Certes, l’entrée en matière de l’interview est un brin convenue. Mais avec quelqu’un d’aussi direct qu’Antoine Hubert, fondateur de Swiss Medical Network (SMN), elle permet d’être fixé d’emblée: «Monsieur Hubert, qu’est-ce qui vous fait courir?» La réponse fuse: «Ma femme Géraldine, avec qui et pour qui j’ai entrepris tout ce que j’ai entrepris. Elle est mon moteur.» La famille? «Une valeur cardinale.» L’argent? L’entrepreneur prétend n’y accorder qu’une importance relative. Il peut bien: après des débuts rocambolesques, des hauts et des bas, il a construit ces vingt dernières années un groupe solide qui le place dans la liste des 300 plus riches de Suisse, avec une fortune estimée à 400-500 millions de francs par le magazine Bilan.
Désormais, son objectif consiste à faire la différence, à laisser une trace, à contribuer au bien commun. Le système de santé suisse est dysfonctionnel, dit-il, il faut le réparer. Voilà son combat prioritaire. Une quête de sens couplée à une confiance bien ancrée dans les mécanismes du marché.
Un libéral tripal, peu dogmatique et... très actif sur LinkedIn
Antoine Hubert est un libéral tripal, mais attentif aux enjeux de société, peu dogmatique sur le plan politique et… très actif sur LinkedIn. Son franc-parler sur le réseau social lui a d’ailleurs valu une fermeture de son compte, en décembre dernier, en raison de prises de position critiques sur la politique sanitaire des autorités face à la pandémie. Le compte a été rétabli plus tard, après des échanges nourris avec une dénommée Natacha (sans doute une intelligence artificielle) et la promesse de se montrer plus mesuré. On doute toutefois qu’il renonce à faire connaître ses opinions.
En deux mots, il n’est pas antivax, mais il pense que la politique a pris le pas sur la science et que la gravité de la situation est exagérée. Il revendique pour chacun le droit de décider de se faire vacciner – ou pas. Lui-même a attrapé le covid, mesure régulièrement son taux d’anticorps et s’est fait vacciner pour pouvoir voyager. «Contrairement aux responsables de la santé et aux médecins des hôpitaux publics, je dis tout haut ce que je sais et ce que je crois.» Avec une pointe d’ironie: «D’accord, c’est plus facile pour moi. Je suis le patron, personne ne peut me virer.»
Dans son éternel costume trois pièces, la chevelure drue et toujours à l’écoute, Antoine Hubert semble ne jamais s’arrêter vraiment, mais travaille en nomade, en s’organisant comme il l’entend. Libre de son temps. Son domicile principal est à Crans-Montana, où il passe le week-end. Le reste de la semaine, il navigue entre Genolier et Zurich, où il occupe un appartement de fonction. Son fils cadet de 9 ans y suit en partie sa scolarité – il vient d’ailleurs de le retirer de l’école suite à l’obligation de porter le masque! L’entrepreneur possède deux hélicoptères exploités et commercialisés par Alpine Helicopters à Sion. Il se rend régulièrement à Saint-Martin, dans les Antilles françaises, où il a vécu en famille entre 1998 et 2008.
«Je bouge pas mal, c’est vrai.» Pour cet entretien, il nous reçoit à la Clinique de Genolier, près de Nyon, le premier établissement médical acheté en 2002 et qui l’a introduit dans le monde de la santé. Désormais, Swiss Medical Network comprend 22 cliniques et hôpitaux et une trentaine de centres médicaux dans 13 cantons (avec Moutier, bientôt 14), de Genève à Zurich en passant par Schaffhouse et le Tessin. Avec un chiffre d’affaires qui devrait flirter avec le milliard de francs cette année, il se place en deuxième position derrière le groupe Hirslanden, contrôlé par le magnat sud-africain Johann Rupert, aussi propriétaire du groupe Richemont.
Il se verrait d’ailleurs bien racheter ce groupe s’il était à vendre, un jour. «Ou fusionner avec lui, pourquoi pas? Nous sommes très complémentaires sur le plan géographique. Sauf peut-être à Lausanne.»
En majorité des directrices
Devant la clinique, un trou énorme. C’est le chantier du Genolier Innovation Hub, qui accueillera des entreprises et des chercheurs dans les domaines de la pharma, de la medtech et des sciences de la vie. L’idée est simple: accélérer l’accès des patients aux fruits de la recherche, grâce notamment à la possibilité de faire rapidement des essais cliniques. Des sociétés internationales comme RaySearch et Accuray ont déjà annoncé qu’elles allaient s’y installer. L’investissement se monte à 100 millions de francs, dont 65 millions pour la construction d’un bâtiment semi-enterré aux contours high-tech, signé par l’architecte Gabriele Rossi et offrant près de 10 000 m² de surfaces de laboratoires, des salles d’opération, d’imagerie médicale et de radiothérapie destinées à la formation et à la recherche, des espaces de bureaux…
Sans oublier un centre de conférences avec un auditorium de 300 places: le hub a aussi une vocation pédagogique. On sort sur le balcon qui surplombe ce nouveau totem de la Health Valley en gestation. Et Hubert le bâtisseur de résumer: «En créant un écosystème médical unique comme celui-ci, nous devrions contribuer au progrès de la médecine.» What else?
