Demain j'arrête! A l’heure de quitter votre poste de travail à 18h00 pour reprendre votre souffle à l’extérieur de l’entreprise, vous prenez cette délicate résolution. C’en est trop. Vous ne trouvez plus l’énergie de répondre aux blagues de ce collègue un peu lourdaud. Votre cahier des charges n’a plus de sens et vous n’adhérez plus aux valeurs et aux stratégies managériales de votre employeur. Quant à votre supérieur direct, c’est un incompétent. Voilà des mois que la rancœur et la frustration s’accumulent. Vos matins se transforment en parcours du combattant pour ne pas décapiter quelques têtes. Vous ne passerez bien évidemment jamais à l’acte. Mais demain, oui demain, vous déboulerez dans le bureau des Ressources humaines pour quitter le navire.
Soigner sa sortie
Depuis que ce mal-être s’est installé, vous fantasmez ce moment où vous pourrez enfin cracher vos quatre vérités. Cet instant jouissif post-démission où vous regagnerez votre poste de travail en fanfaronnant devant les mines déconfites de vos collègues qui, eux, n’ont pas eu votre courage. Vous voilà libre désormais. Vous n’en revenez pas d’avoir osé «donner votre sac» sur un coup de tête. Dans l’euphorie du moment, vous perdez de vue la réalité. Les trois mois de délai s’annoncent particulièrement longs. Vous allez peut-être douter de votre choix, voire le regretter. Ou alors prendre peur parce que vous réalisez que vous n’avez rien derrière. Et puis surtout, vous allez ressasser les conditions émotionnelles de votre démission et reconnaître que vous vous êtes tiré une balle dans le pied.
Grégory* en a fait l’amère expérience. Ce Biennois de 51 ans a effectué près de vingt ans de carrière professionnelle dans une entreprise de microsoudure pour l’industrie horlogère. Il a vécu de plein fouet les crises de son secteur: la déferlante des montres connectées, les délocalisations et l’automatisation. Au fil du temps, son cahier des charges s’est réduit. Les collègues de toujours sont licenciés. «C’était comme si on me dépossédait de mon savoir-faire. Je devais rendre des comptes à de nouveaux responsables qui ne connaissaient même pas mon métier», dit-il. Il y a cinq ans, «après dix-huit ans de boîte et une journée difficile», il pète les plombs et démissionne. «Ça m’a fait un bien fou de pouvoir crier très fort ce qui dysfonctionnait chez mon employeur. J’ai tout déballé.»
Un collègue de longue date de Grégory, licencié des mois auparavant, a retrouvé du travail. «Je n’avais rien derrière, mais je ne m’inquiétais pas non plus. Comme pour lui, je savais qu’il y avait une place pour moi, ailleurs.» Mais les choses ne se passent pas comme prévu. Le dernier jour de travail arrive et Grégory n’a toujours rien trouvé. Il multiplie pourtant les entretiens dans sa branche, mais n’est pas retenu. Malgré dix-huit ans de satisfaction, son certificat de travail reflète ses six derniers mois de crise. «C’était un petit monde. J’étais grillé.» Dans la foulée, Grégory prend conscience qu’il va bientôt avoir 50 ans. Un âge maudit sur le marché du travail. «C’était le début de la descente aux enfers.»
Syndrome de Stockholm au travail
Après quelques mois de pénalités, Grégory touche le chômage. Mais comme il ne retrouve pas d’emploi, il prend la lourde décision de se présenter, à nouveau, chez son ex-employeur. «Il recrutait dans mon domaine, mais dans un poste moins qualifié. Je n’avais pas le choix. Mes indemnités chômage étaient comptées.» Il postule «la queue entre les jambes» et contre toute attente, il est reçu et engagé. Le soulagement est de courte durée puisque le quinquagénaire va vivre un enfer. «Lorsque vous démissionnez avec fracas, vous traînez une lourde casserole. Je devais faire profil bas et ne pas faire de vagues. J’ai très bien compris que l’on me faisait une fleur et que je devais me taire.» Le salut viendra de son licenciement, quelques mois plus tard. Grégory a depuis retrouvé du travail et ne «regrette rien». Mais si c’était à refaire, il aurait «soigné sa sortie».
Selon les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), 18,6% des personnes actives en 2016 ont quitté leur emploi. Certaines ont été licenciées ou sont parties à la retraite. D’autres ont intégré une nouvelle entreprise alors qu’une troisième catégorie a démissionné. Parmi les raisons invoquées, l’insatisfaction au travail surpasse toutes les autres. D’ailleurs, souligne l’OFS, un quart des Suisses seraient mécontents de leurs conditions de travail. Mais 70% d’entre eux ne quittent pas leur emploi pour autant. Un syndrome de Stockholm professionnel qui en pousse beaucoup à tirer sur la corde jusqu’au jour où ils pètent les plombs et démissionnent avec fracas. Sans rien derrière.
A Lutry, le docteur en Sciences économiques Daniel Held est consultant, spécialiste de l’entreprise et de l’emploi. Après une longue carrière dans les ressources humaines, il est depuis dix-huit ans à la tête de la société Piman, un cabinet de conseil spécialisé dans l’évaluation et le développement des talents, et l’accompagnement du changement. Ces dernières années, Daniel Held constate une augmentation des «mauvaises démissions», c’est-à-dire des départs volontaires de collaborateurs qui n’ont pas préparé leur sortie. «Ces collaborateurs ne partent pas pour un projet ou un meilleur emploi. Ils quittent l’entreprise pour fuir une situation qui les détruit. En tentant de se sauver, ils se mettent en danger.»
