C’est un petit refrain qui tourne en boucle dans la tête, sans jamais s’arrêter. Ai-je bien envoyé le rapport à Adeline? Qui vais-je mettre en copie du mail à Stéphane? Surtout ne pas oublier de réserver la salle pour le briefing des stagiaires. Et quand j’aurai fini le rendez-vous client, je file chez le comptable pour regarder cette histoire de TVA. J’espère que Maryse aura pensé à faire les bonnes photocopies… Peut-être que je pourrai boire un café en passant. Tiens en parlant de café, il faut penser à commander des capsules…
Cette liste de tâches est infinie. Certains y pensent pendant la journée. D’autres continuent le soir, en voiture ou la nuit. Entre deux biberons, ils répondent à un appel téléphonique de leur collaborateur. Lors d’une soirée entre amis, ils envoient un courriel à leur assistant. Vérifient les résultats d’une opération en sortant du cinéma. Ou rédigent des mémos au lit, à 23 heures, sur leur tablette. Gérer sa vie professionnelle requiert une grande quantité de post-it, carnets de notes, agendas électroniques, et surtout, beaucoup d’énergie. Car le poids de l’organisation professionnelle est parfois lourd à porter.
En priorité des cadres
Penser à ce qu’on doit faire avant de le faire vraiment: il s’agit de la «charge mentale», notion décrite pour la première fois par la psychologue russe Bljuma Zeigarnik, au milieu du XXe siècle. En observant des serveurs au restaurant, cette spécialiste constate que ceux-ci se souviennent mieux des commandes qu’ils n’ont pas encore servies que celles achevées. En résumé, les choses qu’il nous reste à faire nous «prennent la tête» beaucoup plus que celles que nous avons effectivement accomplies. Si au bureau, j’ai passé la journée en séance et répondu à une vingtaine d’e-mails importants, je rentrerai chez moi le soir en pensant à la dizaine d’autres qui m’attend encore, au lieu de me féliciter du travail accompli.
Cette tendance est naturelle. Elle est cependant particulièrement forte chez les personnes qui exercent des fonctions à responsabilités. Par définition, un cadre doit organiser le travail et encadrer ses équipes. Et en théorie, s’il est payé plus et possède un meilleur statut, c’est pour compenser la charge mentale qui sera chez lui plus importante que chez un employé qui n’a rien à anticiper et qui, lorsqu’il arrive le matin, se voit donner des instructions sur ce qu’il a à faire. Ainsi, Martine Balandraux, médecin du travail à Genève, reçoit souvent des managers ou des patrons qui se sentent stressés par le poids de leurs responsabilités. «Bien sûr, tout dépend de leur sensibilité ou de leur situation, explique-t-elle. Mais dès qu’il y a de l’humain à gérer, cela engendre de la pression, surtout quand il y a des dysfonctionnements. Les indépendants aussi souffrent d’une charge mentale importante. Boulangers, menuisiers ou médecins, tous doivent trouver assez de clients pour faire tourner leur affaire et payer leurs employés. Cela ne s’arrête jamais!»
Photographe indépendant à Lausanne, Antoine témoigne volontiers, sous couvert d’anonymat. «Je suis totalement bouffé par la charge mentale, et honnêtement, je ne vois pas comment faire autrement, confie-t-il. D’accord, je suis de nature anxieuse. Mais tous les jours, je me demande si le téléphone va sonner, si j’aurai assez de mandats pour payer les factures et de quoi demain sera fait. Je pense qu’en un an, je passe environ quinze jours relax, cool. C’est peu.»
Antoine est très actif sur les réseaux sociaux et estime que savoir communiquer sur son activité fait partie de ses tâches. Tout en appréciant d’être libre quant à ses horaires et de pouvoir décider seul de ce qu’il accepte ou pas, il souffre de devoir travailler les soirs et souvent le week-end. «Je me suis rendu compte que les moments où je me régénère sont les moments où je ne fais rien, dit-il. Mais c’est assez rare et cela m’inquiète. On a un capital d’énergie, on tape dedans et un jour ça s’arrête. A un moment donné le ressort est cassé.» Antoine est passionné par son métier et se dit «perfectionniste», ce qui augmente sa charge mentale.
