Rehaussement de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans, baisse du taux de conversion sur le capital accumulé durant la vie active, la réforme de la loi sur la prévoyance professionnelle prévoit plusieurs mesures pour assainir notre système de retraites. Mais sont-elles suffisantes? Le socialiste Pierre-Yves Maillard et le PLR Nicolas Jutzet confrontent leurs visions.
Selon le baromètre de Credit Suisse, la retraite est le sujet qui préoccupe le plus les jeunes suisses, et la population en général. L’étude souligne que près de la moitié des sondés doute de la bonne santé de notre système de prévoyance et craint une explosion des coûts annoncée par le départ à la retraite des baby-boomers. Ils n’ont pas tort. Le sujet occupe également le parlement qui, à coups d’aménagements, tente de faire évoluer le système des retraites pour l’assainir financièrement et l’adapter aux préoccupations actuelles et futures de la société.
Chantier titanesque
Mais comment? Ce chantier titanesque divise la classe politique suisse, notamment sur le choix des mesures. Parmi elles, la décision des Chambres de rehausser l’âge de la retraite des femmes à 65 ans afin de permettre à l’AVS une économie de 1,2 milliard de francs. Mais pas que.
Au mois de novembre 2020, le Conseil fédéral a soumis sa proposition de réforme de la prévoyance professionnelle. Le projet de loi, baptisé LPP 21, «doit permettre d’assurer les rentes, de renforcer le financement et d’améliorer la couverture des personnes à temps partiel, qui sont en premier lieu des femmes», souligne l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS). La LPP 21 propose trois modes de compensation aux assurés: le premier est un supplément de rente alloué aux retraités durant les quinze années qui suivent l’entrée en vigueur de la réforme. Le deuxième est la baisse de la déduction de coordination, qui détermine le salaire assuré LPP par rapport à celui de l’AVS. Le troisième est le rééchelonnement des bonifications de vieillesse. Est-ce suffisant pour sauver nos rentes?
Selon Thomas Boyer, directeur général du Groupe Mutuel, «cette réforme va dans la bonne direction. Elle est nécessaire de toute urgence, car le système actuel pénalise trop les temps partiels, les jeunes et les bas revenus. Mieux tenir compte de ces personnes mais également des nouveaux modes de travail est une nécessité et cela fait partie de notre responsabilité sociétale.» L’assureur ajoute: «L’enjeu, et il est de taille, sera de réussir à trouver le meilleur équilibre possible pour que les réformes qui s’imposent soient acceptables politiquement par le plus grand nombre. On ne pourra pas traiter tous les maux en même temps. Commençons par mettre en place les mesures les plus urgentes et les plus politiquement viables.»
Face aux chambardements de nos vies professionnelles et au vieillissement de la population, la question est centrale. Boom de l’intérim, multi-activités, temps partiel, indépendance, ubérisation… le monde du travail a connu de profonds changements au cours de la dernière décennie. Et ce n’est pas fini. Mais alors, comment adapter nos assurances sociales aux défis actuels et à venir?
Un système inadapté
Cette question, et bien d’autres, sera débattue par un panel d’invités le 2 septembre prochain, à Lausanne, dans le cadre du deuxième Forum Prévoyance coorganisé par PME. En amont de cette rencontre, nous avons confronté les visions de Pierre-Yves Maillard, conseiller national socialiste et président de l’Union syndicale suisse (USS), et du PLR Nicolas Jutzet, coordinateur romand de l’initiative sur les rentes et cofondateur du média Liber-thé.
C’est un combat qu’il affectionne depuis bientôt vingt ans. A 53 ans, Pierre-Yves Maillard a façonné une grande partie de sa carrière politique sur le thème de la prévoyance et des retraites. Le président de l’Union syndicale suisse revient sur le projet de loi LPP 21. Une réforme pour laquelle il a négocié un compromis et accepté un abaissement du taux de conversion compensé par un supplément de rente, qui améliore les petites rentes et notamment celles des femmes. La crise de confiance dans notre système de prévoyance exige des solutions rapides, estime-t-il: «Si l’on veut changer les choses tout de suite, il faut intégrer une dose de répartition», plaide-t-il. En résumé, que les hauts revenus cotisent davantage que les plus bas, ainsi qu’un léger renforcement de la redistribution des richesses.
