Tobias Straumann, nous pensions avoir une réglementation «too big to fail» pour que les grandes banques ne doivent plus être sauvées par l'Etat. Et voilà qu'un scénario similaire se reproduit. Comment expliquez-vous cela?

Dans le cas du Credit Suisse, il s'agissait d'un bank run très simple et classique. La banque a perdu la confiance de ses clients. La réglementation n'y peut presque rien. Avec la réforme «too big too fail», on partait du principe que le scénario de l'UBS se répéterait lors de la crise financière; qu'il y aurait une grosse dépréciation et que la banque aurait trop peu de fonds propres. Mais le cas du Credit Suisse est différent. La banque était tout à fait en mesure de couvrir ses pertes.

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La réglementation aurait-elle dû prendre effet?

L'objectif de la réglementation «too big too fail» était déjà qu'il n'y ait plus besoin d'intervention de l'Etat. On peut donc se demander à quoi elle sert.

Un connaisseur de l'histoire économique

Tobias Straumann est privat-docent au séminaire d'histoire de l'Université de Zurich et enseigne à la faculté d'économie de l'Université de Bâle. Il est l'un des rares véritables connaisseurs de l'histoire économique suisse et une voix qui compte sur les banques et les entreprises suisses.

Tobias Straumann, né en 1966, a étudié l'histoire et la sociologie à l'Université de Bielefeld, à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris et à l'Université de Zurich. En 1995, il a publié sa thèse de doctorat sur l'émergence de la recherche industrielle dans la chimie bâloise au 19e siècle. Son habilitation a été publiée en 2010.

Actuellement, ses recherches portent notamment sur les marchés financiers pendant la crise économique mondiale (1929 à 1933).

La nationalisation a également été évoquée. Pourquoi cela n'a-t-il pas eu lieu?

Je suppose que la Confédération n'a pas voulu acheter le Credit Suisse pour les mêmes raisons que celles qui lui avaient fait perdre la confiance de ses clients et investisseurs; parce qu'il y avait des doutes sur la capacité de la banque à rétablir la confiance. Ce défi serait resté si la Confédération avait racheté la banque. Il aurait alors fallu trouver rapidement le personnel adéquat pour diriger la banque; des personnes crédibles, dont on pense qu'elles sont capables de redresser la barre. Il aurait peut-être même fallu limiter les retraits de fonds. Je pense que c'est la raison pour laquelle l'option de la nationalisation a été abandonnée. Les incertitudes étaient tout simplement trop grandes. La solution actuelle met la stabilité financière au premier plan. Elle a en outre l'avantage de présenter la Suisse au niveau international comme un gestionnaire de crise fiable.

Un contrôle des mouvements de capitaux, cela aurait tout de même provoqué une révolte. C'est impensable.

Ce n'est justement pas le cas. Même dans des pays comme la Grèce, où des nationalisations de banques et des contrôles de capitaux ont eu lieu ces dernières années, cela n'était pas sur le radar, et pourtant les autorités ont eu recours à ce moyen. De plus, peu de gens auraient pu imaginer ce qui vient de se passer. Si quelqu'un m'avait dit il y a deux ans que l'UBS reprendrait le Credit Suisse parce que celui-ci ferait faillite, je ne l'aurais pas cru non plus. Les mesures qui ont dû être prises maintenant vont également très loin. Le droit de la concurrence a été suspendu, les actionnaires n'ont rien à dire sur la fusion. Jusqu'à présent, les réactions ont été assez modérées, je suis curieux de voir comment les choses vont évoluer.

«L'État est perdant. Il doit une fois de plus assumer les erreurs de gestion d'une banque.»

Qui sont les gagnants et les perdants dans toute cette histoire?

Les plus grands perdants sont les employés du Credit Suisse, surtout ceux basés en Suisse. Mais il faut dire aussi que ces personnes sont très demandées, ce sont de bons profils qui trouveront peut-être rapidement un autre emploi. La banque d'investissement à Londres et à New York va être redimensionnée, il y aura donc une réduction du personnel, mais ces personnes trouveront également un nouvel emploi. Dans la gestion de fortune, en revanche, il n'y aura pratiquement pas de réduction de personnel.

Y a-t-il d'autres perdants?

