Autant le dire d’emblée: pour faire bénéficier son entreprise des avantages offerts par la tokenisation, il faut être un peu geek et plutôt à l’aise avec l’abstraction. La tokenisation? Il s’agit du fait de sécuriser des actifs, soit des parts de capital, grâce à la blockchain, alors qu’on le fait traditionnellement dans un livre de compte ou un fichier Excel. Technologie cryptographique, la blockchain permet de détenir des valeurs comme les actions d’une société sans la validation d’un intermédiaire comme un notaire ou une banque.
Pionnier suisse en la matière, Arnaud Salomon, fondateur de l’entreprise Mt Pelerin, affirme: «Pour une société anonyme, la tokenisation consiste en un simple copier-coller sur un ordinateur. On peut effectuer ce processus soi-même en une journée. Mais comme l’écrasante majorité des gens n’est pas à l’aise avec ces procédés, nous pouvons le faire pour eux.» En Suisse romande, les sociétés de services qui jouent ce rôle de passeur entre ancien et nouveau monde financier ne sont pour le moment qu’une poignée, avec notamment Taurus, à Genève, et Bity, à Neuchâtel, en plus de Mt Pelerin, basée à Genève et à Neuchâtel.
QoQa Brew, la brasserie tokenisée
Différentes PME ont déjà fait l’expérience de la tokenisation. Lancé ce printemps par le groupe d’e-commerce communautaire de Pascal Meyer, le projet de brasserie artisanale QoQa Brew illustre le processus. Fondé en 2005, QoQa est à l’origine un site de vente événementielle d’articles à des prix bradés. Avec ses extensions dans différentes catégories (QWine, QHome, QSports, etc.), le label réunit aujourd’hui une communauté exceptionnellement forte en Suisse, avec près de 1 million d’utilisateurs.
Afin de lever le capital nécessaire au démarrage des activités, les promoteurs de la brasserie QoQa Brew ont tokenisé 30% du capital, soit l’équivalent de 1 million de francs. Les acquéreurs des jetons numériques ont droit à des parts préférentielles des dividendes, ainsi qu’à des avantages relevant de la convivialité, comme des bières gratuites au comptoir. Le succès a dépassé les espérances. «Tout est parti en vingt-deux minutes, rapporte Pascal Meyer. La demande a été quatre fois plus élevée que la part de capital que nous avions à offrir. Notre plus gros souci est d’éviter un sentiment de frustration trop vif chez les candidats actionnaires malheureux.»
Démarche effectuée en un seul clic
Au registre des avantages de la tokenisation, il y a la fidélisation des partenaires de l’entreprise. «Le vecteur du token permet de fédérer une communauté autour d’une entreprise et de sa marque. Les acquéreurs gagnent un statut d’ambassadeur de la firme», pointe Olivier Cohen, fondateur de la firme Alt.co, un spin-off du family office Capland créé en 2017. La tokenisation présente aussi des intérêts techniques. «La création de jetons numériques – les tokens – est très utile lorsque l’on veut fluidifier le capital d’une société entre plusieurs actionnaires, comme pour offrir de la liquidité à des investisseurs entrants ou permettre aux employés détenteurs de stock-options de vendre des parts.»
Cofondateur de Taurus, Lamine Brahimi détaille: «Quand vous tokenisez un titre, vous le numérisez, c’est-à-dire que vous l’inscrivez sur un support numérique de type blockchain. Vous le rendez donc facilement transférable et échangeable. Pour les entreprises, cette évolution signifie que des démarches qui prenaient jusqu’ici plusieurs mois sont maintenant effectuées en un clic. Les levées de capitaux sont facilitées d’autant. Nous recevons beaucoup de demandes pour numériser les plans de participation des collaborateurs au capital de l’entreprise, parce que la technologie blockchain simplifie énormément les choses.»
