Le métier de restaurateur continue de faire rêver jeunes diplômés comme banquiers en voie de reconversion. A Genève, on compte près de 700 candidats aux examens de cafetier chaque année. Mais est-ce encore une bonne idée? Depuis l’abandon de la «clause du besoin» dans les années 1990, le marché de la restauration est saturé dans les régions urbaines.

Ainsi, la Société des cafetiers, restaurateurs et hôteliers de Genève (SCRHG) recense aujourd’hui 2400 établissements, soit 50% de plus qu’il y a vingt ans, et autant que dans une ville comme Bruxelles, pourtant trois fois plus peuplée. «A l’époque, les politiciens imaginaient que le marché allait se réguler de lui-même, constate Laurent Terlinchamp, président de la SCRHG. Mais on voit bien aujourd’hui qu’il y a trop d’établissements publics par rapport aux besoins de la population.»

Contenu Sponsorisé
 
 
 
 
 
 

Le produit sur un piédestal

S’y ajoutent les changements d’habitudes de consommation. La pause de midi représente un tiers de la consommation hors foyer des Suisses, qui s’élevait l’an dernier à 23 milliards de francs, selon l’association faîtière GastroSuisse. Or les actifs sont toujours plus nombreux à manger sur le pouce plutôt que de s’asseoir dans un restaurant, notamment parmi les moins de 30 ans. Conséquence: malgré l’essor du marché de la livraison à domicile, les chiffres d’affaires et la valeur des fonds de commerce ont tendance à diminuer. C’est aujourd’hui le principal défi de la branche, d’après un récent sondage réalisé auprès des membres de GastroSuisse. «Le marché est devenu très exigeant, la concurrence et la pression sur les coûts sont élevées, commente Daniel Borner, directeur de l’association. Afin d’attirer et de fidéliser les clients, il est nécessaire de rester agile et de s’adapter avec souplesse à l’évolution des besoins.»

Pour Laurent Terlinchamp, la multiplication d’adresses sans valeur ajoutée affaiblit énormément un secteur économique déjà fragile. «Si on peut aujourd’hui proposer à peu près n’importe quel type de restaurant, encore faut-il avoir la prétention d’apporter quelque chose en plus.»

Exemple d’une telle réussite avec le steakhouse Chez Philippe du célèbre chef genevois Philippe Chevrier, inspiré d’un voyage aux Etats-Unis. L’adresse ne désemplit plus depuis son inauguration il y a trois ans. La recette gagnante? «J’ai voulu mettre en valeur le produit, explique le chef. Les gens se rendent soit dans les grands établissements pour découvrir une cuisine, soit ils cherchent un produit de qualité, dans un contexte plus simple, ce que j’ai cherché à faire ici.»

La carte a cependant dû être adaptée au marché genevois, trop réduit pour se cantonner uniquement à la viande. L’ajout d’une offre de poissons, de crustacés et de salades a permis de gagner des fidèles. La réussite de l’établissement tient aussi au volume de clients servis quotidiennement. «La marge bénéficiaire se fait sur le nombre de couverts. Depuis trois ans, le chiffre d’affaires reste stable, avec un taux de remplissage excellent, proche de 100%, sauf le dimanche. Cela représente environ 500 couverts par jour.»

Pour le «serial restaurateur» – il exploite aujourd’hui six établissements – il faut aussi savoir accorder l’offre à l’historique du lieu. Lorsqu’il rachète le Café des Négociants, un des plus vieux bistrots de Carouge (GE), Philippe Chevrier n’hésite pas une seconde à remettre au goût du jour certaines spécialités mises au placard par les précédents propriétaires. «Historiquement, tout le monde venait à cette adresse pour manger une entrecôte. Quand j’ai repris le restaurant, j’ai senti qu’il fallait remettre ce classique à la carte. Les clients s’en sont souvenus et le lieu a tout de suite marché.»

Là aussi, le chiffre d’affaires est stable, avec un taux de remplissage compris entre 90 et 95%, pour 140 couverts au maximum.

L’esprit des lieux

file739zrlub71d1ip23v4qp
Le Cardinal, à Neuchâtel, connaît une hausse de son chiffre d’affaires de 10 à 15% par mois depuis la reprise il y a un an par Sébastien Merienne.
© C.Raemy

A Neuchâtel, Sébastien Merienne a également hérité d’une ancienne enseigne à succès. Lorsqu’il a pris la direction du restaurant Le Cardinal l’an dernier, il a d’abord conservé la ligne de son prédécesseur, basée sur des mets de brasserie parisienne. «Je n’ai pas voulu tout chambouler du jour au lendemain. Mais j’ai dû petit à petit réinventer ma carte, avec par exemple quelques touches exotiques, pour garantir le renouvellement de notre clientèle.»

Depuis sa reprise, le restaurant affiche une augmentation du chiffre d’affaires de 10 à 15% par mois. «Nous optimisons toujours mieux les places dans la salle. Nous ne refusons aussi jamais un client qui arrive juste avant la fermeture de la cuisine, à 22h30. Cela fait une différence importante, car il n’hésite plus à revenir, même au dernier moment.» Le restaurateur insiste également sur la nécessité de proposer plusieurs alternatives au plat du jour, au même prix. «Le consommateur ne devrait jamais se rabattre sur une proposition plus chère par défaut. C’est une règle essentielle.»

