C'était l'été 2012. Urs Rohner, qui venait d'être nommé président du conseil d'administration de Credit Suisse, avait un plan: ce juriste ambitieux voulait orienter la banque, dont l'ADN est marqué par la banque d'investissement anglo-saxonne, vers la gestion de fortune. Mais il s'est heurté à la résistance du CEO Brady Dougan, qui craignait pour son emploi, à celle de puissants membres du conseil d'administration comme Walter Kielholz et à celle du grand investisseur du Qatar, qui misaient tous sur les rendements élevés de la banque d'investissement.

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Urs Rohner, plus tacticien que stratège, s'est laissé intimider et a laissé son plan de changement radical de stratégie disparaître à jamais dans un tiroir. Une erreur fatale, comme on le constate aujourd'hui. Si le changement de cap avait été imposé dix ans plus tôt, la banque aurait pu s'épargner bien des désagréments.

Aveuglé par le succès commercial et la maîtrise de la crise financière de 2008 sans aide étatique, l’établissement n'a pas su s'attaquer suffisamment tôt à l'apprivoisement de la banque d'investissement et à la culture du risque dominante. Depuis dix ans déjà, la division ne gagne plus rien sur les coûts du capital. Or elle n'a pas été réduite. Aujourd'hui encore, un tiers du personnel travaille dans ce secteur à haut risque.

Même avec Tidjane Thiam, Urs Rohner n'a pas réussi à orienter la banque vers une gestion de fortune stable, comme UBS l'avait fait depuis longtemps sous Sergio Ermotti. Ce n'est que lorsque les revenus de la banque d'investissement se sont effondrés et que les faillites du hedge fund Archegos et de la société financière Greensill ont entraîné des milliards de pertes pour la banque, qu'Ulrich Körner a dû réorienter la banque, loin de la banque d'investissement risquée et absorbant du capital, vers la gestion de fortune. C'était à l'automne 2022, dix ans après la première tentative d’Urs Rohner. Ce sera un tour de force qui prendra sans doute fin prématurément avec la reprise imminente par UBS. 

Voici les principales raisons de l'échec de ces derniers mois:

1. Le remplacement de Thomas Gottstein a pris beaucoup trop de temps

Les faillites du hedge fund américain Archegos et de la société financière australienne Greensill ont entraîné pour Credit Suisse des pertes de 6 à 7 milliards de francs au printemps 2021 et, par-dessus le marché, deux douzaines de procès. Les raisons en étaient une gestion des risques déficiente, comme l'a constaté la Finma dans ses rapports. Le CEO Thomas Gottstein se trouvait au milieu de la tempête, mais ce docteur en économie n'était pas un gestionnaire de crise aux décisions rapides et fermes. Après 30 ans de service au CS, cette banque d'investissement avec gestion de fortune annexe, ce banquier d'affaires de longue date n'était pas l'homme du changement de stratégie attendu depuis longtemps. 

Mais son remplacement n'a pas eu lieu avant longtemps, car le président du conseil d'administration de l'époque, Antonio Horta-Osorio, était absorbé par ses multiples infractions aux règles de quarantaine liées au covid et a été à son tour contraint au départ par son propre conseil d'administration fin 2021. Des mois ont ainsi été perdus en raison de luttes de pouvoir internes. Et ce, précisément à une époque de pertes opérationnelles et de multiples avertissements sur les bénéfices. Et des turbulences naissantes sur les marchés, déclenchées par la vague soudaine de hausses des taux d'intérêt par les banques centrales. 

Même après l'installation d'Axel Lehmann comme nouveau président au printemps 2022, le CEO est d'abord resté en place. Axel Lehmann le défendait encore en avril sur la chaîne américaine CNBC: «Je le soutiens pleinement parce qu'il est bon.» Bien que Thomas Gottstein ait depuis longtemps proposé en interne un départ ordonné, ce qu’Axel Lehmann, hésitant, avait d'abord refusé. 

Mais déjà à l'époque, le conseil d'administration avait compris qu'il n'était pas possible de continuer ainsi et que Thomas Gottstein, un homme usé qui n'était pas en bonne santé en raison des crises permanentes, n'était plus l'homme idéal pour un nouveau départ. En juillet 2022, ce manager malchanceux a finalement été remplacé par un vétéran de la banque, Ulrich Körner, un homme dont la carrière semblait déjà terminée.

Les événements n'ont pas été un exemple de gestion de crise courageuse, bien au contraire: après la découverte des méga-faillites d'Archegos et de Greensill, il a fallu 14 mois pour que la direction opérationnelle de la banque change de main. 

2. Ulrich Körner a pris plus de trois mois pour élaborer sa stratégie «UBS reloaded»

Le nouveau patron a la réputation d'être un fin analyste et un professionnel expérimenté, mais il a pris trois mois pour élaborer sa stratégie. Une réaction trop lente, car dès les vacances d'été, le calme autour de la banque était terminé, les rumeurs circulaient sans cesse, souvent fausses, exagérées ou parfois exactes.

L'inquiétude grandissait, l'impatience aussi. Le plan d’Ulrich Körner n'a finalement pas été très enthousiasmant. La banque d'investissement a été divisée en quatre parties. L'activité de titrisation a été transférée à Apollo, le conseil en fusions et acquisitions et l'activité de financement d'acquisitions sont séparés dans la nouvelle CS First Boston et vendus ultérieurement, le négoce et une charge héritée du passé de plusieurs milliards restent dans la maison mère.