Dans l’AVS, selon Pierre-Yves Maillard, les débats se concentrent trop sur la question démographique: «A la création de l’AVS, le problème du vieillissement de la population existait déjà et était réglé par des adaptations des cotisations. Ces trente dernières années, la droite veut le régler par une baisse des prestations, or cela ne permet pas à la population de vivre décemment à la retraite.» Pierre-Yves Maillard critique surtout un système inadapté à l’évolution sociétale: «Ces trente dernières années, le salariat a vu l’explosion de ses charges fixes. Il est désormais quasi indispensable d’avoir deux salaires pour vivre décemment. Cela crée un autre problème, celui de la garde des enfants. On estime aujourd’hui que les grands-parents assurent gratuitement pour 8 milliards de francs de frais de garde. Les retraités constituent désormais une main-d’œuvre non rémunérée. Les réformes de notre système de prévoyance sont contraires à la modernité et à l’évolution de la société.»
Souvent, les projets de réforme provoquent des envies de big bang. Mais pour Nicolas Jutzet, «il ne sert à rien de tout renverser». A 26 ans, l’ex-vice-président des Jeunes PLR suisses plaide pour une approche pragmatique en adaptant le système à la réalité, «car il y a urgence. Il y a vingt ans, le système de prévoyance suisse était l’un des meilleurs. Aujourd’hui, nous avons dégringolé dans les classements, souligne le Neuchâtelois. Je ne souhaite pas une révolution, mais une adaptation. Au sein des Jeunes PLR, nous avons étudié plusieurs pistes. Tout d’abord celle de baisser les rentes, mais c’est une mauvaise solution. Ensuite, faire payer les actifs en augmentant les impôts, la TVA ou les cotisations. Mais c’est très pénalisant. L’augmentation de l’âge de la retraite à 66 ans reste la meilleure solution.»
Le 16 juillet dernier, les Jeunes PLR ont ainsi déposé une initiative dans ce sens à la Chancellerie fédérale, accompagnée de 145 000 signatures: «Ce rehaussement à 66 ans n’impacte pas négativement le monde du travail. Il permet à la Suisse de rattraper son retard tout en comblant les 200 milliards de francs qui viendraient à manquer dans les vingt-cinq prochaines années pour financer les retraites», souligne-t-il: «Nous avons conscience qu’il ne s’agit pas d’une solution particulièrement innovante, mais elle a fait ses preuves à l’étranger et permet d’assurer le financement des retraites et le contrat entre les générations.»
Forum Prévoyance, 2 septembre (9h-13h), Beaulieu Lausanne. Evénement gratuit, sur inscription
Femmes, multi-activités… l’évolution du monde du travail plaide pour un système de retraite universel
Le relèvement de l’âge de la retraite des Suissesses à 65 ans ainsi que la fragmentation de la vie professionnelle des actives et des actifs posent la question d’un système de prévoyance unique et plus égalitaire. Une utopie?
La décision a eu l’effet d’un coup de massue sur les Suissesses. Le 9 juin dernier, les Chambres fédérales ont pris la décision de relever l’âge de la retraite des femmes à 65 ans, permettant ainsi à l’AVS d’économiser 1,2 milliard de francs. Une solution sparadrap, selon la gauche, qui ne résout pas l’inégalité salariale entre hommes et femmes.
Malgré plusieurs refus de la population dans les urnes, le relèvement de l’âge de la retraite des femmes se fera par étapes, entre 2024 et 2027. Au-delà de l’aspect politique, comment interpréter cette décision?