Par peur de l’échec
Mais ce qu’il décrit, beaucoup d’indépendants le ressentent. A Bordeaux, en France, Chloé gère l’école «Une folle envie de danser» et décrit assez bien la multiplication des missions qui lui incombent. «En tant que professeure de danse, je dois d’abord être performante comme danseuse, proposer des soirées et des événements, participer à des spectacles pour être visible publiquement, gérer la communication, mais aussi l'administratif… Un rythme frénétique! Sans compter que pour la gestion de l’école, il faut être disponible pour répondre aux questions des élèves, des autres professeurs et des institutions partenaires, être au clair sur la paperasse, mais aussi développer des projets artistiques et pédagogiques. On fait de la gestion de travaux, de la logistique, du graphisme… Bref, c'est un univers qui peut envahir assez rapidement l'espace mental. Et même si le plaisir existe, et c’est là toute l’ambiguïté, il est difficile, quand on est responsable d'une entreprise, de se dégager de ses nombreuses responsabilités.»
Le poids de la charge mentale est souvent alourdi par la peur de l’échec et de ses conséquences. «Nous vivons dans une société Kleenex, juge la médecin du travail Martine Balandraux. Si l’on commet une erreur, on peut immédiatement se faire virer, ou être attaqué en justice. Dans le domaine du commerce ou de l’hôtellerie, les commentaires négatifs sur internet peuvent faire très mal. Les rétorsions sont plus rapides et plus dures qu’avant. La société est plus tendue, cela augmente forcément la charge mentale.»
Récemment nommée responsable de filière à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du canton de Vaud, Silna Borter a découvert les responsabilités qui vont avec sa nouvelle fonction. La professeure est confrontée aux élèves mécontents. «Avant, je crois que les critiques étaient émises en privé, estime-t-elle. Aujourd’hui, les utilisateurs, de manière générale, sont plus libres de faire des commentaires et de donner leur avis. Donc, ils n’hésitent plus à en faire part publiquement, et c’est autant de problèmes qu’il faut résoudre. Cela prend bien plus de temps que de l’énoncer…»
Smartphones, réseaux sociaux, e-mails… Les nouvelles technologies ne participent-elles pas d’une charge mentale accrue, en brouillant les frontières entre vie privée et vie professionnelle? Pauline, commerciale à Toulouse, en France, l’a longtemps pensé. «Le premier rempart contre la confusion a été l’achat d’un téléphone et d’un ordinateur personnels, afin de ne pas mobiliser mes outils de travail lorsque je suis à la maison, souligne la jeune femme. Mais je me suis aperçue que même dans ce cas, mon environnement professionnel restait présent dans mon esprit. Cette pollution-là est la plus difficile à combattre.»
Pour elle, «la meilleure manière de lutter contre la charge mentale est de prendre conscience des raisons qui la provoquent.» Pour combattre son stress, elle a par exemple développé des activités personnelles, comme progresser en photo et créer un blog. «Ainsi, toute l’énergie gaspillée jusque-là dans un brouhaha mental est convertie dans un projet gratifiant et qui, dans tous les cas, me permettra de développer les compétences utiles pour un poste plus valorisant», se félicite-t-elle.
A la maison aussi
Au bureau, elle a peu à peu pris confiance en elle et appris à dire «non» quand la charge mentale était trop importante. Dans son cas, Pauline s’est mise à la boxe, ce qui l’a aidée, dit-elle, à mieux prendre conscience de ses limites et arriver à exprimer son désaccord. «Les femmes sont peut-être moins habituées à formuler leur opposition, a-t-elle remarqué. A l’inverse de la sphère privée, où ce sont les hommes qui sont les plus discrets?»
Les interrogations de la Française sont légitimes. La charge mentale s’exerce aussi au sein du foyer, comme l’expliquait la fameuse BD d’Emma, publiée l’an dernier sur son site et sur Facebook, qui a permis à des milliers de personnes de découvrir cette notion. Planifier les courses, organiser la crèche, penser au ménage… Les femmes sont encore souvent celles qui portent la charge mentale à la maison. «Tandis que pendant longtemps, les hommes, eux, assumaient la responsabilité de ramener l’argent à la maison, affirme Martine Balandraux. Mais cela change peu à peu et dans beaucoup de cas, ils ne sont plus les seuls à travailler.»Quant aux cadres, ils ont parfois des assistantes afin de les décharger d’une partie de la charge mentale… De quoi inspirer Emma pour une prochaine BD!