A cela s'ajoutent un renforcement attendu de la gestion des risques ainsi qu'un plan d'économie avec la suppression de 9000 emplois. Ulrich Körner en était convaincu: «Notre plan va fonctionner.» La bourse l'était moins: l'action a plongé d'un vertigineux 18% après la présentation de la stratégie. Un verdict accablant.

Entre-temps, les agences de notation avaient rétrogradé Credit Suisse et la perte atteignait 7,3 milliards à la fin de l'année. Pire encore: la clientèle était inquiète et s'en allait en masse. Avant même le quatrième trimestre 2022, donc après la mise à jour de la stratégie d’Ulrich Körner, la banque perdait 80 milliards de fonds de clients. L’établissement était depuis longtemps sur la mauvaise pente. Et il l'est resté jusqu'à ces jours-ci, lorsque des dizaines d'autres milliards se sont envolés. Puis la BNS, en tant que gardienne de la stabilité du marché financier suisse, a été appelée à intervenir. 

3. Banque d'investissement: le deal complexe avec Michael Klein a fait parler de lui pendant des semaines.

La pièce maîtresse du plan d'avenir d’Ulrich Körner était la mise à l'écart partielle de la banque d'investissement et la fusion de celle-ci avec la boutique d’investissement de Michael Klein, membre du conseil d'administration du CS depuis de nombreuses années. L'opération, dans le cadre de laquelle la banque a déboursé 175 millions, mais a également payé des honoraires de conseil de plus de 10 millions pour la création de CS First Boston, a suscité des questions sur les conflits d'intérêts et la gouvernance d'entreprise et continue de le faire aujourd'hui. Michael Klein est considéré à Wall Street comme un «dealmaker» chevronné et a la réputation de ne pas être trop difficile dans le choix de ses partenaires. Parmi ses favoris au Proche-Orient figure le souverain saoudien Mohammad Bin Salman. De plus, de nombreuses questions restent floues, par exemple combien de temps le CS devra encore refinancer le nouveau véhicule. 

4. La communication a réagi trop passivement pendant trop longtemps

Parmi les slogans caustiques qu'on a pu lire sur sur Twitter ou Reddit, «Debit Suisse». Une autre source d'agitation est provenue d'un journaliste en Australie, qui a publié un tweet sur la fin de la banque d'investissement du CS et déclenché un «wildfire» (Wall Street Journal), y compris une chute des cours. Une réaction de la banque aux tweets qui font le tour du monde en un clic était impossible. 

Les apparitions internes et externes du CEO Ulrich Körner et du président Axel Lehmann n'ont pas été convaincantes, elles ont contribué à accroître l'incertitude et ont valu à la banque un blâme de la Finma. Axel Lehmann a en outre sous-estimé la dynamique négative qui a suivi son entrée en fonction. Au printemps, il croyait sérieusement que «le temps des interventions de pompiers était terminé».

Et lorsque les clients ont quitté le CS en masse à l'automne dernier, il a laissé entendre que les sorties des coffres-forts de la banque avaient cessé et que la tendance s'était même inversée. Le service de presse, sollicité 24 heures sur 24, n'a pas non plus la tâche facile en raison de l'inexistence d'un talent de communication au sein de la direction du groupe. Dans la crise existentielle de ces derniers jours, seul André Helfenstein, le directeur suisse, a répondu - presque héroïquement - aux questions critiques de Blick TV.

5. Une augmentation de capital qui a fait chuter le cours de l'action

A la recherche de nouveaux capitaux pour renforcer leur assise financière, Ulrich Körner et Axel Lehmann ont misé sur un autre bailleur de fonds du Moyen-Orient, à savoir la Saudi National Bank, qui est dans l'orbite de Mohammad Bin Salman. Seulement voilà: l'augmentation de capital a encore pesé sur le cours de l'action, déjà mis à mal, car l'augmentation des actions en circulation de 2,5 à 4 millions a eu un effet de dilution massif sur les anciens actionnaires. Le titre CS, déjà sous pression, s'est effondré à 2 francs. Oswald Grübel, ancien patron du CS, voit dans l'augmentation de capital la raison principale de la chute dramatique du cours. D'un autre côté, le CS avait besoin d'argent frais pour financer les coûts de transformation. 

6. La gestion de fortune comme nouvelle activité principale et une direction faible

Dans son plan de bataille de l'automne 2022, Ulrich Körner a choisi de faire de la gestion des plus riches de ce monde son activité principale. Une croissance rentable doit être générée en premier lieu par les affaires asiatiques en plein essor, où CS est depuis des années le numéro deux, derrière UBS. Mais l'homme responsable au sein de la direction du groupe, Francesco De Ferrari, n'était pas disponible ces derniers mois, ni pour le public ni pour le personnel. L'Italo-Suisse n'a accordé que peu d'interviews et ses apparitions en Asie ont été rares. Et pourtant, c'est justement dans cette activité principale qu'a commencé l'exode des cadres supérieurs de longue date, qui profitent de la moindre opportunité pour s'engager chez la concurrence.

Il y a maintenant une nouvelle scène pour Francesco De Ferrari: l'Asian Investment Conference de la banque se tenait encore virtuellement il y a un an, cette année elle devrait avoir lieu du 21 au 23 mars à Hong Kong, si elle n'est pas annulée à la dernière minute. Après le rachat de la banque par son éternelle rivale UBS.

Stefan Barmettler HZ
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