«Nos liquidités se sont transformées en bien immobilier.» Dans une formule toute simple, Frédéric Juillerat résume l’opération immobilière réalisée par TSM, la compagnie d’assurances de 70 employés basée à La Chaux-de-Fonds dont il est le directeur financier. En achetant l’immeuble contigu à celui qui lui appartenait historiquement, TSM bénéficie de l’espace supplémentaire dont elle avait besoin et a pu rester dans son quartier d’origine.
Afin de rentabiliser une partie de la surface qu’elle n’utilise pas aujourd’hui, TSM la loue par le biais d’une gérance qui s’occupe déjà de son immeuble de rendement. L’entreprise ne souhaite cependant pas acheter les locaux de ses antennes commerciales de Zurich, de Lausanne et de Genève, qui vont rester en location. «Malgré l’attractivité de la pierre comme une valeur relativement sûre dans un marché financier difficile, notre situation ne justifie pas l’acquisition de locaux plus petits, abritant des équipes de 5 à 20 personnes», explique Frédéric Juillerat.
La pandémie et les transformations économiques qui en découlent modifient l’immobilier commercial. En 2020 déjà, l’offre de surfaces de bureaux avait fait un bond de 23%, selon une étude de CSL Immobilien Markt. Certains entrepreneurs rêvent de changer de locaux. Mais faut-il louer ou est-ce le moment d’acheter?
Assurer sa retraite
A l’instar de l’assureur de La Chaux-de-Fonds, les avantages liés à la propriété de son bâtiment d’exploitation restent attrayants. Pour un chef d’entreprise, c’est tout d’abord une manière d’assurer sa retraite. Et il peut y avoir des motifs d’ordre sentimental, un intérêt pour un lieu ou un bâtiment précis lié spécifiquement à l’activité de l’entreprise.
«L’acquisition de petites surfaces de moins de 1500 m2 n’a pas de sens, hormis pour des motifs émotionnels, estime Amine Hamdani, administrateur de l’agence d’immobilier d’entreprise CBRE à Genève. Prenons le cas d’une étude d’avocats dont le rendement de l’activité juridique serait supérieur à 10%. Pour acheter ses locaux, de 500 m2 par exemple, elle devrait immobiliser une part importante de ses fonds propres. Le rendement théorique de location ne dépasserait pas 2,5 à 3,5% au maximum, si le bureau est situé au centre-ville, et il serait ensuite difficilement revendable, car acquis en propriété par étage. La capacité d’emprunts futurs de l’entreprise aura alors fondu.»
«Une acquisition immobilière par une PME prend tout son sens pour une surface vacante ou partiellement vacante de 2000 m2 au moins», estime Amine Hamdani. L’entrepreneur peut alors utiliser son activité opérationnelle comme levier d’affaires immobilières. Il acquiert le bâtiment vide, crée sa société immobilière, installe son entreprise dans ses nouveaux locaux et entre en contrat de bail avec sa foncière. En l’occupant, il ajoute de la valeur au bâtiment. Il peut ensuite revendre son immeuble à un investisseur institutionnel, en cession-bail, c’est-à-dire en devenant locataire de son bâtiment auprès du nouvel acquéreur. C’est ce qu’a fait la banque Pictet en janvier dernier avec son siège genevois de la route des Acacias. L’entreprise dégage ainsi des fonds et améliore sa capacité future d’endettement. «Une telle opération peut rapporter jusqu’à un tiers de la valeur du bien», estime l’administrateur de CBRE.
Un maximum de 10% de PME
Pour les secteurs de l’industrie et de l’artisanat, l’idéal reste certainement de construire en droit de superficie dans les zones industrielles en développement, explique Jean-Manuel Mourelle, attaché de direction à la Fondation pour les terrains industriels de Genève. Le terrain est alors loué à long terme, ce qui évite une immobilisation de capital sur le foncier, tandis que le bâtiment est construit en propriété propre. «Il y a là des possibilités de bâtir en fonction de ses besoins spécifiques, de prévoir des synergies avec son futur voisinage, éventuellement de mutualiser certaines activités industrielles dans des zones de qualité, bien desservies et décloisonnées par rapport à la zone riveraine», résume-t-il.
