On l’appelle parfois «dur» ou «agressif»: l’activisme actionnarial s’est développé depuis les années 1980, jusqu’à réaliser un coup d’éclat le 26 mai dernier. Un fonds activiste a obtenu, durant l’assemblée générale des actionnaires du géant des énergies fossiles américain ExxonMobil, la nomination de trois nouveaux administrateurs. Ce fonds, nommé Engine No. 1, ne détenait pourtant qu’une participation de 54 millions de dollars, soit 0,02% des parts de la société. Il a été créé à la fin de 2020 seulement, à San Francisco, par une dizaine de spécialistes de la finance. Malgré tout, il est parvenu à réformer ce qui fut un jour l’empire Rockefeller.
Cette victoire s’explique notamment par les résultats décevants du géant pétrolier. Moins d’un an auparavant, il avait été exclu du Dow Jones, l’indice de référence de Wall Street. Ce qui avait constitué une défaite pour l’entreprise, entrée dans l’indice en 1928, et qui était encore, en 2011, la première capitalisation mondiale. Sa politique du «tout pétrole» ne satisfaisait plus non plus, à l’ère où les fonds écologistes et les ONG appellent à désinvestir la filiale. A titre de comparaison, le géant français Total s’est récemment renommé TotalEnergies dans le but de mettre en avant ses investissements réalisés dans les énergies alternatives.
Guerre de communication
Le patron d’Engine No. 1 a réussi à convaincre les investisseurs institutionnels de Wall Street de le rejoindre, notamment trois acteurs majeurs: BlackRock, Vanguard et State Street. Il a ainsi obtenu ce pour quoi il se battait depuis des mois: que l’entreprise se concentre «sur l’accélération plutôt que sur le report de la transition» vers des énergies plus propres. Pour convaincre les actionnaires, le fonds a mené une guerre de la communication, en déboursant 30 millions de dollars pour sa campagne, contre 35 millions dépensés du côté d’ExxonMobil.
Le procédé utilisé par Engine No. 1 correspond aux pratiques classiques de l’activisme actionnarial. «Les fonds activistes utilisent toujours le même processus. Par une bataille de procurations (proxy fight), ils prennent contact avec les autres actionnaires afin de les convaincre de voter en faveur d’un projet ou contre des résolutions proposées par la direction. L’objectif n’est pas forcément de renverser les dirigeants d’une entreprise mais d’infléchir leur politique dans un sens souhaité», explique Michel Albouy, professeur émérite à Grenoble Ecole de Management. Un second levier utilisé est celui des médias. «Lorsqu’un actionnaire activiste veut modifier une action du management dans une dimension non financière, l’utilisation du pouvoir de la presse est souvent suffisante.»
«Il n’est pas rare que la prise de position d’un hedge fund activiste dans une société soit bénéfique.»
La pratique de l’activisme actionnarial est apparue dans les années 1980, mais s’est largement développée à la suite de la crise de 2008. Jusqu’ici, la méthode était surtout répandue dans le monde anglo-saxon. Elle n’était que très peu présente en Europe, pour des raisons légales et culturelles. En France, notamment, «la concentration de l’actionnariat des sociétés cotées en bourse constitue un frein à cette forme d’activisme des actionnaires minoritaires», détaille Michel Albouy.
Vision extérieure de l'entreprise
Cette méthode est par ailleurs principalement utilisée à des fins pécuniaires. «Il ne faut pas oublier que la plupart des personnes qui investissent dans le secteur financier le font pour les revenus qu’elles peuvent en tirer», soulève Vanessa Haerry, consultante en stratégie de communication, experte en finance et en gestion d’actifs à Genève. En outre, il ne faut pas négliger que, souvent, «un fonds activiste possède une vision extérieure à l’entreprise, tout en ayant une très bonne connaissance des fondamentaux, même parfois plus qu’un CEO ou un conseil d’administration souvent vieillissant, relève la consultante indépendante. C’est pourquoi il n’est pas rare que l’investissement ou la prise de position d’un hedge fund activiste dans une société soit bénéfique pour les deux, mais surtout pour l’ensemble des actionnaires.»
En Europe, le procédé a été récemment utilisé par des actionnaires pour exprimer leur mécontentement envers les rémunérations de leurs dirigeants. Selon une étude de Georgeson, société américaine de conseil, on observe une hausse de 37% des votes de contestation à l’égard des conseils d’administration des entreprises cotées en bourse dans sept pays d’Europe. «Les rémunérations que les administrateurs se fixent à eux-mêmes ainsi qu’aux cadres dirigeants, qu’il s’agisse de jetons de présence, de salaires, de bonus, de stock-options ou de «retraites-chapeaux» (retraites supplémentaires financées par l’entreprise), sont de plus en plus souvent jugées indécentes par les actionnaires minoritaires, analyse Michel Albouy. Les réseaux sociaux fonctionnent comme une énorme caisse de résonance et impactent le management des dirigeants des entreprises. Et je pense que cela va encore s’amplifier.»
Aujourd’hui, les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) des entreprises sont une préoccupation pour un grand nombre d’investisseurs, poursuit Serge Ledermann, conseiller financier indépendant à Lausanne. «Les générations les plus jeunes y sont les plus sensibles, mais cela reste une préoccupation généralisée. En l’état de mes analyses, il n’y a pas d’évidence que les respecter impacte le rendement de l’investissement.»
Peu d'avenir en Suisse
La méthode des fonds activistes n’a toutefois que peu d’avenir en Suisse, en raison de la culture du secteur financier, estime Serge Ledermann. Il juge plus durable l’action d’experts en analyse et en promotion de durabilité, comme la fondation Ethos, qui vérifie si les critères ESG sont respectés par telle ou telle société. «Après avoir réalisé son analyse, Ethos émet des recommandations de vote aux fonds de pension lors des assemblées générales. La fondation agit donc par incitation et conviction, sachant que chaque société cotée veut garder ses investisseurs de long terme tels que les fonds de pension.»
Pourtant, selon une étude commandée par Greenpeace et réalisée par Infras et Inrate, «jusqu’à présent, les fonds de développement durable en Suisse et au Luxembourg n’ont guère réussi à orienter les capitaux vers des portefeuilles contenant des activités économiques (plus) durables». Les auteurs concluent que «les approches basées sur des critères d’exclusion appliqués à des produits controversés (armes, alcool et tabac, huile de palme, etc.) ou à des activités commerciales critiquables (violation des droits humains, etc.) ne permettent pas d’atteindre les objectifs escomptés».
Les relations entre les portfolios, le marché financier et l’économie dite réelle sont complexes. Pour Christoph Müller, président du conseil d’administration d’Inrate, l’agence de notation ESG suisse indépendante à Zurich et à Genève et auteure de l’étude, ExxonMobbil est un cas d’école. «Il ne faut pas mélanger marché financier et économie réelle, souligne le spécialiste de la politique d’investissement et de l’allocation d’actifs. Car si ExxonMobil a vendu une partie de son activité pétrolière, quelqu’un d’autre l’exploite maintenant et ça ne change rien en matière d’émissions de gaz à effet de serre.» Reste à voir si la condamnation de Shell par la justice néerlandaise du 26 mai 2021 à réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici à 2031 aura plus d’impact sur l’environnement.