On a peine à l’imaginer aujourd’hui mais, lors de son lancement sur l’exercice 1999, le classement des grands argentiers cantonaux paraissait plutôt exotique. Les finances publiques étaient considérées comme un domaine ardu, voire incompréhensible. En tout cas réservé à quelques rares initiés presque excentriques. Et pourtant! Aujourd’hui, les parlements cantonaux et communaux, jusqu’aux Chambres fédérales, ont pris l’habitude d’ausculter avec attention leurs finances publiques. La crise grecque est aussi passée par là!

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En Suisse, l’anarchie était pire encore (lire l’encadré ci-dessous) que l’actuelle cacophonie des finances en France. Tout le monde a oublié que, à la fin du XXe siècle, les finances publiques étaient calamiteuses, avec des déficits croissants. Au point que les grands argentiers faisaient preuve de créativité à la fois comptable et langagière.

Prise de conscience

Au début du nouveau millénaire, à la suite de la demande d’un journaliste précurseur, Nils Soguel, alors tout jeune professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap), créait, en concertation, le Comparatif des finances cantonales. Cette étude annuelle allait, sur la durée, faire du jeune enseignant l’un des spécialistes les plus reconnus en matière de finances publiques. Il faut dire que l’on partait de (très) loin: la plupart des cantons appliquaient leur propre plan comptable, rendant les comparaisons impossibles: l’ATS, qui s’essayait à des synthèses, additionnait des pommes et des poires pour des prunes, au final, indigestes…

Des remèdes de cheval

A Genève, Olivier Vodoz avait récupéré l’expression constitutionnelle vaudoise du «petit équilibre» pour dire que l’Etat n’avait pas besoin d’emprunter pour payer ses fonctionnaires. Ce faisant, il taisait le fait que le canton vivait à crédit en empruntant 100% de ses investissements. Dans le canton de Vaud, Charles Favre faisait appel à sa formation de médecin pour trouver des remèdes de cheval afin de juguler une dette galopante et des charges d’intérêt dévorant plus de 1 franc d’impôts sur 10. A Neuchâtel, Jean Guinand se demandait quelle argutie juridique inventer pour éviter de vendre des bijoux de famille tels que les châteaux, comme Berne était en train de le faire.

«La génération des chefs des Finances vers la fin du XXe siècle a laissé filer la dette et n’a guère été correcte vis-à-vis de ses successeurs, qui ont dû souquer ferme pour remettre à flot le paquebot des finances publiques», constate Nils Soguel, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (Idheap) et initiateur en 2000 du comparatif des finances publiques.

Il faut le dire: le succès de Fribourg à l’issue d’un «film» de 25 exercices comptables ne laisse pas de surprendre un peu. On remarquera toutefois qu’avec une superbe moyenne de 5,32 sur 6, le résultat traduit une très grande constance: après un début illustrant les difficultés de la fin du XXe siècle (4,69 en 1999), Fribourg n’a cessé de s’améliorer, tutoyant rapidement le 5 de moyenne avant de monter régulièrement au-dessus du 5,5. Seules faiblesses dans cette lignée de notes probantes: le 4,36 de 2020 et le 4,46 de 2022.

«Fribourg est certainement le canton à citer en exemple: on y ressent une culture à la fois
politique et institutionnelle où l’on n’aime pas les déficits et qui est largement soutenue aussi bien au Grand Conseil que dans la population. Il a aussi été l’un des tout premiers cantons à introduire une forme de frein à l’endettement, dès les années 1970 déjà, institutionnalisée dans sa Constitution de mai 2004 qui pose le principe de l’équilibre budgétaire sur la durée», analyse le professeur Soguel, dont l’institut est aujourd’hui intégré à l’Université de Lausanne (Unil).

 

Cantons1
© Ricardo Moreira

Un long chemin parcouru

C’est aussi une suite de grands argentiers qui allient un bon sens paysan avec des connaissances pointues de leur domaine. Urs Schwaller (PDC, aujourd’hui Le Centre, LC) incarne le début de cette lignée qui s’est poursuivie avec Claude Lässer (PLR) et Georges Godel (LC), d’ailleurs surnommé le Picsou du Conseil d’Etat. La barre est désormais reprise par son coreligionnaire Jean-Pierre Siggen (LC). «Au vu des derniers exercices, Fribourg devrait toutefois faire attention à ne pas perdre ses excellentes habitudes», prévient Nils Soguel.

