Il appartient à notre patrimoine. Le chocolat est à la Suisse ce que la pizza est à l’Italie, les frites à la Belgique ou le hamburger aux Etats-Unis. Un produit de consommation qui fait partie de notre identité au même titre que nos montres ou notre fondue. Deux siècles que ça dure. Depuis que François-Louis Cailler a ouvert cette voie lactée, en 1819, à Corsier-sur-Vevey (VD).
Mais voilà qu’aujourd’hui ce produit qui fait notre fierté et notre délice est guetté par toutes sortes de menaces qui le mettent en danger. Une inquiétude que les résultats de 2023 ne disent pas forcément. En première lecture du moins. Car même si la consommation a faibli en Suisse (10,9 kilos contre 11 kilos en 2022), le chiffre d’affaires indigène généré par les 16 fabricants industriels et leurs 4840 employés a progressé de 7,2%, atteignant 1,950 milliard de francs. «Sauf que cette augmentation résulte essentiellement de l’explosion des prix des matières premières», recadre Chocosuisse, la faîtière de la branche.
Le prix des matières premières explose
A commencer par le prix du cacao, le nouvel or noir. A cause de la sécheresse et des maladies, il a en effet explosé, atteignant presque 6500 dollars la tonne, soit plus de trois fois plus qu’une année auparavant. Le prix du sucre a également pris l’ascenseur, passant de 300 francs la tonne avant la pandémie de covid à plus de 700 francs à la fin de l’année dernière.
Comme si cela ne suffisait pas, les fabricants paient une taxe supplémentaire de 70 francs par tonne pour une sombre affaire de protection douanière pour le sucre helvétique. Le lait en poudre, les noisettes, les amandes, les fruits secs, les œufs et les papiers d’emballage ont aussi renchéri dans des proportions allant de 10 à 40% ces deux dernières années. Autant de hausses qui ont contribué à faire fondre les exportations ainsi que les marges des chocolatiers et à accroître nos importations.
«Nous nous sommes efforcés de compenser ces hausses en augmentant autant que possible l’efficacité et en adoptant une stratégie d’achat tournée vers l’avenir. Les coûts restants ont ensuite été répercutés sur les prix», explique un porte-parole de Lindt & Sprüngli, numéro deux des chocolatiers helvétiques avec ses 5,2 milliards de francs de chiffre d’affaires. Le groupe zurichois est devancé par un discret rival local, le groupe helvético-belge Barry Callebaut et ses 8,3 milliards de chiffre d’affaires, ses 13 000 employés à travers le monde et ses 65 sites de production dans 40 pays.
Nouvelle réglementation à l'oeuvre
Le prix des matières premières n’est pas le seul boulet que tire la branche. Une autre menace, de politique économique celle-là, la fait trembler puisqu’elle pourrait sérieusement compromettre ses exportations dans les pays de l’Union européenne (UE) – qui représentent près de 50% de la production – à partir du 1er janvier prochain: l’entrée en vigueur du règlement européen contre la déforestation (RDUE). Une mesure qui vise à garantir que le cacao utilisé par les fabricants ne provient pas de terres déboisées.
«Il y a bientôt un an que Chocosuisse a attiré l’attention de la Confédération sur ce problème. Il est décevant que le Conseil fédéral ne traite pas cette tâche avec l’urgence qui s’impose. Le temps presse: sans solution d’ici à la fin de l’année, l’accès au marché de l’UE risque de devenir nettement plus compliqué. Il en va d’exportations pour une valeur d’environ 4 milliards de francs», écrit la faîtière de la branche sur son site internet, priant le Conseil fédéral de demander de toute urgence des éclaircissements à l’UE.