Installée dans un élégant bâtiment de style florentin, la Brasserie de Montbenon connaît un nouvel élan depuis sa réouverture il y a quatre ans. «Les Lausannois attendaient depuis longtemps quelque chose de nouveau, le lieu était devenu moribond, remarque Renaud Meichtry, un des quatre repreneurs. Le propriétaire précédent faisait énormément de privatisations et de soirées d’entreprises, ce qui faisait déserter les autres clients.» L’entrepreneur a bénéficié de l’expertise de ses associés, Anne Pittet et Christophe Roduit, déjà propriétaires de deux autres adresses courues à Lausanne, le Café de Grancy et le Café Saint-Pierre. «Nous avons évité l’erreur de plaquer une idée toute faite sur un lieu. Il était nécessaire de développer notre idée en fonction des opportunités offertes par l’endroit, majestueux et proche d’un parc.»

Avec une carte qui propose de nombreux produits locaux, Renaud Meichtry et ses associés ont par ailleurs misé sur la communication, présentant à la fois leurs fournisseurs et leurs plats du jour sur le site internet et les réseaux sociaux. L’établissement organise aussi régulièrement des événements culturels qui renforcent son identité et tissent des liens avec la clientèle. Depuis 2014, l’établissement réalise un chiffre d’affaires constant, avec une moyenne de 250 à 300 couverts par jour sur l’année.

Transparence exigée

Les experts interrogés rappellent tous à quel point la gestion des coûts est importante pour réussir. «En général, dans les établissements de cuisine française, le bénéfice pour l’exploitant est de 10%, dit Laurent Terlinchamp de la Société des cafetiers de Genève. Une simple erreur dans la gestion des dépenses peut ainsi fortement compromettre son salaire.»

Le marché est devenu très exigeant, la concurrence et la pression sur les coûts sont aujourd’hui élevées.

Daniel Borner, directeur de GastroSuisse

Pour Philippe Chevrier, il est essentiel de prévoir une marge suffisante pour couvrir les frais inattendus, tout en fixant un juste prix en fonction de la clientèle visée: «Que vous fassiez du bistrot ou du gastro, je pense que le client se rend parfaitement compte du rapport qualité-prix de chaque établissement. Il faut absolument cibler juste pour remplir le restaurant et créer un rapport de confiance avec le consommateur.» Selon lui, la masse salariale ne doit pas dépasser 40% du chiffre d’affaires et la part du produit doit se limiter à 33% pour être rentable. «Plus on monte dans la qualité, plus on va avoir une masse salariale et un coût de la marchandise importants. Aujourd’hui, un restaurant qui dégage entre 5 et 10% de marge bénéficiaire, c’est déjà énorme.»

Un restaurant qui marche doit aussi proposer des produits qui se rapprochent des valeurs du client. A l’ère de la transparence, la qualité et la provenance des produits sont devenues des outils primordiaux pour guider le client. «Les enquêtes montrent que les consommateurs recherchent de plus en plus des produits frais et durables de la région», analyse Daniel Borner, de GastroSuisse.

A Fribourg, Philippe Roschy, chef de la Brasserie Le Boulevard 39, mise par exemple sur la qualité de la viande. «Je travaille étroitement avec notre boucherie familiale qui existe depuis quatre générations, ce qui me permet d’avoir un meilleur contrôle sur mes produits. Les gens apprécient d’autant plus cet aspect local et familial, qui se perd de plus en plus dans la restauration.» Avec sa double formation de boucher-charcutier et de cuisinier, le chef apprête aussi la viande différemment, vérifiant lui-même tout le processus, de la provenance jusqu’à la préparation.

La passion du produit est également une évidence pour François Grognuz, chef de cuisine de la Brasserie de Montbenon. Pour constituer sa carte, il visite systématiquement la majorité des fournisseurs. «La difficulté reste de faire la part des choses entre le volume de la brasserie et le débit de certains producteurs que nous désirons défendre, parfois trop faible pour nos besoins», souligne Renaud Meichtry, son associé.

file739zrlicarmsvxxldgg
La Brasserie de Montbenon, à Lausanne, organise régulièrement des événements qui tissent des liens avec la clientèle.
© M.Bonvin

Faire voyager les clients

L’atmosphère générale que le client perçoit dans un restaurant demeure un facteur de réussite primordial. Mais l’engagement d’une équipe compétente et motivée au service reste compliqué. Aujourd’hui, la formation professionnelle ne permet pas de pourvoir assez de personnel qualifié. «Il y a vingt ans, on comptait 1600 restaurants et hôtels à Genève, ce qui correspondait à 16 000 emplois, précise Laurent Terlinchamp. Aujourd’hui, on compte 2400 établissements, mais toujours le même nombre d’emplois.»

Alors que la demande de personnel qualifié reste un défi majeur selon le sondage GastroSuisse 2017, le concept de «l’expérience client» est en plein essor. «La tendance est de personnaliser toujours plus le service, explique Patrick Ogheard, doyen associé des arts pratiques à l’Ecole hôtelière de Lausanne. De nos jours, il est demandé au personnel de salle de faire voyager les clients en racontant des histoires sur un plat, une recette, un produit, une architecture d’intérieur. Il est aussi bienvenu que le chef de cuisine se présente fréquemment en salle pour récolter des impressions et rassurer les convives.»

Cette approche conviviale se manifeste également par les tables d’hôte en cuisine dans les restaurants gastronomiques, comme au Domaine de Châteauvieux, le navire amiral de Philippe Chevrier. Le client s’immerge dans l’ambiance des fourneaux et peut échanger avec les brigades au sujet de la confection des plats. Un peu comme à la maison, mais sans devoir faire la vaisselle…