Toute personne, sans être forcément initiée à la finance dans toute sa complexité, doit pouvoir investir, quels que soient son sexe ou sa couleur de peau.» Responsable de l’innovation sociale au sein de l’entreprise pharmaceutique MSD et doctorante en responsabilité sociale des entreprises, Fungai Mettler a remporté en 2022 – aux côtés d’une autre colauréate, Elsa Lengeler – le titre de «Femme investisseur de l’année» décerné par la plateforme Inyova, spécialisée dans l’investissement responsable.
Opération réussie pour cette Zurichoise dont la démarche a suscité de nombreuses réactions. «Sur les réseaux sociaux, j’ai reçu des demandes de conseils par dizaines, émanant de femmes racisées à qui j’avais montré qu’elles pouvaient aussi être de la partie», se réjouit celle qui avait vu sa première demande d’investissement rejetée en raison des sanctions internationales à l’encontre du Zimbabwe, son pays d’origine.
Prédominance masculine
L’entreprise zurichoise Inyova a lancé en 2019 une enquête auprès d’une centaine de femmes en Suisse pour tenter de mieux comprendre leurs impressions vis-à-vis de la gestion de leur patrimoine. Les sondées ont largement fait part de leur malaise face à un domaine dont elle redoute la complexité et les risques: «Je ne sais pas par où commencer», «Je crains de perdre de l’argent», «C’est trop complexe», «Je n’ai pas le temps» ont été les quatre réponses les plus fréquentes.
Comment s’explique la forte prédominance masculine dans ce secteur, qu’il s’agisse des gestionnaires professionnels ou des petits investisseurs du quotidien? «Le manque de connaissances, le manque d’intérêt et le manque de confiance en soi sont les trois facteurs qui s’alimentent entre eux, dans une sorte de cercle vicieux», répond Sarah Genequand Miche, gérante de fortune et auteure de Ce que valent les femmes, un guide de conseils pour inciter et aider les femmes à sauter le pas de l’investissement, paru en 2019. «Certes, on observe aussi un certain manque de connaissances et d’intérêt chez les hommes, mais le manque de confiance se révèle encore plus inhibiteur chez les femmes.»
En outre, l’organisation familiale traditionnelle semble influencer encore aujourd’hui le rapport des hommes et des femmes à l’argent. Dans un pays où les femmes ont obtenu le droit de travailler et d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari il y a tout juste trente-cinq ans, «cette composante sociale explique en partie pourquoi la gestion des finances semble encore largement perçue comme une tâche incombant aux hommes», explique-t-elle.
«Alors qu’elles se retrouvent fréquemment à gérer les budgets du ménage, les femmes s’effacent encore trop souvent lorsqu’il s’agit de négocier une hypothèque ou un troisième pilier», regrette Sarah Genequand Miche. Selon la Genevoise, les femmes sont d’ailleurs d’excellentes épargnantes, un trait qui peut leur rendre service le jour où elles décident d’investir: «Celles qui investissent auront tendance à laisser leur argent suivre son cours sans trop y prêter attention. Or les fonds que l’on laisse fructifier à long terme sans trop d’égard pour les tendances, parfois défavorables à court terme, ont plus de chances d’échapper aux pertes et de générer des revenus intéressants.»
Une rapport au risque différencié
Un constat corroboré par une étude publiée par McKinsey. Le cabinet de conseil américain a comparé l’attitude des hommes et des femmes vis-à-vis de la prise de risque en matière d’investissement. Les résultats montrent que les femmes ont tendance à opter pour les solutions les moins risquées et qu’elles se tournent plus volontiers vers les actifs à revenu fixe, contrairement aux hommes qui leur préfèrent généralement les actions, réputées plus rémunératrices en cas de succès mais aussi nettement plus exposées aux risques.
Selon Rajna Gibson Brandon, professeure de finances à l’Université de Genève, l’aversion au risque peut néanmoins se révéler contre-productive. «Sur les marchés financiers, la règle est simple: plus l’investissement est risqué, plus les rendements sont élevés. En se détournant systématiquement des actifs perçus comme risqués, on tire aussi un trait sur des revenus importants à long terme.»
