Elle s’est donné pour mission de verdir la finance. A 38 ans, Lucie Pinson dirige l’ONG Reclaim Finance, qui pratique un lobbyisme proactif auprès des acteurs financiers, avec un objectif clair: les décourager de s’impliquer dans de nouveaux projets d’extraction d’énergie fossile. Qu’il s’agisse de banques, d’assurances ou de fonds d’investissement, «ils jouent tous un rôle clé. Sans eux, aucun forage, aucun pipeline ne peut voir le jour», souligne celle que le magazine américain Time a nommée parmi les 100 personnalités les plus influentes pour le climat en 2023.
Des banques actives dans l'émission de CO2
Cet engagement part d’un constat amer: les principales banques françaises – BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole, BPCE, Crédit Mutuel et la Banque postale – financent des activités dont les émissions de CO2 équivalent à huit fois celles de la France, selon un rapport d’Oxfam France de 2022.
L’étude montre également que les quatre premières banques susmentionnées ont même orienté plus d’un cinquième de leur financement aux entreprises actives dans le secteur des énergies fossiles entre 2019 et 2020.
Convaincre les banques pour changer les mœurs
Pour faire évoluer la situation, Lucie Pinson a d’autres atouts en poche que les blocages et les manifestations. Elle discute directement avec les institutions financières pour les convaincre des risques qu’elles encourent à soutenir un projet d’extraction fossile. «Ces projets restent aujourd’hui rentables économiquement, c’est pourquoi il faut aussi agir sur d’autres leviers. L’un des moyens les plus efficaces consiste à jouer sur le risque en termes de réputation. Lorsque l’on expose clairement les conséquences néfastes d’un tel projet aux employés de l’entreprise, ces derniers peuvent eux-mêmes faire pression sur la direction.»
Parfois, l’ONG cherche aussi à exploiter les intérêts individuels: «Les personnes chargées de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) peuvent aussi avoir intérêt à faire avancer le dossier en interne pour se distinguer professionnellement. Si nous leur prémâchons le travail en leur proposant un rapport complet assorti de recommandations, ces personnes sont souvent tentées de se mobiliser auprès de leur direction.» En dernier recours, l’ONG n’hésite toutefois pas à pointer du doigt publiquement les mauvais élèves – une pratique connue sous le nom de «name and shame».
Reclaim Finance a par ailleurs publié en 2023 un rapport critique sur cinq acteurs financiers suisses, dont UBS et Credit Suisse, en coopération avec plusieurs homologues suisses, dont BreakFree et Greenpeace Suisse. La recette fonctionne. Un exemple: Crédit Agricole a annoncé fin 2023 mettre un terme au financement de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles, renonçant ainsi à accompagner le géant français TotalEnergies sur Papua NLG, un projet de gaz naturel liquéfié en Papouasie-Nouvelle-Guinée. «Le Papua NLG project n’a pas encore été abandonné, mais le fait que Crédit Agricole, qui détenait le mandat de conseiller financier sur ce projet, décide de quitter le navire est un signal très positif.»
Un parcours engagé
Militante depuis ses jeunes années, Lucie Pinson assume n’avoir «jamais eu la langue dans [sa] poche». Issue d’une famille de gauche installée à Nantes, en France, elle fait une partie de ses études à l’Institut Albert le Grand, à Paris, une école habituellement fréquentée par la vieille aristocratie catholique. «J’y ai appris à défendre mes idées avec pugnacité, mais aussi à trouver des terrains d’entente avec la partie adverse.»
Lucie Pinson étudie les sciences politiques à La Sorbonne et part en 2017 vivre deux ans en Afrique du Sud dans le cadre de son cursus. Le séjour la marque profondément: elle prend alors conscience du lien entre la misère sociale et l’exposition aux risques environnementaux. Alors qu’elle pensait devenir diplomate, elle préfère finalement y renoncer pour ne pas devenir «porte-parole d’un gouvernement avec lequel [elle est] en désaccord».
Elle s’engage auprès de l’Association internationale des techniciens, experts et chercheurs (AITEC), un réseau proche des milieux altermondialistes français, qui a notamment organisé les contre-sommets du G8 et du G20, avant de se diriger vers l’association environnementale Les Amis de la Terre. C’est là qu’elle accomplit ses premiers faits d’armes contre le financement du charbon par de grandes banques françaises, notamment la mine Alpha Coal en Australie en 2014 ou encore la centrale de Plomin C en Croatie en 2016. En 2019, elle mène la campagne «Unfriend Coal» de l’association Sunrise Project et parvient à convaincre 43 acteurs financiers français de se détourner des projets d’extraction de charbon.
«S’attaquer aux financements demande une analyse précise et méticuleuse.»
Combat contre le greenwashing financier
En 2020, Lucie Pinson fonde Reclaim Finance. L’ONG basée à Paris emploie aujourd’hui 40 personnes. «Le thème de la finance était peu abordé par les ONG environnementales. Certaines s’emparent du sujet, comme nous l’avons fait avec Les Amis de la Terre, mais il manquait un organisme qui se consacre entièrement à désimbriquer le secteur financier des énergies fossiles.» D’autant que le greenwashing n’est jamais bien loin. «S’attaquer aux financements demande une analyse précise et méticuleuse. Il faut évidemment maîtriser les innombrables subtilités techniques, pour ne pas laisser la moindre faille qui pourrait être exploitée afin de poursuivre le business as usual, sous couvert d’engagement pour le climat.»
Lucie Pinson a reçu en 2020 le Prix Goldman, considéré comme le «Prix Nobel de l’environnement». Elle y dénonce alors dans son discours la «culture de la défaite» des milieux de défense du climat. Une pique à son propre camp? «Dans les milieux militants, il existe une tendance à se complaire dans l’échec, car il permet de corroborer son statut de «camp du bien» qui ne fait pas le poids face à la toute-puissance du méchant capitalisme. Ce discours n’est pas entièrement faux, mais il pousse à l’inertie plutôt qu’à trouver des solutions concrètes.»
1985
Naissance à Nantes, en France.
2013
Rejoint l’association Les Amis de la Terre.
2014
Première grande victoire: sous la pression des Amis de la Terre, la Société Générale abandonne le projet Alpha Coal, qui prévoyait d’exploiter une mine de charbon en Australie.
2020
Création de l’ONG Reclaim Finance. Elle reçoit la même année le Prix Goldman pour l’environnement.
2023
Entrée au classement des 100 personnalités les plus influentes pour le climat, établi par le magazine américain Time.