L’analyse sur 25 ans des finances publiques montre l’étendue du chemin parcouru: au début de ce siècle, les cantons souffrent pratiquement tous d’un endettement très important. Cette lourde dette, conjuguée avec des taux d’intérêt élevés, souvent à 4%, voire plus, plombe les comptes cantonaux et fait exploser le service de la dette. Pour colmater un navire qui prend l’eau, les collectivités ont développé deux stratégies assez différentes.

«La plupart des cantons – tels que Vaud, le Valais, Berne et un peu le Jura – ont, à l’instar de la Confédération, choisi de réduire leur dette «à tout prix». Une option qui s’est presque toujours réalisée au détriment des investissements, provoquant un besoin de rattrapage lorsque la météo des finances publiques est redevenue plus clémente», analyse le professeur Soguel. En effet, lorsque les revenus sont de retour, il est alors crucial de remettre en marche l’effort d’infrastructure.

Choisir de vivre avec la dette

L’autre option est illustrée par Genève qui, comme presque tous les cantons, sort du XXe siècle avec une dette très élevée, mais qui choisit de vivre avec. «Sur la durée des 25 ans sous revue, force est de constater que Genève tient quand même bien le cap, notamment sous l’angle des équilibres annuels. C’est le signe que le canton est plutôt bien géré. Sa solution a l’avantage de ne pas freiner les investissements. En revanche, la dette genevoise reste massive et l’une des plus lourdes du pays», signale l’initiateur du comparatif.

Aujourd’hui, les difficiles années du début du siècle sont largement oubliées: en 1999, c’est la tempête pour presque toutes les collectivités du pays. C’est aussi l’année où le peuple suisse vote le frein à l’endettement de la Confédération qui entrera en vigueur en 2001. Les premières publications du ranking des grands argentiers mettent en lumière le naufrage ambiant. La population et surtout le monde politique se rendent compte que les finances sont en train de couler. Le discours lénifiant tenu par certains capitaines des Finances qui préfèrent éviter les vagues et ne pas voir le navire qui prend l’eau ne passe plus.

«L’avantage de la publication des chiffres du comparatif des finances publiques a certainement été de mettre en lumière que la grande majorité des cantons étaient dans la panade. Avec un constat très clair: il faut d’abord maîtriser les dépenses, une dimension qui n’était pas du tout dans le focus des politiques», note Nils Soguel.

Régularité de la qualité de la gestion financière

Le film des 25 ans de finances publiques montre encore que les cantons qui s’en sortent le mieux sont ceux qui manifestent le plus de régularité en termes de qualité de la gestion financière. «C’est ce qui permet à Fribourg de terminer en tête du classement général. Mais il faut dire que, sur le plan de cette qualité de la gestion, presque tous les cantons travaillent bien, voire très bien: les écarts entre eux sont très faibles. Aucun n’atteint la note idéale de 6 sur la durée, mais du meilleur (Tessin: 5,3) au moins bon (Schwytz: 4,4), tous ont largement plus que 4 de moyenne», signale le professeur de l’Idheap.

En revanche, sous le prisme de la santé financière, les collectivités ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Car ces critères sont fortement impactés par le type de tissu économique du canton. «Vu sous cet angle, Genève navigue sur d’autres eaux que le Jura. Mais on sent désormais que les administrations publiques ont perdu la mémoire des années de dèche. Les responsables qui les avaient endurées ont aujourd’hui pris leur retraite et ne sont plus au gouvernail. Leurs successeurs semblent avoir perdu de vue combien il est difficile de revenir à flot si l’on a laissé filer l’endettement», s’inquiète le professeur Soguel.

