L’effarement était général en 2015. La Banque nationale suisse (BNS) abandonnait alors le taux plancher qui fixait l’équation: 1,20 franc pour 1 euro. L’industrie d’exportation suisse exprimait son choc, parlant même de trahison, craignant que ce déséquilibre avec l’euro impacte les carnets de commandes. En 2022, le ton a changé: l’euro est passé sous la barre de 1,05 dans l’indifférence générale. «Même si certaines PME sont encore très fortement touchées, notamment dans le secteur des machines, une majorité d’entre elles ne se plaignent plus du franc fort», confirme Henrique Schneider, directeur adjoint de l’Union suisse des arts et métiers (Usam).

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Qu’est-ce qui a changé? «En 2015, avec la fin du taux plancher, la transition s’était faite brutalement, pratiquement d’une heure à l’autre; les entreprises ont perdu une partie de leur marge en peu de temps, le choc a été difficile à absorber», explique-t-il. En revanche, avec la consolidation du franc au cours des vingt-quatre derniers mois, les PME ont cette fois eu le temps de s’ajuster. «Et après 2015, beaucoup d’entreprises ont mis sur pied des programmes ambitieux pour augmenter leur productivité et réduire leurs coûts.»

Hausse des exportations

Il note également que les exportations se portent très bien, selon les chiffres récents: «Elles augmentent et se diversifient, notamment aux Etats-Unis, où le franc est fort par rapport au dollar, et en Chine.» En effet, un récent rapport de Credit Suisse montre que 66% des entreprises interrogées tablent sur une hausse de leurs exportations au premier semestre 2022 et que seules 10% redoutent un repli de leurs ventes. «Tout porte à croire que les exportations suisses vont continuer à augmenter au cours des trois à six prochains mois», indique l’étude, publiée, précisons-le, avant les événements survenus le 24 février en Ukraine.

Les entreprises ont donc su s’adapter depuis l’abandon du taux plancher, mais Philippe Cordonier, responsable de la Suisse romande chez Swissmem, voit également une autre raison à l’insensibilité face à la hausse du franc: «Avec la pandémie, le franc fort a été relégué en deuxième place. Les difficultés en approvisionnement de matières premières et de composants ainsi que les délais de livraison prolongés occupent le haut de la liste des priorités des entrepreneurs.»

La croissance actuelle favorise les exportations et les PME semblent donc s’accommoder du franc fort. La raison principale est à chercher auprès des atouts macroéconomiques de cette force, soutient Maxime Botteron, économiste chez Credit Suisse. Le taux élevé de la monnaie limite l’inflation en Suisse, qui se révèle largement plus importante dans la zone euro et aux Etats-Unis. «Etant donné que le prix des achats est plus élevé ailleurs qu’en Suisse, nos entreprises ne perdent pas leur compétitivité comme ça a été le cas en 2015.»

Quid de l'inflation?

L’économiste souligne lui aussi que le processus de fortification du franc dure depuis des années: «Les entreprises suisses ont pu s’adapter au fur et à mesure. Elles récoltent aujourd’hui les bénéfices d’investissements passés.» Le directeur adjoint de l’Usam avance quant à lui le savoir-faire suisse: l’innovation et la qualité des productions permettent notamment aux PME d’appliquer des prix plus élevés que la concurrence. «Leur flexibilité est également appréciée par les clients étrangers», considère-t-il.

Chez Swissmem, dont les membres exportent 80% de leur production, dont 60% vers la zone euro, tous les secteurs sont touchés par le franc fort. Néanmoins, pour Philippe Cordonier, ce désavantage pour les exportateurs suisses est désormais intégré dans le calcul économique des entreprises. «L’inflation en zone euro atténue partiellement la hausse du franc. On espère que l’inflation en Suisse restera faible», ajoute-t-il.

Pour retrouver un peu de marge, les PME baissent leurs coûts, en se fournissant par exemple dans la zone euro plutôt qu’en francs, «au détriment des sous-traitants suisses». Elles optimisent également leurs processus de production pour améliorer leur efficacité et s’assurent contre les risques de change, détaille Philippe Cordonier. L’innovation est également importante, pour se démarquer de la concurrence européenne. «Mais pour innover, il faut de l’argent. En ce sens, le franc fort pénalise financièrement les entreprises, réduisant leur capacité d’innover; il s’agit d’un cercle vicieux.»

«Nous ne sommes pas écoutés»

La délocalisation? «Swissmem compte 90% de PME. Ces entreprises n’ont pas forcément les capacités de le faire.» Le franc fort ne soulève donc pas les mêmes craintes qu’en 2015, mais certaines PME en déplorent toujours l’impact sur leurs activités. Dans le Jura, Olivier Haegeli, codirecteur de la PME Willemin-Macodel, estime que le franc fort – «très fort» – demeure un problème majeur pour qui produit en Suisse. «Pour résister, nous avons adapté nos prix sur le marché, perdant de la compétitivité par rapport à nos concurrents, essentiellement étrangers», dit l’entrepreneur, qui ne cache pas son énervement face aux discours politiques sur la résilience des PME.

«Nous ne sommes pas écoutés, pas pris au sérieux, ni par les politiciens ni par la BNS.» Pour revaloriser les marges, Willemin-Macodel cherche à sous-traiter, à acheter ses composants auprès de fournisseurs de la zone euro. «Avec les problèmes de qualité, douaniers, etc. que cela implique. Et du coup, c’est la chaîne d’approvisionnement suisse qui s’effrite.»

La Suisse demeure un îlot de cherté qui n’est pas combattu, déplore-t-il. «Certains composants coûtent deux fois plus ici qu’ailleurs.» L’entreprise a travaillé sur les processus pour être plus efficace, «mais cela représente de lourds investissements et beaucoup d’efforts». Certes, le contexte actuel est favorable aux exportations et le niveau des affaires est élevé, admet-il. «Mais on ne sait pas pour combien de temps et on ne connaît pas encore les effets de l’échec de l’accord-cadre avec l’UE.» Philippe Cordonier affiche quant à lui sa confiance dans la BNS et dans sa capacité à préserver les exportations suisses.