Mais dans l’immédiat, il faut gérer les défis engendrés par la pandémie, les collaborations avec les hôpitaux publics et la pénurie cruelle de personnel soignant. Avec ses 3800 collaborateurs et les 2500 médecins indépendants avec qui le groupe travaille, Swiss Medical Network joue la carte de la décentralisation pour pouvoir coller à la diversité des situations cantonales. Pas de service de ressources humaines unique, par exemple, chaque directeur gère son établissement avec une belle marge de manœuvre. Comme une PME. Des directeurs qui sont d’ailleurs en majorité des directrices. «Pour rester un employeur attractif, nous cherchons à offrir des conditions compétitives et une flexibilité permettant de mener de front carrière et vie familiale. Nous avons d’ailleurs introduit le congé paternité de quatre semaines avant la Confédération.»
Parcours scolaire erratique
Antoine Hubert naît à Sion en 1966. Ses parents se sont rencontrés à l’Université de Fribourg où ils ont étudié les lettres – sa mère y défendra une thèse sur Dante. Les deux enseignants divorcent quand Antoine a 9 ans et son frère 4. «Malgré cette séparation, je n’ai jamais manqué d’amour», souligne-t-il. Et raconte la «crise d’adolescence tardive» de son père, aujourd’hui 84 ans, suivie d’un retour à la terre à cultiver des légumes, couper du bois, élever des chèvres – il vit maintenant à Orsières, en Valais, la commune d’origine de la famille. Du coup, Antoine Hubert sait traire cet animal…
Mais son ambition d’écolier, c’est l’ingénierie, comme son grand-père maternel, ingénieur civil, qui a fait carrière au Portugal avant de revenir au pays pour participer à la construction du barrage de la Grande-Dixence. Marcel, son grand-père paternel, est considéré à l’époque comme le sixième conseiller d’Etat valaisan (ils sont au nombre de cinq). Il est aussi le fondateur des Foyers-Ateliers pour handicapés St-Hubert.
Son parcours scolaire se révèle toutefois erratique et, malgré un passage en école privée, il doit renoncer à son projet d’EPFL. Il entame un apprentissage d’électricien avec l’idée de reconnecter plus tard avec les études. Mais, installé très tôt à son compte, il fera finalement l’impasse sur l’université. Comme d’ailleurs deux de ses trois enfants: son fils Arnaud, 29 ans, a choisi la voie d’un apprentissage de commerce et dirige aujourd’hui la maison d’art JRP Editions, cofondée par Michael Ringier (éditeur de PME). Arnaud Hubert est aussi le fondateur de la société Print Them All et gère le Café des Bains, propriété de son père, à Genève. Sa fille Leandra, 21 ans, elle, a fait un apprentissage dans l’hôtellerie et ambitionne de monter sa propre affaire dans le secteur.
«Venant d’une famille d’universitaires, précise Antoine Hubert, je ne fais pas le complexe de celui qui n’a pas fait d’études. Je n’ai rien non plus contre les hautes écoles, mais il faut avoir une vraie motivation et de bons résultats pour se lancer. Sinon, je n’en vois pas l’utilité.» Après quelques mois comme électricien payé 2200 francs mensuels, Antoine Hubert travaille un temps dans le groupe de télécommunication Nixdorf, puis se lance en indépendant à 22 ans. Son business: la vente de téléphones portables à l’heure des débuts du Natel C. «C’était facile, tout le monde en voulait.»
Faillite dans la trentaine
Il tente ensuite sa chance dans le commerce de meubles avec l’enseigne L’Univers du Cuir. Faillite, démêlés avec la justice. «J’ai fait l’expérience de me retrouver seul, lâché par tous, sauf par ma femme et ma famille. Quand vous faites faillite, la trentaine à peine passée, je peux vous dire que c’est une expérience qui marque. Je ne sais pas si j’apprécierais beaucoup le type que j’étais à l’époque si je le rencontrais aujourd’hui. Disons que j’ai péché par arrogance. On a toujours une part de responsabilité dans ce qui nous arrive.»