Face à la crise du Covid-19, les entreprises ont dû dégager des liquidités pour survivre. De l’industrie à la restauration, tous les secteurs ont été touchés. Dans les services, le télétravail a transformé les locaux actuels en espaces surdimensionnés. Ainsi, de nombreux entrepreneurs s’interrogent sur le type d’espaces qui conviendra à leurs activités futures. «Pour la majorité des PME, la vision des besoins de l’entreprise à moyen terme ne donne pas suffisamment de garanties pour une acquisition de leurs locaux, explique Patrick Schefer, directeur de la Fondation d’aide aux entreprises (FAE) à Genève. Ce n’est pas le moment pour les entreprises d’ajouter des charges fixes alors qu’elles ont perdu en trésorerie ces derniers temps. La location, même avec des baux relativement longs, sur cinq ans ou plus, offre une meilleure souplesse.»
Pour Jean-Manuel Mourelle, «l’acquisition de ses locaux par l’entreprise qui les occupe ne peut concerner qu’au maximum 10% des PME, car la grande majorité d’entre elles préfèrent utiliser leurs liquidités pour leurs activités opérationnelles». Olivier Metzenthin, vice-président du Capital Markets chez JLL à Genève, abonde dans ce sens: «L’acquisition est un vrai challenge qui ne concerne que les PME pérennes. Et même pour elles, il faut des reins solides en termes de capacité financière, car les crédits hypothécaires aux industries se font sur la base de fonds propres allant de 20 à 50% selon le type d’activité.»
«Bulle» immobilière?
Ainsi, l’achat d’immobilier commercial présente actuellement des risques. Plusieurs experts parlent d’une «bulle» immobilière, avec des prix actuels surestimés. Selon eux, celle-ci finira par se résorber et les prix repartiront à la baisse. Pas sûr donc – sauf dans les hyper-centres-villes – que la revente de l’immobilier permette aux propriétaires de rentrer dans leurs frais.
La compétition est rude en Suisse. Les acteurs institutionnels, qui ont de grandes capacités financières, sont attirés par les coûts extrêmement bas du crédit hypothécaire. Ils achètent en priorité des immeubles de bureaux entiers et il y a peu d’offres de propriétés par étage ou de locaux découpés. Pour les industriels, les sites disponibles sont souvent monovalents et trop spécifiques pour des besoins nouveaux.
La difficile reconversion des bureaux en logements
Quelque 200 000 m2 de bureaux sont vides à Genève, dont plus de la moitié se révèlent inoccupés depuis plus de deux ans. Pourtant, les transformations de bureaux en logements se font toujours au compte-goutte.
Il est souvent techniquement compliqué de convertir en logements des immeubles conçus pour abriter des bureaux. Ces espaces ne sont généralement dotés que de quelques gaines techniques verticales desservant les fluides et les énergies (eau, gaz, électricité), ce qui ne suffit pas pour plusieurs appartements. Sur le plan de l’enveloppe du bâti, les normes qui s’appliquent aux logements sont plus exigeantes que celles des bureaux, notamment concernant le bruit, la luminosité et la protection des accidents majeurs. La réaffectation en logements, si elle est possible, nécessite ainsi
des investissements massifs.
«Ces immeubles de bureaux sont détenus principalement par d’importants investisseurs institutionnels, propriétaires de parcs immobiliers considérables, qui cherchent à préserver la valorisation de leurs actifs dans un cycle économique difficile», explique Arnaud Ducellier, responsable de l’immobilier à la Caisse inter-entreprises de prévoyance professionnelle à Genève. En théorie, ces institutionnels sont les acteurs idéaux pour opérer ce genre de transformations, mais ces travaux peuvent leur paraître économiquement disproportionnés. «Ils devraient peut-être être incités à le faire», suggère Philippe Angelozzi, secrétaire général de l’Union des professionnels de l’immobilier à Genève.