Il enseigne à Stanford, au cœur de la Silicon Valley, creuset de cette révolution numérique qu’il considère pourtant comme «un monde de connexion illusoire». Eloi Laurent, 47 ans, incarne la rénovation en cours de la pensée économique. Ce spécialiste de la macroéconomie européenne et du développement soutenable vient de sortir le troisième volume de ses «mythologies économiques» (La raison économique et ses monstres, Editions Les liens qui libèrent), critique virulente des lieux communs de la pensée économique de ces trente dernières années. 

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Vous écrivez: «Il ne s’agit pas de changer d’indicateurs économiques pour faire émerger un monde durable, soutenable, agréable à vivre: il faut changer de vision, de valeurs, de volonté.» En disant cela, êtes-vous économiste ou idéologue?

Eloi Laurent: Je me considère bel et bien comme un économiste, mais comme un économiste ouvert, au sens où l’économie est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux économistes dominants. Cette profession a hélas un réflexe de bunkérisation en excluant les gens qui ne partagent pas le canon commun, en leur niant leur qualité d’économiste. Or moi, je suis bel et bien économiste par ma formation, je suis reconnu comme tel au niveau international, je donne des cours dans des universités françaises et américaines.

Dans quel courant de pensée économique vous inscrivez-vous?

Dans la lignée de celle qui a été reconnue par la profession comme l’une des plus grandes d’entre nous: Elinor Ostrom, qui nous a quittés il y a dix ans. Cette Américaine est, selon moi, la plus grande économiste du XXIe siècle. Le XXe siècle a eu son Keynes, le XIXe siècle a eu son Marx, le XVIIIe siècle a eu son Adam Smith et le XXIe siècle a son Elinor Ostrom, première femme à avoir reçu le prix dit «Nobel» d’économie.

Qu’est-ce qui vous séduit le plus dans sa pensée économique?

Elle ne concevait l’économie que comme une discipline de la frontière. J’ai coutume de plaisanter en disant que les chercheurs se répartissent en deux groupes: les paranoïaques et les schizophrènes. Les premiers, je le répète, se bunkérisent dans une doxa qu’il ne faut jamais diluer pour en conserver la pureté. Les schizophrènes, eux, ne conçoivent leur travail qu’à la frontière avec d’autres disciplines. Et Elinor Ostrom ne concevait son travail d’économiste qu’à la frontière avec la science politique et les études environnementales.

Pour quelle raison l’économie ne serait-elle pertinente qu’au contact d’autres disciplines?

Pour une raison fondamentale: l’économie du XXIe siècle est bornée, en amont, par la contrainte de la biosphère et, en aval, par la question des inégalités de la démocratie. Il est impossible aujourd’hui de faire de l’économie sans connaître et reconnaître cette économie biosphérique, sans quoi on fait de l’économie extraterrestre. Elinor Ostrom a tout compris de l’économie contemporaine en l’inscrivant dans la question sociale-écologique. Elle avait démontré qu’il n’y avait pas de fatalité à la tragédie des communs, cette surexploitation des ressources communes, et qu’on pouvait y répondre par l’intelligence collective. Et il est également impossible de faire de l’économie aujourd’hui sans prendre en compte les questions de distribution et de justice sociale. On l’a vu avec la crise des «gilets jaunes» et on le vérifie quotidiennement actuellement avec l’inflation, cette inflation qui fait des gagnants et des perdants, qui frappe durement les gens modestes.

Vos analyses sont-elles influencées de manière dominante par une filiation politique, en l’occurrence une filiation de gauche?

Non, j’estime que mon positionnement n’est pas idéologique, mais bel et bien académique. Je revendique le fait qu’il existe de nombreuses économies différentes depuis l’invention de cette discipline par Aristote il y a 2500 ans. Penser que l’économie se résume à l’économie dominante de ces trente dernières années est une erreur fondamentale. D’abord parce que, dans l’histoire de la pensée, et même au cours de ces trente dernières années, il s’est passé beaucoup d’autres choses. Je regrette que, dans les revues spécialisées, ces autres courants de pensée soient si peu relayés.

«La pensée néolibérale est paresseuse. L'économie vraiment complexe, c'est celle qui se pose notamment la question de la répartition.» 

 

Que reprochez-vous le plus à la pensée économique dominante?

Simplement de ne pas se poser les questions de justice et de soutenabilité. Cette pensée néolibérale est paresseuse. L’économie vraiment complexe, c’est celle qui se pose notamment la question de la répartition. Cette question induit même un océan de complexité, parce que les théories de la justice sont presque aussi nombreuses que les théoriciens de la justice.