Nos interlocuteurs soulignent unanimement l’impératif de prudence qui prévaut lors de l’achat de jetons numériques émis par une entreprise. «Il y a une forte demande dans le fait de lever du capital de manière tokenisée. Mais attention, un titre numérisé ne va pas rendre une société plus attractive ou de meilleure qualité juste parce que le support est numérique. Une mauvaise société reste toujours une mauvaise société et vice versa», souligne Lamine Brahimi. «Il faut également s’assurer que la société qui joue le rôle d’intermédiaire financier est supervisée par le gendarme des marchés financiers, la Finma», ajoute Yves Honoré, de Bity.
Mt Pelerin, la première société suisse tokenisée
Du côté des start-up technologiques, la tokenisation est une pratique répandue. Arnaud Salomon dévoile: «Nous avons déjà accompagné des dizaines de firmes de ce type et avons émis plus de 200 tokens.» Mt Pelerin est elle-même la première société suisse tokenisée. La firme a émis en 2018 les premiers tokens qui rendent leurs détenteurs actionnaires de l’entreprise, au sens de la loi. Pour cela, les statuts de la start-up ont été modifiés auprès du Registre du commerce de Genève et un cadre technique a été créé pour garantir l’identification des actionnaires.
Les possesseurs des tokens disposent de droits de vote et perçoivent des dividendes. Ils doivent également déclarer ces tokens, indivisibles comme le sont des actions, dans leur fortune imposable. «Notre expérience est une preuve que cette solution fonctionne. Nous avons ouvert 5% de notre capital et levé 2 millions de francs, ce qui était notre objectif», témoigne Arnaud Salomon. En collaboration avec la CMTA, l’association suisse de tokenisation, notre travail et notre technologie ont servi de base au premier standard en Suisse.»
C’est un changement dans le Code des obligations intervenu le 1er février 2021 qui autorise la généralisation de ces nouvelles pratiques. Cette modification assure aux propriétaires de jetons numériques qu’ils peuvent faire valoir leurs droits en cas de faillite auprès d’un juge, comme s’il s’agissait de papiers-valeurs classiques.
«Dans la loi, les titres tokenisés se situent au même niveau que les actions ou bons de participation pour les sociétés anonymes», précise Lamine Brahimi. Sur ce point, la Suisse dispose de conditions uniques au monde. Du point de vue juridique, les titres numériques sont émis sous la forme de droits-valeurs inscrits au sens du Code des obligations (article 973 d). «Il s’agit de l’opération de tokenisation à proprement parler. A la place d’émettre des titres physiques qui peuvent être remis aux actionnaires sous la forme de certificats papier, la société va inscrire les titres dans un registre numérique. Celui-ci doit répondre à certaines exigences légales et techniques. C’est le cas de la blockchain», explique Maxime Chollet, avocat chez Vischer, à Genève.
La tokenisation des PME peine à décoller
Reste que la tokenisation des PME est un phénomène qui peine à décoller. Alors que d’autres formes de numérisation des actifs ont de leur côté explosé, comme les non-fungible tokens (NFT) ou la finance décentralisée (deFi). Plusieurs raisons expliquent ce décalage, selon Olivier Cohen. «Il y a d’abord le fait que la tokenisation d’une société demande une infrastructure technique que peu de PME maîtrisent. Il s’agit ensuite d’un marché très peu liquide, sur lequel acquéreurs et vendeurs restent rares. Sans disposer d’un solide réseau communautaire ou de clients évangélistes désirant monter au capital, une société qui met en vente une partie de son capital risque de ne pas rencontrer son actionnariat retail.»
L’ancien banquier observe encore que le respect des règles anti-blanchiment imposées par la Finma implique de lourds efforts de compliance. «Enfin, la finance traditionnelle a tout intérêt à freiner ces progrès numériques, poursuit Olivier Cohen. Les grandes banques d’investissement souhaitent ainsi garder dans leur giron le financement des petites entreprises par le biais du marché des capitaux et des prêts. Par ailleurs, les fonds d’investissement et de capital-risque contrôlent toujours l’organisation des différentes étapes des levées de fonds avant l’introduction en bourse. Ils n’ont pas d’intérêt à ce que ce monopole, dont ils tirent le cœur de leurs bénéfices, soit chamboulé.»