Anne-Sylvie Dupont est professeure en droit des assurances sociales aux universités de Neuchâtel et de Genève. Selon elle, le relèvement de l’âge de la retraite des femmes redéfinit la dimension solidaire de notre système de protection sociale: «La question centrale est de savoir à quoi il doit servir. Depuis son introduction, on nous rappelle que notre système existe afin de concrétiser la solidarité. Or la définition de la solidarité n’est pas univoque, explique-t-elle. La conception suisse se résume souvent à la mise en commun des ressources pour financer des prestations sociales. Mais je suis d’avis qu’il faut aussi une dimension de redistribution des richesses si l’on veut vraiment parler de solidarité. On trouve cette dimension dans l’AVS et dans l’AI, beaucoup moins dans les autres assurances sociales.»
Ce n’est pas un scoop, les femmes sont péjorées par notre système de prévoyance. Ce sont elles qui occupent 59% des postes à temps partiel, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique. Elles également qui interrompent davantage leur carrière à l’arrivée d’un enfant. Elles aussi qui gagnent moins que leurs homologues masculins.
Dans ce contexte, comment les faire bénéficier de la redistribution des richesses? Selon Anne-Sylvie Dupont, «les femmes pourraient par exemple bénéficier d’une année de cotisation «offerte». Cela serait un moyen de les faire profiter – modestement – de la redistribution des richesses. La décision d’élever l’âge de la retraite des femmes supprime ce petit avantage.»
Tout comme les hommes, les femmes sont également touchées par les bouleversements du monde du travail: multi-activités, intérim, indépendance… la vie professionnelle des Suissesses et des Suisses n’est plus linéaire. Elle ne se résume donc pas à l’activité professionnelle, encore moins au salariat. Face à cette évolution, la professeure plaide pour un statut unique et la redéfinition des critères de la protection sociale: «Depuis le XIXe siècle, notre système d’assurances sociales repose notamment sur la distinction entre activité salariée et activité indépendante. Mais aujourd’hui, cela n’a plus vraiment de sens. Il devient difficile de se référer aux critères du lien de subordination et de la dépendance économique, que l’on utilise habituellement pour distinguer salarié et indépendant.»
La professeure imagine un système de sécurité sociale moins fragmenté et plus égalitaire. Elle estime qu’il faudrait introduire un «revenu de substitution universel». C’est-à-dire un revenu que l’on toucherait si l’on est dans l’incapacité de gagner sa vie autrement, en cas de chômage, de maladie, de maternité ou d’invalidité. Et de retraite: «La Nouvelle-Zélande, par exemple, connaît un système de retraite de base universel, financé par l’impôt et indépendant des revenus ou des années de cotisations. C’est très égalitaire, souligne Anne-Sylvie Dupont. En Suisse, nous avons certes le 1er pilier pour couvrir les besoins vitaux, mais les prestations sont calculées en fonction du revenu et des années de cotisations. Donc si vous avez gagné plus, vous avez une retraite plus élevée. Or nous avons tous les mêmes besoins vitaux.»
L’idée d’un système de retraite unique est-il pour autant réaliste? «En théorie, oui. Dans la pratique, cela impliquerait un changement de la philosophie de nos outils de protection sociale, explique Anne-Sylvie Dupont. Soyons réalistes, cette idée n’a pour ainsi dire aucune chance de passer. Les avancées se font sur ce qui existe déjà. Il est difficile d’envisager une réforme complète de notre système de prévoyance, et beaucoup plus réaliste de réfléchir à des aménagements.» Et de conclure: «Je peux très bien construire mon système de retraite idéal sur Minecraft, mais dans la réalité, il faut tenir compte de ce qui existe déjà, s’en accommoder et essayer de le faire évoluer.»
L’avenir de nos retraites à l’épreuve des chiffres
Philippe Wanner est professeur à l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève. Migration, fécondité, vieillissement ou mobilité, le chercheur esquisse le futur visage de la population suisse.