Quant à la question plus contemporaine de la soutenabilité, quelle difficulté représente-t-elle pour les économistes?

Cette question de la pérennité du système économique en cours, de sa soutenabilité, c’est le défi que doit impérativement relever l’économie actuelle, en particulier l’économie américaine. Car les Etats-Unis sont le pays qui a le plus misé sur le fait que quand l’économie va, tout va. Or, c’est le pays qui démontre chaque année, voire chaque mois, que l’économie peut être florissante et que, parallèlement, tout le reste s’effondre. Parce que les questions de la justice sociale, de la confiance, mais aussi du maintien des écosystèmes sont négligées, voire ignorées. Le modèle américain est vraiment fascinant vu sous cet angle. En fait, c’est de plus en plus un contre-modèle, même si c’est un pays que j’aime beaucoup et une population que j’aime encore plus. L’illusion d’un Donald Trump qui se vantait de faire trois ou quatre points de croissance et que l’économie sous sa présidence était au plein-emploi – ce qui est du point de vue macroéconomique parfaitement juste –, cette illusion a donné l’épisode du Capitole du 6 janvier 2021, une démocratie qui s’effondre, sans parler des incendies géants, des tueries de masse et bientôt peut-être l’apocalypse démocratique.

Que faut-il déduire de ce contre-modèle américain?

Qu’il s’agit d’un avertissement qui nous est envoyé à nous, Européens. Je crois que nous allons au-devant d’un divorce entre les Etats-Unis et l’Europe sur des questions très profondes de civilisation. Ce qui se passe aux Etats-Unis doit nous rappeler que nous devons prendre soin d’un modèle que nous avons inventé et qui est très différent.

Mais le modèle européen, qui se caractérise notamment par un Etat providence, bute lui-même sur des limites comme celle de la dette publique.

Tout dépend ce qu’on entend par «dette publique». Vous pouvez la considérer suivant la définition donnée par les critères de Maastricht, au début des années 1990, qui étaient censés codifier un niveau de dette publique acceptable, soutenable. Le principal critère dit que la dette est soutenable quand elle se situe au-dessous de 60% du PIB. Cette limite permet d’éviter ce qu’on appelle en macroéconomie l’effet boule de neige, que les remboursements d’intérêts soient supérieurs aux revenus. La grande récession de 2008-2009 a provoqué un grand débat sur la soutenabilité de la dette publique. Deux économistes américains de Harvard avaient démontré en 2010, de manière très sérieuse, des seuils d’insoutenabilité en train d’être dépassés à cette époque. Mais Thomas Herndon, un étudiant en économétrie de l’Université du Massachusetts, a refait leurs calculs et démontré que ces deux éminents économistes, apôtres de l’austérité, s’étaient complètement trompés, que la dette était en fait parfaitement soutenable.

«Pour moi, la dette publique fondamentale est la dette climatique, la dette écologique.»

 

Que déduisez-vous de cette controverse?

Que la dette, c’est en fait d’abord une convention. Qu’est-ce qu’on considère sous cette convention? Voilà la vraie question. Il a existé, dans l’histoire économique, des annulations de dette spectaculaires, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Et puis les dettes publiques peuvent être soutenables à très long terme, surtout par des pays de l’OCDE, comme la Suisse, la France, les Etats-Unis, qui ont des capacités de recettes fiscales considérables. L’exemple le plus pertinent, c’est le Japon, qui a plus de 250% de son PIB de dette publique. Or le Japon ne s’effondre pas. Et il y a d’autres bonnes questions à creuser, par exemple savoir qui possède la dette publique. Si ce sont les nationaux, cette dette sera bien plus soutenable que s’il s’agit d’étrangers, par exemple.

Donc la dette publique serait une fausse limite?

Pour moi, la dette publique fondamentale est la dette climatique, la dette écologique. Cette dette, que nous avons à l’égard des générations futures, compte tenu de l’état de la biosphère que nous allons leur laisser, est bel et bien insoutenable, bel et bien non négociable, contrairement aux dettes concernant des actifs monétaires. Car on ne peut pas négocier avec la biosphère quand le climat atteint des seuils irréversibles. La seule manière de la rembourser, c’est de faire des efforts aujourd’hui sur nos modes de vie pour ne pas léguer un enfer aux générations futures.

La pandémie a convaincu même des Etats très libéraux d’actionner le concept d’Etat providence. C’est un épisode historique qui va dans votre sens?