L'État suisse est perdant. Il doit une fois de plus répondre des erreurs de gestion d'une banque et il doit faire d'énormes concessions. La solution actuelle n'est pas bonne non plus pour la place économique. La Suisse n'a désormais plus qu'une seule grande banque, et ce n'est pas idéal. Nous avons besoin de plus de concurrence, pas de moins. De ce point de vue, les clients des banques sont également perdants; toutes les petites et moyennes entreprises orientées vers l'exportation, qui pouvaient jusqu'à présent choisir au moins entre deux banques pour leurs opérations à l'étranger, n'auront plus le choix à l'avenir. J'espère sincèrement qu'un prestataire étranger comblera ce vide. Mais ce n'est pas si simple.

Le président de l'UBS, Colm Kelleher, a déclaré dimanche soir qu'il souhaitait conserver les activités suisses du Credit Suisse. Est-ce que vous pensez que le débat est clos sur ce sujet?

C'est un point passionnant. Colm Kelleher l'a dit dimanche, c'est vrai. Mais il y a peut-être encore des détails en petits caractères que nous ne connaissons pas encore. Une séparation des activités suisses serait en tout cas une bonne affaire pour l'UBS, une entrée en bourse rapporterait sans doute des dizaines de milliards. En outre, je pars du principe que la pression politique sur l'UBS va encore augmenter.

Y a-t-il des gagnants? Lundi, non seulement les actions du Credit Suisse, mais aussi celles de l'UBS ont plongé.

Oui, mais seulement au début. Après l'ouverture de la bourse américaine, elles sont rapidement reparties à la hausse. Car pour l'UBS, les conditions sont tellement bonnes. Rien que dans la gestion de fortune, elle obtient plus de 500 milliards de dollars d'actifs sous gestion. L'UBS aura également besoin de certaines parties de la banque d'investissement, car tout n'est pas mauvais dans la banque d'investissement du Credit Suisse. Le tout pour un prix dérisoire de 3 milliards de francs et les risques de toute la transaction sont supportés par la Banque nationale et le contribuable. C'est une très bonne affaire pour l'UBS.

«La pression était forte, mais je ne pense pas que la Suisse ait été contrainte de faire quelque chose qu'elle ne voulait pas vraiment faire.»

Au niveau international, les applaudissements ont été nombreux. La directrice de la BCE Christine Lagarde a félicité la Suisse, les Américains et les Britanniques trouvent tout cela formidable. Quelle était la marge de manœuvre?

La pression était certainement énorme. Mais je ne pense pas qu'il faille en déduire que la Suisse a fait quelque chose qu'elle ne voulait pas vraiment. Car les autorités suisses ne voulaient en aucun cas apparaître comme celles qui ont déclenché ou du moins accéléré une crise financière. Les tensions dans le système financier international sont en effet déjà fortement accrues. J'imagine bien qu'elles ont même reçu le signal à Berne qu'une nationalisation du Credit Suisse n'allait pas assez loin, qu'elle ne suffirait pas à garantir la stabilité financière internationale. Une reprise semblait être la seule possibilité de créer rapidement des conditions stables et de gagner du temps pour assainir la situation du Credit Suisse.

Regardons vers l'avenir. Le problème du Credit Suisse est peut-être résolu, mais que se passera-t-il si l'UBS vacille dans quelques années? Il n'y aura alors plus de Credit Suisse pour acheter l'UBS.

C'est la prochaine grande question, justement. Peut-être ne devrions-nous plus penser à ce qui s'est passé maintenant, mais plutôt à la suite des événements. Bien sûr, le danger n'existe pas aujourd'hui ni demain. Mais qu'en sera-t-il dans dix ans? Colm Kelleher est sans aucun doute l'homme qu'il faut pour ce qui se passe maintenant. Il était directeur financier de Morgan Stanley pendant la crise financière. Mais le président quittera lui aussi l'UBS à un moment ou à un autre, et nous avons vu ce qui peut se passer lorsqu'une entreprise se trompe à deux ou trois reprises en ce qui concerne son personnel de direction. Il devient alors soudainement impossible de redresser la barre. Cela peut toujours arriver.

Credit Suisse

«Il n'en faut pas tant que ça pour qu'une entreprise déraille», explique l'historien de l'économie Tobias Straumann.

© Nathalie Taiana

Et que se passerait-il si cela arrivait à l'UBS? Le joker de la deuxième grande banque qui peut acheter l'autre grande banque n'existe alors plus.

Ne restera-t-il que la vente à l'étranger? Ou une nationalisation suivie d'une vente? Je ne sais pas.

Une vente à l'étranger signifierait la fin de la Suisse en tant que place financière internationale.