Le DETEC (Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication) et l’OFEV (Office fédéral de l’environnement) nous ont livré une réponse peu rassurante pour les chocolatiers. Mais pas que. «Le règlement européen contre la déforestation (RDUE) garantit que le bois, l’huile de palme, le soja, le café, le cacao, le bœuf et le caoutchouc ainsi que les produits dérivés ne proviennent pas de zones liées à la déforestation ou à la dégradation des forêts. Sur la base des analyses et des informations actuellement disponibles auprès de l’UE, il n’est pas possible de procéder à une évaluation complète de l’impact du règlement sur la Suisse», expliquent les deux organismes, avant d’enfoncer le clou. «Ce qui est certain, c’est que les entreprises qui commercialisent dans l’UE devront se conformer à ses exigences à partir du 30 décembre 2024, et ce indépendamment de l’adaptation du droit suisse au RDUE.» Et de conclure: «L’accès au système d’information de l’UE ne peut pas être fourni unilatéralement par la Suisse. Cela nécessite l’accord de l’UE.»
Préoccupation majeure: le travail des enfants
En plus de tous ces défis, il en est un autre que la branche doit relever au plus vite: le lancinant et persistant problème du travail des enfants. Selon la dernière étude disponible, publiée en 2019 par le Département du travail américain, le nombre d’enfants travaillant dans les régions productrices de cacao de la Côte d’Ivoire et du Ghana (60% de la production mondiale) approchait 1,6 million, et ce malgré les contrôles financés par les chocolatiers.
En 2020, Nestlé affirmait par exemple avoir dépensé 224 millions de francs dans un projet censé rendre le cacao plus durable. La multinationale certifiait avoir identifié 18 000 enfants travaillant dans sa chaîne d’approvisionnement grâce à la surveillance de plus de 75 000 d’entre eux. «Cette question est au cœur de nos préoccupations en tant que membre fondateur de la Plateforme suisse du cacao durable», assure Chocosuisse, qui ne nie pas le problème et garantit tout mettre en œuvre pour améliorer, à défaut d’éradiquer, cette triste situation.
«Nous sommes pleinement engagés à combattre ce fléau», jure la faîtière la main sur le cœur, pour qui la question dépasse le cadre de la seule culture du cacao. «Elle est liée aux défis plus larges de la pauvreté et des instabilités sociopolitiques. Les guerres civiles en Côte d’Ivoire au début des années 2000, ainsi que la situation des réfugiés au Ghana, exacerbent encore ce problème complexe», estime-t-elle, avant de conclure: «Nous collaborons étroitement avec les communautés locales, les ONG et les autres membres de la plateforme pour développer des solutions concrètes et durables et assurer ainsi un avenir meilleur à tous ces enfants.» Une promesse que l’industrie chocolatière avait déjà formulée en… 2001!
L’avenir du chocolat est-il en train de virer au noir? C’est ce que suggèrent les indicateurs à propos des produits à base de cacao. Primo, le phénomène El Niño aurait réduit de 11% la récolte de 2023. Secundo, cette réduction provoque un déséquilibre entre offre et demande, la seconde excédant la première de près de 400 000 tonnes. Une situation qui tombe mal puisque, tertio, la consommation mondiale ne cesse d’augmenter. En Asie en particulier. On estime par exemple qu’un Chinois en consommera 1 kilo par année d’ici à dix ans, contre 100 grammes aujourd’hui. Et enfin, quarto, les producteurs de cacao n’ayant pas suffisamment d’argent pour remplacer leurs cultures et les traiter contre les maladies, les arbres vieillissent et leur rendement diminue.
Les industriels tentent de s’adapter en réduisant le chocolat de leurs produits. Selon Bloomberg, le groupe Mars en a enlevé 10 grammes dans ses barres de Galaxy. D’autres le remplacent par des noisettes ou de l’huile de palme. «Les produits chocolatés contiendront de moins en moins de cacao pour rester abordables et de plus en plus d’arômes de synthèse pour avoir quand même un peu de goût», estime un expert. Moins de chocolat, c’est plus d’écologie, assènent en écho les amis de la nature. Car l’empreinte carbone de cette friandise atteint selon eux 30 kilos de CO2 pour 1 kilo de chocolat. C’est énorme. Plus que la viande de bœuf. Qui l’eût cru en savourant un bon carré?