Il rebondit dans l’immobilier, achète son premier objet à Nyon au nom de sa mère. Il multiplie ensuite les acquisitions. «Je n’ai jamais revendu un immeuble que je venais d’acheter sans l’avoir auparavant transformé. Je suis un entrepreneur, pas un financier.» Au tournant du millénaire, le marché commence à s’assécher et c’est alors que Credit Suisse l’approche, en qualité de membre du consortium bancaire, pour la reprise de la Clinique de Genolier. Lui qui n’avait jamais songé à entrer sur le marché de la santé se laisse convaincre et fait le pas en s’alliant avec les précédents propriétaires restés actionnaires minoritaires pour la reprise. En décalage avec sa réputation de clinique réservée aux ultra-riches, Genolier traite déjà à cette époque en majorité des patients de la région, au bénéfice de l’assurance de base pour l’ambulatoire et de l’assurance complémentaire pour l’hospitalisation. Un pourcentage qui est passé aujourd’hui au-dessus de 90%.
Les acquisitions vont dès lors s’enchaîner et donner un tour vraiment original à son approche de la santé. A Lausanne, Antoine Hubert rachète la Clinique Montchoisi. A Fribourg, il reprend les cliniques Garcia et Sainte-Anne et prend conscience du morcellement du système de santé helvétique et donc des différentes politiques cantonales en la matière. En 2005, il regroupe ses acquisitions dans ce qui deviendra Swiss Medical Network. Quelque temps plus tard, il renoue avec une vieille connaissance, Raymond Loretan, alors consul général de Suisse à New York, rencontré à l’époque où celui-ci était délégué aux affaires européennes pour le canton du Valais.
Rencontres décisives: Raymond Loretan et Michel Reybier
Le calcul est le suivant: pour véritablement monter un groupe de cliniques privées national, il faut des contacts et un réseau politique qui manquent à l’homme d’affaires. Début 2006, Raymond Loretan devient président du groupe qui va devenir SMN et forme avec Antoine Hubert, actionnaire principal et administrateur délégué, un duo parfaitement complémentaire.
«Aujourd’hui, nous n’avons même plus besoin de beaucoup nous parler pour nous comprendre, nous interagissons intuitivement. Nous nous engueulons de moins en moins», plaisante Raymond Loretan. Et de souligner, plus sérieusement, la capacité d’apprendre de l’entrepreneur qui continue de l’étonner, sa rapidité de décision, le caractère visionnaire de ses projets. Et sa rigueur en affaires. «Il peut être impulsif et très cash avec ses interlocuteurs, mais derrière ce comportement se cache une dimension humaine très attachante qui sait faire la part des choses et qui révèle bon gré mal gré son âme valaisanne.»
«Je ne sais pas si j’apprécierais beaucoup le type que j’étais à l’époque si je le rencontrais aujourd’hui. Disons que j’ai péché par arrogance.»
Autre rencontre décisive, celle du Français Michel Reybier. L’homme a fait fortune dans l’agroalimentaire, avant de s’installer à Genève et de se lancer dans l’hôtellerie, notamment en reprenant le cinq-étoiles La Réserve. Leur alliance repose sur le respect mutuel et, là encore, sur une addition de forces assez idéale. «Il a vingt ans de plus que moi, souligne Antoine Hubert, il n’a plus rien à prouver. Et surtout, nous partageons les mêmes valeurs. A commencer par le sens de la famille.»
Le groupe de cliniques privées devient Aevis et se diversifie donc dès 2014 dans l’hôtellerie. Un pôle dont le même Michel Reybier va s’occuper et qui mériterait à lui seul un long développement. Le rachat du mythique Victoria-Jungfrau d’Interlaken et de l’Eden au Lac à Zurich (devenu maintenant La Réserve Eden au Lac) sera suivi de celui des hôtels Seiler à Zermatt. Avec l’ambition de renforcer le positionnement haut de gamme de la station, rien de moins. A Davos, le groupe a repris l’AlpenGold (ex-InterContinental) qui domine la localité grisonne. Alliée à Michel Reybier Hospitality, Aevis Victoria assure de plus la gestion de l’hôtel Bellevue, lieu incontournable à Berne et chaudron de la politique fédérale. Reste l’ambition de développer à l’international la marque La Réserve. Si la branche hôtelière du groupe souffre de la pandémie, elle peut se targuer d’avoir fait d’excellents chiffres en 2019 et renoue actuellement avec des résultats positifs, après une année 2020 dans le rouge.
Mais revenons aux grandes manœuvres dans le secteur de la santé. Au fil des acquisitions, Swiss Medical Network a atteint une masse critique suffisante pour pouvoir contribuer à une réforme profonde du système de santé helvétique. On pourrait même parler d’un changement de paradigme. L’inspiration vient du groupe américain Kaiser Permanente, qui regroupe dans une seule entité tous les protagonistes de la santé: cliniques et hôpitaux, centres médicaux, médecins, assurances. Ses affiliés ont ainsi accès à un réseau intégré de soins, des primes (ou plutôt des cotisations) avantageuses et une attention toute particulière attachée à la prévention.