Fungai Mettler insiste quant à elle sur la démocratisation de l’investissement pour susciter l’innovation sociale. Devenue orpheline à l’âge de 7 ans à cause de l’épidémie de sida, particulièrement dévastatrice au Zimbabwe, la Zurichoise souhaite créer de meilleurs canaux d’investissement visant à améliorer la qualité de vie des personnes les plus vulnérables. «Cet aspect est au cœur de ma démarche. Il s’agit non seulement de montrer que son identité propre n’est pas un obstacle, mais qu’on peut en plus utiliser notre argent à des fins socialement responsables.»
Un manque à gagner
Le manque à gagner dû au peu d’intérêt des femmes pour l’investissement se chiffrerait à 3220 milliards de dollars par année pour l’économie mondiale, selon la banque américaine BNY Mellon.
Ce pactole échappe aussi aux gestionnaires d’actifs, dont certains commencent à agir pour ne pas manquer cette potentielle manne financière. C’est par exemple le cas d’UBS et de la banque américaine Morgan Stanley, qui offrent désormais un service de gestion de fortune spécialement adapté aux femmes. La britannique HSBC propose quant à elle d’orienter ses clientes vers une équipe de professionnelles de la stratégie d’investissement. Les géants du secteur ne sont pas les seuls à s’y intéresser. Les acteurs de la finance durable souhaitent également capter ces ressources.
Près de 55% des femmes veulent «investir à condition que l’argent serve à financer des activités alignées à leurs valeurs personnelles», peut-on lire dans le rapport de BNY Mellon. «On observe que la dimension sociale est davantage prise en compte par les femmes. Les hommes ont généralement tendance à accorder plus d’importance à la performance individuelle, confirme Rajna Gibson Brandon. Toutefois, il reste difficile de savoir dans quelle mesure les investissements réalisés par des femmes favorisent le développement durable. Les placements ESG (pour responsabilité en matière environnementale, sociale et de gouvernance, ndlr) sont un domaine complexe qu’il convient de bien connaître pour ne pas se retrouver à financer malgré soi des activités contraires à ses principes.» La chercheuse plaide notamment pour davantage de formation et de sensibilisation de la population à la finance.
«Les solutions offertes par le marché actuellement ne permettent pas forcément d’orienter ses investissements vers une activité en particulier, reconnaît Fungai Mettler. Certaines, à l’image d’Inyova, peuvent néanmoins contribuer à l’innovation sociale au sens large.» Pour un investissement encore plus ciblé et traçable, la spécialiste recommande de se tourner vers les programmes consacrés à des objectifs précis, comme ShEquity, qui promeut les entrepreneuses, ou le microfinancement de projets précis.
«La question est aussi de se demander quels projets et quelles entreprises on veut voir prospérer, puis d’orienter son argent en fonction de cet aspect. Le microfinancement est un outil potentiellement très efficace en la matière, surtout dans les pays moins développés, et nous travaillons à crédibiliser ces options d’investissement, notamment en les proposant via des structures basées en Suisse, qui devraient voir le jour dans les années à venir.»
12% de femmes gestionnaires
Le principe de représentativité pose de nombreuses questions dans le domaine de la gestion d’actifs. En effet, seulement 12% des postes de gestionnaires de fonds sont occupés par des femmes au niveau mondial, d’après le dernier rapport «Alpha Female» publié en 2022. Or, d’après une étude de la banque américaine BNY Mellon, près de 73% des gestionnaires estiment que davantage de femmes pourraient faire le choix d’investir si le secteur comptait plus de collaboratrices dans ses rangs.
Taux de satisfaction peu élevé
Aujourd’hui, seulement un tiers des femmes se sentent pleinement satisfaites des services de leur gestionnaire de fortune, alors que les deux tiers restants se déclarent souvent «mal comprises» par leur conseiller, selon le cabinet de conseil américain Publicis Sapient. Elles seraient d’ailleurs près d’un quart à changer de prestataire si elles venaient à divorcer ou si leur conjoint disparaissait.