«La première fois que j’ai mis les pieds en Suisse, c’était ici même, sur la scène du Temple du Bas, pour un concours international de musique chorale. C’était en 1991, j’avais 24 ans. J’étudiais le saxophone au Conservatoire à Caracas. Mon père était agriculteur et ma mère couturière. Le gouvernement vénézuélien avait payé les billets d’avion du groupe. Le reste venait de notre poche. Pendant le vol, on a gardé toutes les confitures et le pain pour en faire des réserves. Le plus fou, c’est qu’on a gagné le concours à Neuchâtel, dans cette salle! Avec ce prix, nous avons pu aller jouer au Vatican et payer le voyage en Italie.
L’été suivant, notre chorale a été invitée à revenir en Europe: Paris, Venise, Florence, Berne, Zurich… J’ai eu le déclic à ce moment-là: je voulais poursuivre ici mes études. J’ai débarqué à Genève en décembre 1992. Je logeais chez des connaissances. Mais impossible de m’inscrire au Conservatoire de Genève. On m’oriente alors vers Neuchâtel. Le directeur m’avait vu jouer au concours un an auparavant et il m’a donné ma chance, ce qui m’a permis d’obtenir un permis d’étudiant.
A cette époque, j’ai fait toutes sortes de boulots: serveur, professeur de musique, des nettoyages et même modèle nu pour l’Ecole des beaux-arts. C’est aussi à ce moment que j’ai commencé à travailler pour le Temple du Bas comme ouvreur. J’avais les pires horaires, le soir tard et le matin tôt. Mais cela m’a permis d’entrer dans le monde de la musique.
J’ai alors eu la chance de faire un CFC de réparateur d’instruments à vent, à Yverdon, chez Musique et Son. Je leur dois d’être encore en Suisse. Chaque année, le patron devait justifier qu’il ne trouvait pas en Suisse une personne avec mes compétences. Je n’ai jamais été officiellement expulsé, mais pendant des années, j’avais peur d’ouvrir ma boîte aux lettres et d’y voir les enveloppes grises officielles des autorités. C’était une période très traumatisante, près de quinze ans d’incertitude.
J’ai la nationalité suisse depuis 2006. Devenu assistant du responsable du Temple du Bas à 20%, je l’ai remplacé lorsqu’il est parti à la retraite en 2014. La ville de Neuchâtel, à qui appartient ce bâtiment datant de 1696, m’a nommé régisseur. J’ai pris la tête d’une équipe d’une quinzaine de collaborateurs qui s’occupent de l’éclairage, du réfectoire, de la billetterie, de l’accueil des orchestres. On y programme des concerts classiques, de jazz ou de rock, des conférences d’entreprises, des cérémonies telles que la remise des diplômes universitaires. L’an dernier, on a eu plus de 180 événements dans cette salle qui peut accueillir près de 800 spectateurs.
En septembre dernier, nous avons reçu les banquiers suisses pour leur assemblée générale. Avant cela, c’était Martina Hingis, invitée par une assurance pour parler de la force mentale. Il y a eu aussi de fantastiques musiciens comme Al Di Meola ou Richard Galliano et des conseillers fédéraux. La salle marche bien, sauf pendant le covid où tout était à l’arrêt. Heureusement, cela a correspondu à la période des travaux de rénovation, de plus de 6 millions de francs, pour moderniser l’intérieur. Il y a eu des hauts et des bas dans mon parcours professionnel, mais rien n’était comparable à l’angoisse d’être expulsé de Suisse du jour au lendemain.»
Deux dates bio
- 1992 Il arrive à Genève, avec le projet d’y étudier.
- 2014 Nommé régisseur du Temple du Bas, il gère une quinzaine de personnes.