L’avenir en donnera la confirmation car la mer des finances publiques s’annonce d’ores et déjà (très) agitée! D’autant plus que la Confédération lance des vagues de coûts supplémentaires aux cantons (transfert de charges ou réduction de la part à l’impôt fédéral direct), qui risquent fort d’en essuyer les embruns…

1er rang – FRIBOURG: 5,32

Avec des capitaines au long cours

Sur un quart de siècle, le classement des grands argentiers cantonaux illumine le canton noir et blanc avec de chatoyantes couleurs et le propulse, vent en poupe, en tête du classement. Principales raisons de cette navigation sereine: la capacité, sur la durée, de maintenir une dette raisonnable et le souci d’autofinancer régulièrement les investissements. Fribourg a aussi connu une lignée de grands capitaines au long cours. Mais, du haut de la vigie, de la houle pointe déjà à l’horizon: la santé financière se détériore sur les derniers exercices. Pour la première fois ce siècle, elle a, depuis 2020, plongé trois ans sur quatre à 4,5 ou en dessous: le nouveau timonier, Jean-Pierre Siggen (LC), devrait y prendre garde, d’autant plus qu’un avis de tempête menace déjà l’ensemble des finances publiques.

Fribourg
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10e rang – BERNE: 5,04

Une gestion en crêtes et en creux

En moyenne, comme sur les exercices individuels, Berne navigue sur des eaux médianes: le canton n’a jamais pu fêter une victoire. Mais il n’a jamais non plus plongé dans les profondeurs du classement, à la dernière place. Berne fait partie de ces collectivités qui ont entamé le XXe siècle avec une lourde dette. Et il a fallu souquer ferme pour parvenir à remettre à flot le paquebot bernois. Globalement, sa qualité de la gestion financière paraît bonne, à l’aune de la moyenne. Mais si on l’observe à la longue-vue, le détail montre une évolution en vagues successives, alternant crêtes et creux. Par chance, les Bernois disposent d’une administration très rigide, à l’image de leur justice. Mais ils bénéficient aussi d’une très forte contribution de la péréquation intercantonale aux revenus réguliers.

Berne
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13e rang – VALAIS: 4,99

De joyeux moussaillons à la barre

Encalminé au début des années 2000 à cause d’un endettement très lourd, le Valais a dû écoper ferme pour retrouver des airs plus favorables. Il a aussi profité des appoints liés à l’or excédentaire de la BNS. Après même une dernière place en 2001, le canton a vu ses voiles se gonfler de vents porteurs au point de décrocher quatre victoires (2015, 2016, 2021 et 2023). Mais, même s’il bénéficie d’importants versements de la péréquation, le Valais pâtit très vite: lorsque des tornades d’intempéries s’abattent sur la vallée du Rhône, il plonge. Son double frein à l’endettement lui permet de tenir solidement le gouvernail. Mais l’équipage valaisan joue un peu les joyeux moussaillons: avec son fonds FIGI, il investit dans ses immeubles et ses routes via des montants prêtés par… l’Etat!

Valais
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19e rang – JURA: 4,77

Quand on gouverne un frêle esquif

Pour le Jura, il faudrait renverser le dicton: le canton a de la peine, mais s’en donne. Là où d’autres collectivités fendent les eaux à bord d’un fier paquebot, le Jura navigue sur un frêle esquif aux voiles fragiles que la moindre bourrasque un peu brusque peut déchirer. Mais la capitainerie en est consciente: son tissu économique ne peut lui assurer des recettes fiscales abondantes. Un vent de travers et sa santé financière subit un fort ressac après avoir surfé sur la vague l’année d’avant. Dans ces conditions incertaines et variables, les timoniers se doivent d’être très vigilants. Et cela se traduit par une bonne qualité de la gestion financière. A l’avenir, il conviendra de bien scruter l’horizon car la volatilité des équilibres financiers tend à s’accroître. Et le risque de chavirer augmente d’autant.

Jura
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22e rang – VAUD: 4,66

Fier retour après avoir failli couler

Vaud fait bien sûr partie de cette flottille de cantons sortis très endettés du siècle passé. Les timoniers à la barre du puissant bâtiment vaudois ont réduit drastiquement la voilure en coupant massivement dans les investissements. A force d’écoper par petits bidons et modestes seaux, le navire vaudois a retrouvé la ligne de flottaison. Au point que tant la santé financière que l’endettement du canton sont devenus exemplaires. Mais la retenue sur l’effort d’investissement, qui a souvent pénalisé la qualité de la gestion, se paie aujourd’hui. Certes, le canton a, depuis quelques années, regonflé les voiles de ses investissements. Mais un nouveau grain menace car les rentrées fiscales tendent à se mettre en panne. Là aussi, il va falloir, sur le deck, chercher un nouveau souffle de ressources.

