«Le private equity, ce n’est pas une solution de placement pour tout le monde. Le risque est élevé de perdre son investissement», constate Frank Levy. Ce professionnel de la finance basé à Genève pense néanmoins avoir trouvé la bonne formule pour attirer l’investisseur. Puisque le capital-investissement, terme français pour exprimer le placement direct dans des entreprises non cotées, est risqué, pourquoi ne pas opérer une présélection de sociétés éligibles avant de les proposer à qui veut bien payer un abonnement mensuel? C’est ainsi qu’est née l’an dernier Invest Direct: pour 900 francs par mois, l’abonné reçoit sa liste, tout comme le lecteur de journaux reçoit sa livraison régulière de propositions. A lui de faire son choix.
Frank Levy n’est évidemment pas le premier à proposer un service de filtrage. Plusieurs plateformes, comme Investiere à Zurich, font régulièrement parvenir des propositions aux récipiendaires de leurs sélections. Les sociétés sont généralement des jeunes pousses requérant de leurs actionnaires potentiels un certain degré de connaissance de leurs technologies et de marché pour juger pertinemment du risque. Des plateformes de financement participatif s’y mettent aussi, sur le modèle des «club deals», qui voient des investisseurs se réunir et discuter des opportunités qui leur sont offertes. «Mais il y a beaucoup d’arnaques», affirme Frank Levy. Pour les éviter, il est aussi possible de choisir un fonds. Mais les commissions sont élevées.
La multiplication des initiatives destinées à attirer le chaland vers une catégorie d’investissement classée par la Finma comme réservée aux investisseurs qualifiés, donc disposant d’au moins 2 millions de francs de fortune nette, montre combien le capital-investissement est en pleine progression. Pratiquement tous les chiffres sont en hausse: les montants investis, les rendements dégagés (en montants bruts, avant les frais), les plus-values. «A force de monter, les actions sont devenues très chères. Les obligations ne rapportent presque rien. L’immobilier est, lui aussi, cher. Ce sont les placements dans le private equity qui rapportent les rendements les plus élevés», soutient Frank Levy.
La grande facilité à recourir à la dette nourrit le marché: abondance de liquidités, taux d’intérêt proches de zéro. Pour 1 franc apporté par les investisseurs, un fonds spécialisé peut lever 2 à 3 francs de dette. «En Suisse, l’effet de levier est plutôt de 50%», tempère Christian Waldvogel, directeur associé de Renaissance, une fondation d’investissement basée à Zurich et à Lausanne gérant quelque 400 millions de francs d’avoirs.
En 2021, le capital-investissement a connu une année exceptionnelle. Aux Etats-Unis, les sociétés de private equity ont investi l’année dernière 1200 milliards de dollars, soit 50% de plus que le précédent record de 2019, selon le cabinet PitchBook. En Europe, ces investissements ont bondi de près de 60%, pour atteindre 754,5 milliards d’euros. Les données pour la Suisse peuvent être comprises au travers des chiffres préliminaires publiés à la mi-janvier par le numéro un de cette industrie, Partners Group, à Zoug. Tous les indicateurs sont en hausse: les actifs gérés dans les fonds spécifiquement de private equity ont progressé de 22%, à 63 milliards de francs, un rythme plus élevé que la moyenne annuelle des trois dernières années, qui est de 15%. En 2021, ce poids lourd a été intégré à l’indice SMI, qui rassemble les 20 plus grandes capitalisations helvétiques.
«L’essor des placements en 2021 a été porté par les mêmes raisons que les années précédentes: abondance de liquidités, taux très bas, appétit au risque des investisseurs face au manque d’alternatives. Mais il est aussi la conséquence d’un effet de rattrapage», poursuit Christian Waldvogel. Les décisions d’investissement qui auraient dû être prises en 2020 se sont trouvées arrêtées net à cause du premier confinement, qui a rendu extrêmement difficiles les visites aux entreprises et impossibles les estimations de valorisation des sociétés dans lesquelles placer de l’argent. «Nous ne savions tout simplement pas comment la pandémie allait influencer l’économie, et donc la marche des entreprises», poursuit le professionnel de l’investissement. La pandémie a aussi exercé un impact psychologique sur les entrepreneurs en âge de se soucier de leur succession: «Les restrictions leur ont aussi fait prendre conscience, d’une certaine manière, que le temps passait et que les choses ne sont pas éternelles.»
La conséquence de cette reprise est de porter la valorisation des entreprises à racheter à des niveaux eux aussi très élevés. «Beaucoup d’argent continue de s’investir dans le private equity. Aussi, les ratios entre les prix des sociétés dans lesquelles investir et leurs niveaux de rentabilité sont très hauts», reconnaît Thomas Heimann, directeur général adjoint de la Seca, l’association professionnelle des acteurs de cette industrie, à Zurich. Les risques qu’un investisseur tombe sur un mauvais cheval sont donc d’autant plus élevés. Néanmoins, les statistiques de Cambridge Analytica pour les Etats-Unis à la fin de 2019 font état de performances annuelles moyennes de 14,2% sur cinq ans et de 15,9% sur dix ans.
Le niveau élevé des valorisations risque néanmoins d’être mis à mal par la remontée des taux d’intérêt qui s’observe particulièrement aux Etats-Unis, mais aussi en zone euro et en Suisse. «Cela risque en effet d’impacter la valorisation des sociétés», reconnaît Christian Waldvogel. La hausse des taux d’intérêt aura pour premier effet de renchérir le coût de financement des fonds qui recourent à la dette: plus celle-ci est élevée, plus la charge d’intérêt sera lourde, ce qui amoindrira le rendement de ces fonds. Une baisse de ces rendements devrait amoindrir quelque peu l’attractivité de cette classe d’actifs, qui devrait avoir pour conséquence une pression à la baisse sur les prix. «Les fonds de private equity devraient être impactés plus rapidement que les placements directs. Ce sont les limited partners, les investisseurs passifs de ces véhicules de placement, qui devraient subir les premiers les effets d’une telle baisse», estime Frank Levy.
Une autre concurrence devrait aussi affecter le dynamisme du capital-investissement, plus spécifiquement en Suisse: le réveil des deux bourses de valeur. L’automne dernier, SIX, la principale plateforme, a créé un segment spécialisé pour les PME du nom de Sparks (lire PME de janvier). Simultanément, BX Swiss, l’ancienne bourse de Berne, relançait son activité sur le segment des PME. Ces efforts coïncidents rendent une attractivité nouvelle aux introductions en bourse comme moyen pour les entreprises de lever du capital. Du reste, les experts des marchés s’attendent à une reprise de ce marché après deux années léthargiques.
Ce risque, Frank Levy le balaie vigoureusement: «J’ai fait des dizaines d’introductions en bourse lorsque j’étais banquier d’investissement en France. C’est la jungle!» Les hostilités entre les tenants de l’investissement privé et de la cotation auprès du public promettent d’être palpitantes.
Partners Group en deux chiffres
- Partners Group Depuis sa création par trois anciens banquiers d’affaires de Goldman Sachs en 1996, Partners Group a investi environ 150 milliards de dollars pour acquérir des entreprises.
- 15 milliards Le 20 septembre 2021, Partners Group annonçait avoir levé 15 milliards de dollars, pour financer le rachat de 17 entreprises. Le 26 octobre, elle dévoilait avoir pris une participation minoritaire mais importante dans l’horloger Breitling.