Réseau inspiré du modèle Kaiser Permanente
Antoine Hubert se plaît à résumer les défauts du système actuel en une phrase provocatrice: «Pour les assurances, un bon patient est un patient mort. Et pour les prestataires de soins, c’est un malade chronique, qui suit des traitements coûteux le plus longtemps possible.» Son argumentaire s’appuie sur ces chiffres: pour 8,4 millions d’habitants, la Suisse compte 37 000 médecins, 281 hôpitaux et cliniques qui enregistrent 1,4 million d’hospitalisations annuelles. Par contraste, le groupe Kaiser Permanente traite 11,2 millions de personnes avec 22 000 médecins, dans 37 hôpitaux qui enregistrent 150 000 hospitalisations par an. La différence? La priorité donnée aux soins ambulatoires et aux soins à domicile, dispensés dans les quelque 600 centres médicaux qui font partie du réseau.
Ce concept va-t-il un jour se généraliser en Suisse? Conseiller d’Etat bernois UDC, responsable de la Santé, Pierre Alain Schnegg y croit très fort. De fait, avec la prise de participation majoritaire de l’Hôpital du Jura bernois, un établissement public, par Swiss Medical Network, il se joue dans l’Arc jurassien une expérience de laboratoire extrêmement intéressante et porteuse d’avenir. «Pour une région périphérique comme la nôtre, un réseau inspiré du modèle Kaiser Permanente serait en tout cas une réponse à un accès aux soins de plus en plus problématique», résume le politicien. Manque encore la caisse maladie prête à jouer le jeu. Antoine Hubert le dit sans ambages, il parle avec tout le monde: la CSS et Assura, mais aussi des compagnies hors maladie, suisses et étrangères, comme le groupe AXA.
«Pour les assurances, un bon patient est un patient mort. Et pour les prestataires de soins, c’est un malade chronique, qui suit des traitements coûteux.»
Et pourquoi ne pas carrément racheter une caisse? «Nous préférons collaborer avec des partenaires dont c’est le métier.» Mais le chemin est encore long pour faire accepter le modèle des réseaux de soins intégrés. Et il faudra l’engagement d’autres responsables politiques courageux, une grande capacité d’évangélisation auprès des décideurs mais aussi de la population et des prestataires de soins. Et de la patience. Convaincre toutes les parties prenantes de renoncer à une bonne partie de leur pouvoir, voilà le principal défi. Reste aussi le réglage fin de la mécanique d’un tel modèle. Le diable se trouve dans les détails.
Antoine Hubert en est convaincu: les réformes du système de santé viendront d’acteurs hors milieu, comme Swiss Medical Network. Au contraire des entreprises et des institutions établies, ces nouveaux arrivants ne sont pas victimes de ce qu’on appelle volontiers le legacy trap (le piège de l’héritage). C’est l’exemple de Kodak dépassé par les fabricants japonais, ou l’industrie automobile disruptée par Tesla. L’entrepreneur, grand amateur de voitures, a d’ailleurs acheté pratiquement tous les modèles de voitures électriques disponibles sur le marché pour les tester. Cet aficionado de Mercedes se désole de l’incapacité du constructeur allemand à concevoir et à fabriquer un véhicule électrique qui tienne la route, si l’on peut dire. «Tout ce qu’ils ont sorti jusqu’ici donne envie de pleurer.»
Les cas d’entreprises qui ont su se remettre en question et tuer leurs produits à succès pour faire de la place à leurs nouveaux développements sont rares, ajoute-t-il. «La règle vaut aussi pour les journaux, souligne ce grand lecteur de la presse, qui a repris le titre économique et financier L’Agefi. Ce sont les GAFAM qui ont réinventé les médias, pas les éditeurs traditionnels.» Des géants numériques qui ne cachent d’ailleurs pas leur immense appétit pour la santé et qui pourraient à terme changer la donne sur ce marché aussi. Antoine Hubert, l’irréductible outsider, sait déjà qu’il faudra s’accrocher.
Bio express
- 1966 Naissance à Sion. Enfant, il rêve de devenir ingénieur comme son grand-père maternel. Il fera un brillant apprentissage d’électricien et se lance très tôt dans les affaires.
- 2006 Fondation d’Aevis Victoria, la société d’investissement dont Antoine Hubert détient avec son partenaire Michel Reybier 76,72% du capital.
- 2017 Antoine Hubert est seul propriétaire de L'Agefi, un titre qu’il affectionne particulièrement. Et d’ajouter qu’il n’a pas abandonné le rêve de bâtir un jour un pôle suisse de presse économique et financière indépendant des grands groupes.