Vaud
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25e rang – NEUCHÂTEL: 4,35

Marins d’eau douce sur mer agitée

Longtemps familier de la navigation en eau douce, Neuchâtel a conclu le siècle dernier sur une mer déchaînée. Cachée derrière le calamiteux ouragan vaudois, la principauté a mis un peu de temps à saisir l’étendue des risques sur des eaux démontées par une dette colossale. Les capitaines du XXIe siècle ont pris le cap d’une coupe sévère dans l’effort d’investissement. Mais la santé financière du canton connaît encore de forts creux de vague et sa gestion financière pratique un peu par à-coups: un coup de barre à droite, un autre à gauche, avec dès lors des hauts et des bas. Bien résorbée, aussi grâce à l’or de la BNS, la dette cantonale refait le dos rond et pénalise les capacités d’action du gouvernement. Gare! Car quand la dette rebondit, il est très dur de la ramener dans des eaux plus calmes.

Neuchâtel
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26e rang – GENÈVE: 4,17

Quand on a un très beau navire…

Comme d’autres, Genève a entamé le XXe siècle à fond de cale, avec un lourd ballast d’endettement. Mais les capitaines genevois ont la chance de posséder un fier navire: une économie qui file à grande vitesse dès que les vents sont favorables. Et tant pis si la dette est lourde: la solidité du paquebot genevois peut la supporter et son prestige permet de se refinancer à coûts moindres que d’autres collectivités. Et ça paie sur le plan de la qualité de la gestion financière, bien supérieure au voisin vaudois. Il aura fallu l’exercice exceptionnel de 2023 pour que Genève efface une partie de ses dettes grâce à des caisses qui débordaient. Mais attention: les recettes fiscales fléchissent déjà et les promesses faites devront être payées et se verront vite dans les chiffres des prochaines années…

Genève
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27e et dernier rang – LA CONFÉDÉRATION: 4,04

Si on peut faire souquer des rameurs

En matière de finances publiques, la Confédération joue souvent le barreur qui donne le tempo aux rameurs cantonaux. Régulièrement exemplaire au niveau de la dette, l’Etat central s’avère fréquemment un navigateur plus impécunieux et moins avisé dans sa gestion financière. Deux motifs à cela: la Berne fédérale peut toujours couper des ressources ou transférer des charges aux cantons, qui devront dès lors souquer plus fort. En outre, malgré leur vigilance, les timoniers fédéraux n’ont pas vu venir l’ampleur financière de la crise pandémique. Ils ont certes évité que le navire helvétique ne coule ou ne soit fortement avarié. Mais la facture pèse désormais lourdement sur la santé financière de la Confédération. A voir si et comment la nouvelle amirale KKS pourra redresser la barre!

Confédération
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Les finances cantonales en chiffres
  • 4 Le plus grand nombre de victoires dans le classement des grands argentiers: le Valais (2015, 2016, 2021 et 2023) et Saint-Gall (1999, 2004, 2018 et 2020) sont les champions!
  • 3 x 4 Trois cantons ont décroché quatre fois la lanterne rouge: Vaud (1999, 2000, 2002 et 2003), Neuchâtel (2004, 2005, 2017 et 2018) et Bâle-Campagne (2009, 2010, 2014 et 2016).
  • 5,94 La moyenne pharaonique, proche de la perfection, atteinte par Appenzell Rhodes-Extérieures en 2005. Un 5,90 a été obtenu par Glaris en 2011 et par Uri en 2013.
  • 2,12 La pire moyenne jamais réalisée, obtenue par le canton de Vaud en 2000, qui détient aussi le 2e plus mauvais résultat avec 2,13 en 2003, devant Neuchâtel (2,43 en 2004).
  • 5,42 La meilleure moyenne calculée sur l’ensemble des cantons lors de l’exceptionnel exercice 2022, avec en plus une note médiane à 5,58! C’était Byzance pour les finances publiques.