Plus de 28 % des salariés en Suisse télétravaillent au moins un demi-jour par semaine, selon une étude de Deloitte publiée en 2016 qui concernait principalement les grandes structures. Les derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique, basés sur un panel plus large, évoquent 21%. Mais tous deux s’accordent pour dire que le phénomène s’accélère. «Avant, on autorisait le télétravail, désormais il est plus souvent proposé, observe Michael Grampp, chef économiste chez Deloitte. C’est une source de motivation importante pour le salarié et pour l’employeur, une manière de se montrer compétitif et d’attirer des talents.» Et de rajouter que l’étude a mis en évidence que sur les 72% qui ne télétravaillent pas, 29% le souhaiteraient. Le potentiel est donc là.

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La notion de télétravail n’étant pas définie légalement, de plus en plus d’entreprises posent elles-mêmes le cadre. Par exemple, Axa Winterthur différencie le télétravail – jour fixe travaillé à la maison – du home office work qui est fluctuant en fonction des besoins du collaborateur. Certains suggèrent de légiférer sur la question, en déterminant un quota limite d’heures à domicile, un coût du bureau at home ou encore en octroyant des aides aux sociétés promouvant ce modèle, comme c’est le cas en Allemagne.

Economies de 140 millions par an

D’autres vont même plus loin, en exigeant que cette option soit proposée automatiquement aux employés lors de leur embauche, à l’image des Etats-Unis où Obama a parafé le «Telework Enhancement Act» en 2010 déjà. Il est vrai que dans les pays anglo-saxons, le travail à distance est un lieu commun. La Scandinavie leur a emboîté le pas depuis, tandis que la Suisse navigue au milieu de la moyenne européenne. En termes financiers, le modèle du home office work permettrait de générer en Suisse une économie de 140 millions de francs par an, selon Ecoplan; cela principalement en désengorgeant le trafic aux heures de pointe. Cette perspective est mentionnée dans la solution de mobilité présentée par Doris Leuthard en 2016.

Dès lors, PME Magazine a demandé à une vingtaine de PME en Suisse romande (pas seulement issues du tertiaire) si elles pratiquaient le télétravail, sous quelle forme ou si elles envisageaient cette option. La plupart offrent cette possibilité, mais sans véritablement en faire une stratégie. Etonnamment, les entreprises les plus enclines à la pratique ne cantonnent pas leur réflexion aux postes administratifs. Leur avis en neuf points.

1. Eviter le trafic

C’est l’élément qui met tout le monde d’accord. Les chiffres abondent dans ce sens. Le télétravail permettrait de réduire les flux de pendulaires de 13% aux heures de pointe. Très schématiquement, avec plus de 4 millions de travailleurs en Suisse, cela représente un potentiel de 520 000 véhicules en moins par jour; ces données ne tenant pas compte du covoiturage et du travail à temps partiel.

La PME active dans l’installation de portes industrielles Rieder Systems est, comme beaucoup, très sensible à ce sujet. «Depuis douze ans que nous sommes à Puidoux, à chaque rentrée scolaire, je vois la hausse de trafic, souligne le patron Olivier Rieder. Rationaliser les déplacements de l’entreprise, en évitant certains trajets inutiles, en mettant en place des programmes d’installation à distance et du home office work est une démarche vers laquelle nous allons tendre. C’est un peu tôt pour nous, mais l’idée est de gagner du temps ou de ne plus en perdre dans les bouchons.»

Aux Services Industriels de Genève (SIG), on repense toute l’entreprise dans le sens de la mobilité et de la mutualisation des ressources, avec le projet Equilibre lancé en 2013, tant sur des postes administratifs que sur le terrain. «Nous sommes en train de prendre des dispositifs pour arrêter de venir chercher les véhicules d’entreprise au Lignon, note le CEO Christian Brunier. Nous souhaitons décentraliser les stocks, et les employés peuvent ou pourront garder le véhicule chez eux, terminant leur rapport à la maison si besoin. Par ailleurs, les séances de coordination au bureau, si elles ne sont pas absolument nécessaires ont été annulées. On a proposé aux ouvriers de s’auto-organiser sur certains projets. Cela a créé de la productivité directe et ça a valorisé leur tâche.»

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Nathalie Salamin, responsable communication du Groupe E
© DR

2. Atout de recrutement et motivation

La demande de travail à domicile venant quasi toujours de l’employé, les patrons ont compris que c’est un argument pour recruter ou garder ses salariés. «On a engagé des talents grâce à ça, remarque Nathalie Salamin, responsable communication du Groupe E. C’est un excellent argument de motivation. La zone que couvre le Groupe E entre Vaud, Fribourg et Neuchâtel est relativement large. En proposant du télétravail, nous avons pu avoir des collaborateurs venant de plus loin, tout en leur évitant des heures de voiture.»