Le fardeau du p’tit chef
Daniel Held distingue trois raisons principales à l’origine de ces départs intempestifs. La première concerne la place toujours plus importante de la technologie dans l’entreprise. Celle-ci fluidifie les processus, mais réduit la sphère d’influence du collaborateur. «On utilise la technologie pour augmenter l’efficience et les contrôles, ce qui limite le sentiment d’appropriation du travail et la marge de créativité des individus, souligne- t-il. C’est une tendance lourde sur le marché du travail. Elle exige de plus en plus de conformité et implique davantage de stress.» Il s’ensuit une perte de sens et de motivation.
La démission peut également survenir lorsque le collaborateur est en décalage sur les valeurs éthiques de l’entreprise, c’est-à- dire sur la manière dont les collaborateurs ou les clients sont traités. «Ce décalage concerne surtout un sentiment d’injustice ou de manque de respect. Lorsque les valeurs sont sous pression, en danger, nombreux sont les collaborateurs qui, soit sur-réagissent et se mettent en danger, soit prennent sur eux jusqu’à ce que cela devienne insupportable, et claquent la porte», constate Daniel Held, qui rencontre de plus en plus de ces cas.
Enfin, beaucoup démissionnent à cause d’un chef qui dysfonctionne, qui n’est pas à la hauteur de leurs attentes, voire qui s’avère toxique. «On dit souvent qu’on rejoint une entreprise et qu’on quitte son chef, explique Daniel Held. Plus le temps passe, plus ce genre de cas va se produire, d’une part, parce que de nombreux cadres sont nommés non pour leurs qualités managériales ou humaines, mais pour leurs compétences techniques, mais aussi parce que le rôle exige de plus en plus de vivre sous pression, dans l’incertitude, avec des attentes de plus en plus fortes et un changement permanent.»
Avec la crise économique, le «chef direct» – qui servait alors de courroie de transmission entre la direction générale et le salarié – se sent pris en otage entre une hiérarchie aux objectifs de performance toujours plus élevés et une base qui n’est plus prête à accepter n’importe quelle forme d’autorité. En d’autres termes, le cadre subit une pression folle, la reporte sur son équipe, ce qui crée de la pression pour tout le monde (lire notre dossier de novembre 2017). «Et plus il se sent sous pression, plus il devient toxique. Avec un cercle vicieux qui s’installe», analyse Daniel Held.
Le grand problème de ces chefs, c’est qu’ils génèrent de plus en plus de tensions et de malaises, sans qu’ils n’aient les clés et la formation adéquate pour désamorcer la situation. Et donc éviter la démission «coup de tête». «Dépasser ces situations réclame de plus en plus du leadership, et plus seulement du management. Les départements RH, appelés à la rescousse, n’ont souvent pas non plus tous les atouts en main pour dépasser ces situations de crise. Il leur manque souvent de la formation, mais aussi une posture qui leur permet d’agir en même temps sur les deux plans, manager et collaborateur», observe le consultant. Et proposer un coaching «punitif» ou licencier le cadre ne sont généralement pas les solutions les plus efficaces pour remédier à la situation.
L’art et la manière de démissionner
Lorsque la rancœur s’installe et que le mal-être grandit, le collaborateur aura tendance à s’enfermer dans un mutisme. Il n’osera pas évoquer le problème avec son chef direct ou les Ressources humaines par peur des répercussions. Or, c’est précisément là que cela se joue: «Dès qu’il y a un malaise, il faut mettre un nom dessus et dialoguer, conseille Daniel Held. Il faut dire les choses avec ses émotions, mais pas de manière émotionnelle. Nous avons trop l’habitude de prendre sur soi et de nous soumettre. Ou alors de surréagir émotionnellement, et de nous disqualifier.»
Il existe d’autres méthodes, notamment celle d’être proactif en proposant des solutions différentes, qui pourraient désamorcer les tensions et permettre à chacun de progresser sans perdre la face. «Nous ne pouvons que recommander les formations qui permettent de mettre des mots sur les émotions, et de dire les choses avec impact mais de manière appropriée. Pour le plus grand bien de tous.»
Peu importe le niveau de frustration, «il faut résister à l’impulsion de démissionner sur un coup de tête, et avec fracas, insiste Majid Monnard, directeur général de JobTogether, société vaudoise active dans le recrutement de profils à haute valeur ajoutée. C’est la meilleure manière de com- pliquer la recherche d’emploi. Il est important d’expliquer les raisons de la démission avec le souci de toujours partir en bons termes.» Il ajoute: «Sur le marché du travail, les entreprises évitent de recruter des futurs collaborateurs qui ont créé des problèmes ailleurs. Elles recherchent ceux qui ont su partir avec classe. Cela fait aussi partie des compétences recherchées.»
On l’oublierait presque, mais l’art et la manière de démissionner se reflètent dans le certificat de travail. Ce document juridique a toujours une valeur légale en Suisse. Il sera systématiquement exigé par un futur employeur... avec des références. Réfléchissez donc bien avant de débouler dans le bureau des Ressources humaines. Après des années de bons et loyaux services, il serait dommage que votre coup de sang vous colle aux basques.
*Prénom d’emprunt