A quoi va ressembler la population suisse dans dix, quinze ou vingt ans et quels seront les impacts de ces changements sur notre système de prévoyance? Ces deux questions sont au cœur des recherches de Philippe Wanner. Au sein de l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève, le professeur esquisse le futur visage de la population suisse, c’est-à-dire sa structure, ses âges et ses caractéristiques: «Nos approches longitudinales nous permettent de prévoir ce qui va se passer demain, explique le professeur. Plusieurs tendances lourdes se dégagent. Nous savons tous que le vieillissement de la population va influencer la prévoyance vieillesse et professionnelle. C’est le facteur le plus connu.»
Néanmoins, d’autres tendances indirectes vont jouer un rôle à l’avenir:«Citons la mobilité croissante de la population. Le modèle d’une vie active de 15 à 65 ans dans le même pays est terminé. Aujourd’hui, nous nous retrouvons avec des personnes qui ont cotisé dix ans en Suisse, puis cinq ans à l’étranger, etc. Il s’agit d’une tendance assez marquée de la migration.» Mais il existe d’autres facteurs: «Le contexte socioéconomique se modifie avec la spécialisation croissante des métiers, souligne Philippe Wanner. Nous assistons à une croissance du nombre de personnes universitaires, et donc à des niveaux de salaires plus élevés ainsi qu’à une augmentation des inégalités. Mon rôle de démographe est de décrire ces tendances et d’attirer l’attention des politiques sur ces changements relativement lents, mais de fond.»
Quelles sont donc les projections qui vont impacter la prévoyance vieillesse et professionnelle? «Nous assistons à une rupture de plus en plus importante dans les parcours de vie professionnelle. Ces derniers se fragmentent par des reconversions professionnelles, des périodes de chômage et d’indépendance. Mais également par la naissance des enfants qui implique parfois des pauses dans les carrières. Ce n’est pas nouveau, mais les femmes sont particulièrement fragilisées dans ce domaine. Tous ces facteurs font que nous nous retrouvons dans des situations aujourd’hui où les parcours professionnels ne sont plus aussi homogènes. Notre système de prévoyance devrait donc anticiper ces changements et s’adapter.»
Les taux de fécondité et de mortalité vont également influencer la population. Pour le premier, la tendance est claire: «Nous ne reviendrons pas à un nombre de deux enfants par femme, souligne Philippe Wanner. Il va donc falloir s’attendre à une modification de la pyramide des âges.» Quant au taux de mortalité, plusieurs incertitudes subsistent: «L’espérance de vie va continuer d’augmenter, ce qui va contribuer au vieillissement de la population, rappelle le professeur. Cette évolution s’accompagne d’une amélioration de l’état de santé des personnes âgées. Les maladies et les handicaps surviennent plus tardivement.»
Toutefois, il existe des incertitudes quant à la fin de vie: «Quelles seront par exemple les inégalités que l’on va observer en termes de qualité de vie, interroge Philippe Wanner? Nous savons déjà qu’il existe des disparités entre un cadre supérieur et un ouvrier. Ces inégalités vont influencer le taux de mortalité, mais sont difficilement prévisibles.» D’autant que des retours de manivelle sont possibles. A l’instar de la pandémie actuelle: «Avec le covid, nous avons observé une légère baisse de l’espérance de vie. C’est bien la preuve que des surprises peuvent influencer nos projections.»
Reste que selon le démographe, «la Suisse s’en sort plutôt bien. Mieux que l’Allemagne et l’Italie, qui se retrouvent dans des situations plus difficilement gérables. Le pays reste attractif. Il attire une population qui vient volontiers s’y installer, notamment des jeunes qui y fondent une famille. Il y a donc une croissance migratoire. Celle-ci freine le vieillissement de la population et compense le départ à la retraite des baby-boomers. D’un point de vue démographique, nous nous attendions à une explosion du nombre de retraités vers 2030-2035. Cette projection est en train d’être remise en question par la migration. Mais si la Suisse reste concurrentielle, elle voit son flux migratoire se tarir, conclut Philippe Wanner. Elle commence à subir la concurrence de certains pays émergents. Nos projections tablent toujours sur un flux migratoire continu, mais nous ne savons pas jusqu’à quand. Les politiques doivent donc avoir cette donne en tête.»