Des propos partagés, notamment par Christina Ratmoko d’Axa Winterthur: «Grâce à ce modèle, nous avons pu attirer ou garder des employés qualifiés même lors de changements dans leur vie privée, comme la naissance d’un enfant ou une formation. Par ailleurs, les cadres supérieurs en font aussi usage, soit 19% des membres du senior management.»

3. Baisse de l’absentéisme

Le télétravail a aussi un impact positif sur l’absentéisme, assurent plusieurs intervenants, dont Christian Brunier. «Prenons la question du congé maladie, pose le dirigeant de 1700 salariés. Si on se réveille souffrant, dans un système standard, on avise son employeur et on est absent la journée. Tandis qu’avec l’option à domicile, si on voit qu’au bout de deux heures ça va mieux, on peut se mettre au travail et on n’est pas à l’arrêt un jour entier. Le télétravail permet vraiment de faire baisser la pression entre la vie privée et professionnelle.»

Nous avons pu attirer ou garder des employés qualifiés.

Christina Ratmoki, Axa Winterthur 

4. Performance accrue

Toujours au chapitre des avantages: on serait plus performant depuis la maison. C’est même le deuxième atout cité dans les études. Barbara Josef, fondatrice de l’agence RH 5to9 et impliquée dans l’organisation «Work Smart», s’amuse presque de la question: «Il n’est plus à prouver qu’un employé heureux est plus performant, d’où l’intérêt des managers à assouplir l’environnement professionnel. Par ailleurs, sur certains dossiers pointus, on arrive mieux à se concentrer à la maison où on n’est pas sans cesse interrompu par un collègue ou une séance. Cela dépasse même le principe du work life balance, on est dans une stratégie de la performance.»

Chez Regen Lab, le directeur adjoint Carlo Turzi est plus modéré. «Pour les activités de gestion et de support, nous devons le plus possible être sur le site, relève le patron de 70 collaborateurs au Mont-sur-Lausanne. Notre entreprise est en forte croissance, les missions et process évoluent constamment et cela demande une présence concrète.» Toujours dans un souci d’efficacité, lui et quelques-uns de ses commerciaux profitent d’espaces de coworking à Genève pour éviter les allers-retours entre les deux sites.

Certains ont calculé ce gain de performance, à l’image des Services sociaux belges. Ils ont traité jusqu’à 30% de dossiers en plus, avec le même nombre de collaborateurs, depuis la mise en place du télétravail.

5. Fin de l’esprit d’équipe?

Dès lors, serait-ce le modèle parfait? La question de l’isolement face à des dossiers qui nous dépassent et de la perte de l’esprit d’équipe revient souvent. Le besoin de voir les collègues et même son chef est clair. Pour cette raison, une limite de deux jours sur un 100% est souvent fixée. «On voit moins, mais mieux les collègues et on communique plus efficacement, résument plusieurs dirigeants proposant du travail à domicile. Un point qui fait réfléchir la synergologue Joëlle Rossier. «En concentrant son travail au bureau sur deux ou trois jours, on se retrouve avec un alignement de séances, prévient la spécialiste en RH. Votre communication doit être productive, alors qu’on a besoin de discussions informelles, y compris dans le cadre professionnel. Il n’y a plus de respiration ces jours-là. Le télétravail est une bonne option, mais il est important de ne pas partir à la dérive.» A contrario, certains patrons ont mentionné que le télétravail permettait d’éviter les ragots, pas toujours positifs, à la cafétéria...

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Christian Brunier, CEO des Services Industriels de Genèbe
© DR

6. Système inégalitaire?

Tous les secteurs d’activité ne se prêtent pas au travail extra-muros. D’où la crainte de chefs d’entreprise de générer des inégalités, voire des jalousies dans leur équipe. Le Groupe E se montre très terre à terre face à cette question. «Il y a de grandes différences, car les métiers sont différents. C’est normal, clarifie Nathalie Salamin. Par exemple, chez Greenwatt, actif dans l’efficacité énergétique, les 100% des collaborateurs peuvent faire du télétravail, alors qu’au Groupe E Plus, qui sont des magasins, on tombe à 3,1%. Les vendeurs doivent être présents pour conseiller le client.» Pour pallier ce ressenti d’inégalité de traitement, quelques secteurs des SIG ont fait voter le personnel, encourageant les échanges sur les implications du télétravail dans l’équipe.

C'est un gain économique et écologique.