Le covid nous a rappelé que nous sommes définitivement entrés dans le XXIe siècle, un siècle durant lequel nous allons être secoués par des chocs écologiques rapprochés. Nous sommes d’ailleurs déjà dans la variole du singe. Cette maladie infectieuse est certes plutôt bien contrôlée, mais elle démontre la pertinence du rapport de 2020 de l’IPBES qui s’appelait «L’ère des pandémies». Les pandémies vont se succéder, parce qu’on détruit la biodiversité en détruisant les écosystèmes. Cela confirme aussi la prédominance des questions écologiques durant ce siècle. Cela rappelle qu’il faut réagir, en prenant notamment des mesures de protection pour les populations les plus vulnérables. Il faut reconstruire nos protections collectives et rompre avec l’idéologie libérale qui nous raconte depuis trente ans que l’Etat providence est un boulet pour la croissance économique. La situation globale actuelle est au contraire une chance pour revisiter les mécanismes d’assurance, de mutualisation des risques, de réduction des inégalités sociales. Bref, tout ce qu’avait inventé l’Europe à la fin du XIXe siècle redevient la ressource la plus précieuse dont nous disposons pour faire face à ces chocs écologiques.

Et la guerre en Ukraine, comment la commentez-vous à travers votre prisme économique?

La première chose à dire, c’est la question du retour de l’horreur et cela nous ramène à la vocation première de l’Union européenne. Les Européens pensent parfois qu’ils n’ont fait qu’un grand supermarché, mais cette construction visait d’abord à sortir du cycle des grandes guerres. C’est pour cela que, il y a dix ans, l’Union européenne a reçu le Prix Nobel de la paix. Ce n’était pas pour avoir répandu le marché, mais bien plutôt pour avoir diffusé les droits de l’homme, les libertés civiles, les droits politiques.

«Ce qui est en cause avec cette guerre, c'est surtout la dépendance aux énergies fossiles et la précarité énergétique.»

 

Cette guerre provoque aussi l’inflation actuelle…

Ce qui est en cause avec cette guerre, c’est surtout la dépendance aux énergies fossiles et la précarité énergétique. L’inflation n’est qu’un effet de ces faiblesses. L’Union européenne a laissé croître sa dépendance aux énergies fossiles d’importation et a enfermé des millions de gens dans des aménagements du territoire absurdes, dans une précarité énergétique due aux déplacements contraints, à l’idéal pavillonnaire très cher en termes de chauffage, etc. Et cela nous renvoie aux deux bornes que je citais au début de notre conversation, celles de l’économie écologique et de l’économie politique. Car on ne traitera pas cette inflation, comme l’avait préconisé Keynes en 1936, en augmentant les taux d’intérêt. Cela ne servira à rien, car l’inflation actuelle vient d’un problème d’offre. Nous allons avoir à la fois l’inflation et la récession si on ne met pas en place une souveraineté énergétique et des mesures d’économies d’énergie de type rénovation thermique des bâtiments.

Quels sont les économistes dont vous recommandez la lecture?

D’abord Aristote. Il n’y a pas meilleur auteur que lui sur la sobriété, sur le bonheur comme sens fondamental de l’existence et de l’économie, sur la dénonciation de la mauvaise finance avant même que la finance ait été inventée. Et puis David Ricardo, qui a inventé la mondialisation avec la théorie de l’avantage comparatif, mais qui est aussi celui qui a inscrit le développement économique dans les limites de la biosphère en 1817 avec sa théorie des rendements décroissants. Et encore John Stuart Mill, qui, au milieu de la révolution industrielle, en 1848, commence à parler de l’état stationnaire, qui dit de ralentir la machine économique pour s’intéresser à la justice sociale et à la préservation de la biosphère. Et évidemment Elinor Ostrom, comme je l’ai expliqué auparavant.

Y a-t-il un leader politique actuel qui a compris les enjeux du XXIe siècle?

La référence, selon moi, c’est Jacinda Ardern, la première ministre néo-zélandaise, qui a réussi, en 2019, à faire adopter le premier budget de bien-être, c’est-à-dire à placer les finances publiques sous l’égide non plus de la croissance économique mais, par exemple, de la santé des enfants et de la santé mentale.

 

 

 

Bio express
  • 2000 à 2002 Attaché parlementaire à l’Assemblée nationale et au cabinet du premier ministre Lionel Jospin.
  • 2006 Il découvre l’urgence climatique avec «Une vérité qui dérange», documentaire de l’ex-vice-président américain Al Gore.
  • 2021 Il intervient dans le dernier film de Cyril Dion, «Animal». Il y défend l’idée que la santé devrait être au cœur de nos vies et de nos politiques.