On n’est pas tous les jours accueilli avec des madeleines et un bol de café bouillant. Si Jacques Leu demeure réfractaire aux portables ou aux machines Nespresso, il n’en cultive pas moins le sens de l’accueil à l’ancienne. Sa madeleine de Proust à lui? Une Condor de course à moteur Zedel qui a battu en 1906 le record de vitesse des 10 kilomètres sur le vélodrome de Zurich-Oerlikon, aux environs de 86 km/h. L’une des 97 motos de collection amassées au cours de 64 années de passion. A cela s’ajoutent une trentaine de vélos de toutes les époques, dont un splendide bi de 1879 que notre Appenzellois d’origine se fera un malin plaisir d’enfourcher «rien que pour la photo»!
«Tenez-vous à la barrière, faites attention à la tête, parce que la maison est à ma dimension! Je l’ai entièrement aménagée il y a trente-huit ans dans le but de pouvoir y exposer mes véhicules.» Le guide est précautionneux, et ses yeux s’illuminent à la vue du tricycle De Dion-Bouton de 1899, du moteur Benz de 1894 ou de cette moto Dufaux de 1902, l’ancêtre des Motosacoche. Les quatre cousins Dufaux, on jurerait qu’il les a connus: «Ils ont construit des motos, des voitures de course, des avions. Ce sont les premiers à avoir traversé le lac Léman sur toute la longueur, de Villeneuve à Genève. Ils ont aussi conçu le premier hélicoptère ayant décollé par ses propres moyens. Il est exposé à Paris, au Musée des arts et métiers. L’un des créateurs de Motosacoche s’est marié à l’âge de 100 ans et il est décédé à 102 ans. Ça ne lui a pas convenu!» Tout ça raconté avec l’accent vaudois. Mais Jacques Leu redevient sérieux en effleurant le guidon de sa Dufaux: «Si l’on regarde les détails de construction, ça se rapproche de l’horlogerie. Normal, puisque les parents étaient horlogers. Ils étaient propriétaires du château de Balexert, à Genève.»
Du rez à la charpente
Fin de la leçon d’histoire, place au personnage principal: «J’ai 78 ans, j’ai commencé à collectionner à 14 ans. Mon père avait un commerce de vélos et de motos à Cuarny, il a été agent Condor de 1934 à 1988, ce qui explique que je possède énormément de Condor. A l’heure actuelle, j’ai encore beaucoup de contacts avec d’anciens ouvriers de Courfaivre. Le directeur technique est souvent venu chez moi. Il avait en charge les motos destinées à l’armée.» Si la marque de Courfaivre est omniprésente à Pomy (VD), d’autres constructeurs suisses, aujourd’hui tous disparus, occupent chaque recoin de la maison, du rez à la charpente.
Moser, Allegro, Motosacoche, autant de bijoux d’un autre temps prêts à prendre la clé des champs. Il suffit pour cela de les descendre de leur piédestal, au moyen d’un treuil. Reste que ces machines d’un autre âge ne sont pas forcément faciles à manier: «Il faut avoir de la force. Maintenant, ça va moins bien, mais à l’époque je grimpais encore sur mon vélo à une roue», lâche cet amoureux de la mobilité sous toutes ses formes. «J’ai effectué un apprentissage de mécanicien électricien aux Ateliers CFF d’Yverdon, avant de faire l’école d’ingénieurs. J’ai travaillé dix ans dans l’industrie, puis je suis parti dans l’enseignement, soit seize ans au sein de l’école professionnelle EPSIC, à Lausanne, puis douze ans à Yverdon au Centre professionnel. J’enseignais la radio et la télévision à Lausanne, l’électronique et l’électrotechnique à Yverdon.»
«Un Brüel, mais pas Patrick…»
A l’heure de partir à la retraite, Jacques Leu a refusé tout cadeau d’adieu, mais a demandé à bénéficier d’un libre accès aux ateliers de l’école. Il y côtoie des «gamins» qui chuchotent entre eux: «T’as vu le nouveau?» Et si c’était lui, le «gamin»? «J’ai encore tous mes jouets d’époque: des voitures, des trains, les plus intéressants sont là, derrière cette vitrine. Cette locomotive date de 1904, une machine à alcool, parce qu’elle est à vapeur vive. Elle est encore opérationnelle.» A quelques mètres, un moteur Stirling qui, cette fois, n’a rien d’un jouet: «C’est une pièce extraordinaire, un moteur à combustion externe, sans admission et sans échappement, dont le brevet remonte à 1816. Cette machine servait à entraîner un tour d’horloger. Son gros avantage était qu’elle ne faisait pas de bruit.»
L’ancien professeur effectue la majorité de ses travaux de mécanique dans son atelier de Pomy: «Dans la mesure du possible, je ne restaure pas, pour conserver l’authenticité. Toutes mes motos sont élégantes et fonctionnelles, à l’exemple de cette Werner, la première à avoir porté le nom de motocyclette. C’est difficile à piloter, car il faudrait avoir huit mains…» Mais d’où sort-il toutes ces merveilles? «Je n’ai jamais participé à des ventes aux enchères. Je les ai trouvées chez des particuliers, grâce au bouche-à-oreille. C’est le cas de ce vélo genevois, un Brüel, mais pas… Patrick. Ou ce Scheffer de 1895 qui appartenait à l’Administration fédérale.»
Et Jacques Leu de poser à son tour une question: «Savez-vous comment on appelait les dames qui collaient des contraventions à Paris? Des hirondelles, parce qu’elles roulaient sur des vélos fabriqués à Saint-Etienne et appelés Hirondelle. Lorsqu’elles ont cessé de circuler à vélo, elles ont changé de tenues et elles sont devenues les pervenches. Cette bicyclette, dont le brevet est de 1918, est particulière puisque, pour enclencher la première vitesse, on pédale en arrière. Et pour passer la deuxième vitesse on pédale en avant. Quand je l’ai essayé, un paysan du village m’a dit: «Viens voir jusque-là. Tu referais?» Pas le moindre agriculteur à l’horizon lorsque Jacques Leu enfourche devant nous un bi de 1879, avant de grimper sur un tricycle de 1882. Pas de doute, l’homme a encore bon pied bon œil.
Caverne d’Ali Baba
La visite s’achève par une petite démonstration organisée à l’intérieur de son garage, où sont savamment alignées des motos de compétition et quelques automobiles d’exception, dont une Talbot et une Paul Speidel qui a participé au GP de Suisse, en 1923, sur le circuit de Meyrin. Sa «belle d’un jour», une Motosacoche de 1905, démarre évidemment au quart de tour. Jacques Leu referme une à une toutes les portes de sa caverne d’Ali Baba, dans laquelle a pénétré l’ancien sextuple champion du monde de moto Jim Redman.
L’histoire ne dit pas si la légende de la moto avait fait le déplacement pour tenter de rapatrier l’une des vénérables Norton exposées à Pomy. A notre avis, c’était mission impossible. «Ici, ce n’est pas un musée, c’est une exposition qui me fait plaisir à moi, donc ce n’est pas ouvert au public. Ce qui ne m’empêche de la faire découvrir parfois à ceux qui me le demandent.» Un lieu de souvenirs qui a peut-être une autre vocation: «Malheureusement, je suis veuf depuis vingt-trois ans. A un moment donné, ma passion pour ces véhicules m’a permis de surnager…»