Christian Brunier, CEO des SIG

7. Le télétravail, ça se prépare

C’est une certitude, les employeurs sont de plus en plus sollicités pour mettre en place du télétravail. Dès lors, comment s’y prendre pour éviter le chaos? Les SIG ont introduit le projet pilote avec 100 personnes pendant deux ans. Aujourd’hui, ce modèle est ouvert à 650 collaborateurs, avant d’être généralisé. «Au début, un tiers était pour, un tiers n’avait pas d’opinion et un tiers était contre, se souvient Christian Brunier à l’origine de l’initiative. Personne n’a été obligé de télétravailler. Les premiers résultats ont révélé 20% d’insatisfaits; ceci pour deux raisons. La première était liée à l’espace de travail et au partage des écrans par exemple; des soucis faciles à corriger. La seconde était le senti- ment d’être davantage surveillé par son manager.» C’est l’erreur classique.

«Nos cadres ont alors été formés à la confiance, pour ne plus être dans une démarche de contrôle de ceux qui télétravaillent, poursuit le patron des SIG. Ils doivent insuffler de la motivation aux équipes, donner de la vision. L’autre erreur est de demander un rapport détaillé de la journée télétravaillée. C’est l’antithèse du but recherché. On n’est pas là pour créer du temps de travail, mais de la valeur à celui-ci. Si la tâche est terminée en sept heures au lieu de huit, car on l’effectue au calme de la maison, c’est bénéfique pour l’entreprise et pour l’employé.» Le contrôle se fait par l’objectif, non par la vérification des heures.

Et Barbara Josef d’enfoncer le clou: «Les managers doivent être impliqués dans cette démarche. Sinon, cela générera une frustration constante de la part de tout le monde.»

8. La confiance, un point central

La confiance est évidemment le nœud du problème. «Travailler à la maison n’est pas idéal, car la tentation de la double activité est trop grande, estime Carlo Turzi. On est moins concentré sur une mission professionnelle. Le télétravail laissera toujours planer le doute. C’est très difficile du point de vue du contrôle de l’employé.» Un avis que le dirigeant n’est pas seul à émettre. Pourtant, aucun des patrons contactés n’a vécu de mauvaise expérience à ce sujet.

Cette méfiance exaspère un brin le CEO des SIG: «La question des tricheurs est fausse. Dans toutes les PME, il y a des commerciaux ou des travailleurs qui interviennent sur le terrain. Est-ce qu’on leur met une puce sous la voiture? Il peut y avoir des tricheurs et ils doivent être sanctionnés ou licenciés. Mais pourquoi se couper d’un élément de motivation très apprécié et bénéfique pour l’entreprise, pour coincer un tricheur. Il faut sortir du schéma l’employé triche et le patron abuse.»

En parallèle de ce point, la question de la confidentialité des dossiers qui sortiraient du bureau est soulevée par plusieurs fiduciaires ou cabinets de recrutement. Un argument de moins en moins concluant à l’heure où tout transite via internet.

9. Gains financiers

En conclusion: garder un employé content qui est plus performant, c’est bien. Mais si cela permet également d’économiser sur le mobilier, c’est encore mieux, non? L’observation est un peu crue, mais elle prend visiblement son sens. «Pour une grosse structure, la question du home office work a un impact direct sur les coûts de l’entreprise avec une économie sur la location des bureaux. Pour les PME, qui sont généralement propriétaires de leur immeuble, la motivation n’est souvent pas là», différencie Barbara Josef.

Ce calcul, l’agence de presse Sportinformation vient de le faire en rapatriant au siège à Berne ses journalistes francophones basés à Genève. Pour éviter de licencier ou d’imposer des trajets quotidiens Berne-Genève, la direction a proposé trois jours de télétravail par semaine. Dans ce cas, l’équation comptable est diversement appréciée des employés.

Quoi qu’il en soit, pour les PME qui doivent rénover leurs locaux ou payer des loyers et des parkings de plus en plus chers, le travail à domicile revêt un intérêt direct. «C’est un gain économique et écologique, assure Christian Brunier. Chauffer de grands bureaux qui restent souvent vides va à contresens d’une économie durable. On ne souhaitait pas continuer à travailler comme au siècle passé, cinq jours dans le même bureau, alors que les outils sont mobiles. Nous avons redéfini un espace plus convivial et moins cher. Une partie de notre immeuble, désormais trop vaste, peut être louée. Ce n’est pas le seul gain financier directement calculable. Nous avons enregistré une hausse de productivité de 10 à 15% dans les mètres de fouille linéaire par exemple, tout simplement parce que nos équipes passent moins de temps dans les bouchons.»