours de cigale pour reprendre le contrôle de la dette cantonale qui a crû de presque 60% (Ind. 3) en un exercice et qui affiche des taux inégalés en Suisse (Ind. 9 et 10).
Selon la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des Finances (CDF), une collectivité devant consacrer un an et demi de revenus fiscaux pour rembourser sa dette serait en (très) mauvaise posture. Seul Genève dépasse ce niveau. Mais de loin: Nathalie Fontanet aurait besoin de deux ans et demi pour éteindre la dette genevoise et a, de facto, épuisé sa marge de manœuvre en matière d’endettement.
«Mais il est vrai que les marchés financiers internationaux prennent l’habitude de forts niveaux d’endettement. Et avec un seul canton problématique sur 26, leur appréciation des emprunteurs suisses reste excellente. Du fait des volumes de liquidités déversés par des politiques monétaires ultra-accommodantes, le taux d’intérêt moyen sur le stock de la dette continue à baisser, même à Genève (1,10%, face à une moyenne inférieure à 75 points de base pour les autres cantons – Ind. 8). Dans les circonstances actuelles, et à moins d’une panique sur les marchés financiers obligataires, cette situation risque de durer plusieurs années», constate Nils Soguel, instigateur du Comparatif des finances publiques de l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap) qui, depuis vingt ans, mesure les performances des grands argentiers.
Et la cigale neuchâteloise est fort dépourvue
«La Cigale, ayant chanté/Tout l’été,/Se trouva fort dépourvue/Quand la bise fut venue.» Laurent Kurth (PS) peut entonner la ritournelle de la chanteuse de la fable, car la situation du canton horloger est encore plus inquiétante. Certes, il est parvenu à reprendre la maîtrise de ses charges. Mais les rentrées courantes ne couvrent pas les dépenses usuelles. La baisse des charges n’a pu compenser la forte surestimation au budget des principaux revenus fiscaux. Bien sûr, le canton fait un effort louable pour investir. Mais il vit fortement à crédit en ne parvenant à payer par ses propres moyens qu’un peu plus de la moitié de ses investissements (Ind. 3).
Heureusement moins catastrophiques qu’à Genève, les ratios d’endettement (Ind. 9 et 10) n’en demeurent pas moins très préoccupants. Surtout avec la crise conjoncturelle qui va enrhumer les finances publiques sur l’exercice 2020. Les lendemains neuchâtelois annoncent des froidures dignes de La Brévine…
>> Le tableau des finances publiques des cantons
* «Comprendre et gérer les finances de ma collectivité», Nils Soguel, ouvrage téléchargeable gratuitement sur: www.unil.ch/idheap/finances
Les provisions de fourmis des cantons
Profitant d’une bonne couverture des charges (Ind. 1), les cantons dégagent une forte capacité à financer eux-mêmes leurs investissements sans recourir à l’emprunt. Deux cantons romands – Neuchâtel et Valais – recourent au crédit pour leur investissement grâce à leur propres moyens (Ind. 3, avec des degrés d’autofinancement de 57% et de 68%). Au vu de la conjoncture l’an passé, c’est trop peu.
«Ces deux cantons ne peuvent justifier cette insuffisance en avançant qu’ils auraient investi plus en 2019 que les autres années. Avec un effort d’investissement (Ind. 6) équivalent à un peu moins de 6% de leurs dépenses courantes, ils se situent dans la moyenne intercantonale (5,78%) depuis quelques années, alors qu’elle s’élevait sensiblement au-dessus de 7% il y a encore dix ans», commente Nils Soguel.
«Les dépenses courantes des cantons romands, y compris Berne, ont avoisiné les 40 milliards de francs en 2019. Par conséquent, 1 point de pourcentage d’effort d’investissement en plus ou en moins représente tout de même 400 millions ajoutés ou retranchés dans le circuit économique en Suisse romande», relève le professeur de l’Université de Lausanne. De quoi nourrir des réflexions sur les leviers de relance pour l’exercice en cours et les années suivantes.
Les cantons: une colonie de fourmis
Pour les cantons, les vaches grasses auront duré largement plus que les sept ans de la Bible. En fourmis avisées, beaucoup en ont profité pour constituer de substantielles réserves. Mais quels sont ceux qui ont su accumuler «Quelque grain pour subsister/Jusqu’à la saison nouvelle»? Et qui sont ceux qui «Nuit et jour à tout venant» chantaient au risque de se trouver «fort dépourvus/Quand la bise fut venue»? Analyse sans poésie.
«En 2019, la plupart des cantons n’ont eu aucune peine à couvrir leurs charges (Ind. 1). En dehors de Neuchâtel et des jumeaux Obwald et Nidwald, tous y parviennent. La couverture des charges est bien supérieure à 100%. Avec 105,35% en moyenne, elle dépasse encore celle des deux années précédentes», constate Nils Soguel, professeur de finances publiques à l’Université de Lausanne*. Cela témoigne bien sûr d’une bonne maîtrise des charges (Ind. 5). «Mais cela reflète aussi l’excellente tenue de l’environnement macroéconomique et de la marche des affaires des entreprises», nuance Nils Soguel.
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