C'est vrai. Mais il faut aussi le savoir: la place financière suisse perd de toute façon de son importance depuis la fin du secret bancaire en 2009. L'âge d'or est terminé. Le fait que la Suisse ait pu mettre en place une place financière internationale aussi importante est lié à la situation historique particulière du 20e siècle. Le tournant a en fait déjà vacillé avec la fin de la guerre froide dans les années 1990. Ensuite, il y a eu la crise de l'UBS et la disparition du secret bancaire.

Les grandes banques s'en sont étonnamment bien sorties.

Les volumes globaux ont augmenté. Mais les marges se sont effondrées. Les marges conséquentes dans la gestion de fortune ont longtemps permis d'investir dans la banque d'investissement et de réparer les erreurs qui y ont été commises. On voit aussi dans les classements internationaux que la place financière suisse est relativement en baisse depuis 2009, même si la méthode de ces classements n'est pas toujours au-dessus de tout soupçon.

Mais il est vrai que les banques suisses sont à la pointe de la gestion de fortune. En Asie, l'UBS est numéro un et le Credit Suisse numéro trois.

C'est peut-être vrai. Mais vous ne devez pas assimiler les banques à la place financière suisse. Autrefois, les devises et les obligations étaient négociées à Zurich. Le commerce de l'or se faisait ici. C'est de l'histoire ancienne. Les grandes banques ne se développent plus qu'à l'étranger. Certes, le siège principal est en Suisse, mais cela signifie aussi que l'État suisse assume les risques. Les services financiers qui sont encore fournis aujourd'hui à Zurich ou, à la rigueur, à Genève, sont marginaux. Et en Asie, les banques ne gagnent pas beaucoup. Autrefois, énormément d'argent arrivait en Suisse, les marges étaient énormes et cela permettait aux grandes banques de financer leur expansion internationale. C'est terminé. Le Credit Suisse a déjà subi les premiers au début du siècle. A l'époque, il était encore possible d'absorber cela. Aujourd'hui, ce n'est plus aussi simple.

En d'autres termes, la Suisse en tant que place financière internationale était un phénomène du 20e siècle, et c'est terminé.

C'est clair et net. L'essor de Zurich en tant que place financière internationale a commencé dans les années 1920, avec l'incertitude qui régnait en Europe après la Première Guerre mondiale. C'est à cette époque que la bourse de Zurich a connu une explosion des émissions internationales d'actions et d'obligations. C'est à cette époque qu'a été construit le bâtiment de la bourse, que nous appelons aujourd'hui l'ancienne bourse. Il était énorme par rapport au bâtiment de la bourse précédent. Il ne s'agissait pas d'une internationalisation telle que nous la voyons aujourd'hui, où les grandes banques s'installent à l'étranger. A l'époque, énormément d'argent entrait en Suisse et était ensuite transféré hors de Suisse par le biais d'obligations et d'actions. C'est le début du rayonnement international de la place financière suisse. Dans les années soixante et septante, les banques suisses étaient en tête des émissions internationales de dollars à Londres. Et quand on est à Londres et à New York, tous les autres services comme les fusions et acquisitions viennent s'y ajouter

Et au début de la descente aux enfers, il y a eu la discussion sur les fonds en déshérence de la Seconde Guerre mondiale dans les années 1990.

Ce fut le premier grand séisme. A l'époque déjà, il était clair que la position particulière de la Suisse n'était plus acceptée au niveau international.

L'histoire de la place financière suisse est aussi une histoire de scandales. Sur une échelle de 1 à 10, quelle est la gravité de la crise actuelle par rapport aux crises précédentes?

Dans les années trente, la Suisse a connu une grande crise bancaire, au cours de laquelle une grande banque genevoise a fait faillite et la Banque populaire a été soutenue à grands frais par la Confédération. J'estimerais certainement cette crise à dix. D'un point de vue historique, la crise de l'UBS de 2009 mérite certainement aussi la note maximale. Toutefois, je mettrais la situation actuelle en parallèle avec le séisme de 2008/2009. Les problèmes du Credit Suisse ont beaucoup à voir avec le fait qu'il a mieux traversé la crise que l'UBS à l'époque. L'UBS a dû immédiatement devenir plus modeste. Le Credit Suisse n'a certes pas dû être sauvé, mais il n'a pas opéré à temps le changement de cap nécessaire, comme nous le voyons aujourd'hui. De ce point de vue, la crise actuelle est le deuxième point culminant de la crise bancaire de 2008/2009. C'était d'ailleurs déjà le cas dans les années trente. A l'époque également, deux banques n'ont disparu qu'après la guerre de 1945; la Banque fédérale, qui a été reprise par l'Union de Banques Suisses, une banque qui a précédé l'UBS, et la Banque commerciale de Bâle, qui a été absorbée par la Société de Banque. La crise du Credit Suisse est une réplique de 2008/2009.

