L’an dernier, le fondateur de Patagonia, Yvon Chouinard, a transmis les parts de son entreprise – valorisée à 3 milliards de dollars – à une fondation chargée de s’assurer que les profits de la marque seront reversés à une association de lutte contre la crise environnementale. En Suisse, ce type de démarche est de plus en plus courant: avec 15 fondations pour 10 000 habitants, le pays en compte six fois plus que les Etats-Unis ou l’Allemagne. Et la tendance est à l’augmentation.
Tendance à la hausse
Fin 2022, le 14e rapport du Center for Philanthropy Studies (CEPS) recensait 13 667 fondations d’utilité publique, 123 de plus qu’en 2021. Quant à leur patrimoine, il a augmenté de 50% en cinq ans pour frôler les 140 milliards de francs.
«La tradition des fondations suisses n’est pas nouvelle, relève Aline Freiburghaus, codirectrice de SwissFoundations, principale association faîtière du pays. La plus ancienne fondation de Suisse en activité est l’hôpital de l’Ile à Berne, qui date de 1354, mais le mouvement a pris une nouvelle ampleur depuis le début des années 1990.» Quitte à se réorienter: selon le rapport, les préoccupations environnementales sont les plus porteuses aujourd’hui, même si, globalement, l’éducation, la recherche et la défense des droits humains dominent encore au détriment de domaines comme la religion ou les associations professionnelles, petit à petit reléguées au second plan.
«Pour qu’il y ait des fondations, il faut qu’il y ait des fonds», note Henry Peter, directeur du Centre en philanthropie de l’Université de Genève, qui étudie l’évolution et les tendances du secteur. Pour lui, la croissance du nombre de fondations s’explique d’abord par l’augmentation générale de la richesse privée – la fortune des ménages ayant connu une croissance annuelle moyenne de 2% depuis 2000, d’après l’OFS – ainsi que par une réglementation particulièrement souple. En effet, en Suisse, tout le monde peut créer une fondation, y compris les entreprises et les pouvoirs publics. Il existe ainsi plus de 22 formes de fondations différentes, selon SwissFoundations.
Avantages fiscaux
Les donateurs bénéficient d’une déduction fiscale de 20% au niveau fédéral et les fondations d’utilité publique ne sont imposées ni sur les bénéfices ni sur le capital consacré à leurs objectifs. Selon une étude de 2019 de SwissFoundations et du cabinet PwC, il ne faudrait en moyenne que 214 jours avant que les distributions d’une fondation excèdent les impôts que son fondateur aurait payés en conservant son capital.
Quant à leur champ d’intervention, il n’est limité que par leurs propres statuts: «Une structure dont l’objet consiste à financer la recherche médicale ne pourra pas soutenir des activités artistiques. C’est ce qui pousse les fondateurs à adopter des textes volontairement assez larges lors de leur création», explique Mara De Monte, directrice exécutive du Centre en philanthropie.
Les pouvoirs publics exigent seulement un capital initial de 50 000 francs pour permettre la création d’une fondation. Celle-ci fait ensuite l’objet de trois types de contrôles distincts. En fonction de leur champ d’intervention, les fondations dépendent d’une autorité de surveillance qui peut être communale, cantonale ou fédérale. Son rôle: veiller à ce que les fondations utilisent leur fortune conformément au but défini dans leurs statuts. Un deuxième contrôle relève de l’autorité fiscale, qui peut revenir sur les exonérations accordées lorsqu’un dysfonctionnement a été constaté. Le dernier ne concerne que les fondations qui possèdent un patrimoine, alors soumis aux règles de surveillance des autorités bancaires.
Le secteur tend également ces dernières années à se professionnaliser, porté par l’arrivée de philanthropes souvent plus jeunes. Et tous sont soucieux d’en avoir pour leur temps et leur argent, explique Etienne Eichenberger, fondateur et associé du cabinet WISE. «On voit de plus en plus de jeunes patrons de 35 à 45 ans s’engager, avec la volonté de peser sur le cours des choses. Les fondations sont une passerelle entre l’entreprise et la philanthropie. Notre rôle consiste à les accompagner pour structurer leurs projets et trouver les bons partenaires.»
Structures philanthropiques diverses
Derrière quelques mastodontes comme les fondations Jacobs, Bertarelli, Hans Wilsdorf ou Sandoz, on trouve un grand nombre d’acteurs de taille moyenne et des fondations familiales aux moyens plus modestes, chacun intervenant à sa manière. «La moitié des fondations suisses sont des donatrices, c’est-à-dire qu’elles utilisent les revenus de leur capital pour accorder des dons, explique Aline Freiburghaus de SwissFoundations. Un tiers d’entre elles choisissent l’action de terrain et les autres cumulent les deux.»
Certains donateurs préfèrent quant à eux recourir à la vingtaine de fondations dites «abritantes», c’est-à-dire des organismes reconnus d’utilité publique, de coopération scientifique ou partenariale déjà existantes, comme la Swiss Philanthropy Foundation. Plus courant en France ou dans le monde anglo-saxon, ce type de structure offre une alternative intéressante à la création totale d’un organisme, explique sa directrice générale, Sabrina Grassi: «Comptabilité, distribution, choix des bénéficiaires… on sous-estime le temps que prend le pilotage d’une fondation.»
La plupart des membres des conseils d’administration sont bénévoles, 14,6% seulement des fondations possédant une direction.
«La fondation abritante permet de les soulager des tâches les plus chronophages.» Gérées en lien avec les donateurs, ces structures ont pris de l’importance ces dernières années: à elle seule, la Swiss Philanthropy Foundation a distribué 36,7 millions de francs en 2022, répartis entre 506 organisations bénéficiaires.
Liée à l’enseigne Nature & Découvertes, portée par des bénévoles et financée par les dons des clients de ses sept magasins, la fondation lausannoise homonyme agit en Suisse depuis 2009 au service de la protection de la nature et de l’éducation à l’environnement, explique son porte-parole, Philippe Ciamporcero. «En dix ans, nous avons financé 81 projets portés par 61 structures, dont l’association de sauvegarde du Léman et le CCO-Genève, qui installe des capteurs de présence des chauves-souris dans les grottes des environs.»
A l’autre bout du spectre, la fondation zurichoise Jacobs incarne la puissance d’une structure appuyée sur un grand groupe, les cafés Jacobs. Créée en 1989, c’est l’une des structures philanthropiques les plus importantes de Suisse, avec ses 27 salariés et un patrimoine de 7,5 milliards de francs. Elle détient des actions de Jacobs Holding, dont elle tire chaque année des dividendes, explique sa Chief Knowledge Officer, Donika Dimovska: «En 2022, nous avons versé 38 millions de francs pour soutenir différents projets dans le monde autour de l’éducation. Nous soutenons les professionnels, les universitaires et les gouvernements dans la construction d’approches adaptées aux besoins des élèves et des enseignants.»
Bâle reste le berceau historique de la philanthropie, mais le bassin lémanique réalise une remarquable percée depuis plusieurs années, avec 1370 fondations recensées dans le canton de Vaud et 1294 à Genève, qui abrite certains des plus grands bénéficiaires mondiaux de dons privés, dont l’Alliance du vaccin (Gavi), l’OMS, le CICR ou MSF. La conséquence d’un écosystème unique, explique Henry Peter, directeur du Centre en philanthropie de l’Université de Genève: «Financiers, juristes, experts, centres universitaires philanthropiques, peu d’endroits dans le monde concentrent autant de professionnels spécialisés dans une région qui se caractérise aussi par sa tradition d’ouverture internationale et par la présence d’entreprises et de personnes fortunées.»