«L'âge d'or de la place financière suisse est terminé. Les banques ne se développent plus qu'à l'étranger.»

La place financière a fait la richesse de la Suisse. Mais il y a aussi eu des scandales à répétition, et elle est en partie responsable de l'exposition de la Suisse en matière de politique étrangère. Est-ce vraiment si grave si la Suisse n'est plus le coffre-fort du monde?

Zurich a très bien supporté la disparition du secret bancaire, la ville est aujourd'hui un centre technologique florissant. De plus, les places financières sont sujettes aux erreurs. Cela ne vaut pas seulement pour Zurich. Ce qui est grave, c'est qu'une banque ait été si mal gérée pendant des années, voire des décennies, qu'elle est en train de sombrer. C'est ce qui m'inquiète le plus, le fait que le Credit Suisse n'ait pas été en mesure de recruter suffisamment de personnel de haut niveau. Il s'agit d'un échec de l'élite économique zurichoise. Le Credit Suisse était leur banque et ils n'ont pas réussi à la gérer de manière à ce qu'elle ait un avenir.

Tout cela n'est-il pas aussi une tragédie en ce qui concerne le rôle des actionnaires? Il y avait certes de gros actionnaires comme Harris Associates et la Saudi National Bank, mais ils étaient très passifs.

De toute façon, la démocratie des actionnaires est un mythe. Cela ne fonctionne pas ainsi. Les actionnaires n'ont aucune chance, ils ne disposent pas des informations nécessaires. La référence à la démocratie des actionnaires ne doit pas détourner l'attention de la question de savoir qui porte la responsabilité. Le conseil d'administration est décisif, en particulier le président, et il faut ensuite deux ou trois membres qui soient compétents et qui n'aient pas peur de se montrer insubordonnés et de se rendre impopulaires en posant des questions critiques. Chaque banque peut avoir des malheurs. Les banques sont des structures tellement complexes que les choses peuvent toujours mal tourner. Mais au Credit Suisse, les pannes se sont succédées, et le conseil d'administration en porte la responsabilité. Il suffit de peu de choses pour qu'une entreprise déraille. La question se pose d'ailleurs aussi pour l'industrie pharmaceutique. Avec Roche et Novartis, nous n'avons plus que deux très grandes entreprises, extrêmement importantes pour l'économie nationale. Ce que je veux dire, c'est que le recrutement du personnel de pointe est absolument décisif. La Suisse compte quelques très grandes entreprises et si quelque chose se passe mal, les conséquences sont considérables.

«Ce qui est grave, c'est qu'une banque ait été si mal gérée pendant des années, voire des décennies, qu'elle est en train de sombrer aujourd'hui.»

Roche, Novartis et Nestlé ont réussi à recruter de nouveaux cadres supérieurs ces dernières années. Pourquoi le Credit Suisse n'y est-il pas parvenu? Parce que l'écosystème de Zurich tourne trop en vase clos?

Cela ne peut pas être le cas. Chez UBS, le renouvellement a réussi. Zurich a toujours produit d'excellentes personnes. Swiss Re marche très bien, et elle évolue dans le même milieu que le Credit Suisse. Zurich ne peut pas expliquer cela à elle seule. Mais il est vrai que l'élite économique zurichoise est la principale responsable de la chute du Credit Suisse.

Qu'en est-il des conséquences politiques? Il y a trois ans, nous avions la pandémie et ses milliards pour l'économie, et maintenant le Credit Suisse doit être sauvé. N'y a-t-il pas là une mentalité de cascadeur?

C'est certain. Personne ne s'attendait à ce que la garantie de l'Etat puisse être supprimée par une réglementation. On espérait simplement que les grandes banques soient suffisamment fortes pour absorber les chocs. Après la crise de l'UBS, il était clair que la garantie de l'Etat ne pouvait plus être supprimée. Je pense que les conditions de l'action de sauvetage feront encore parler d'elles. J'espère simplement qu'il n'y aura pas de pertes pour l'Etat. C'était d'ailleurs l'avantage de la crise de l'UBS: que la Banque nationale et la Confédération aient fini par aller de l'avant.

Mais pour l'instant, il est loin d'être garanti qu'il n'y aura pas de pertes pour la collectivité.

C'est difficile à dire. Dans le cas de l'UBS, la Banque nationale a joué la carte de la sécurité en évaluant très bas les titres toxiques du marché hypothécaire américain.

*Cet article est une traduction d'une interview publiée dans Handelszeitung