Publiée en 2017 sous ce titre éloquent, «La folie quotidienne», l’étude pilotée par le psychologue Niklas Baer jette un pavé dans la mare des préjugés sur les troubles psychiques en milieu professionnel. Elle révèle notamment que les employeurs suisses sont largement dépassés et que le licenciement apparaît dans la plupart des cas comme la seule issue possible. Réalisée sur 1500 cadres d’entreprise (principalement des PME), cette étude livre pour la première fois un reflet concret de la façon dont ils gèrent les collaborateurs «difficiles», selon Niklas Baer, responsable de l’Unité de réadaptation des services psychiatriques cantonaux de Bâle-Campagne.
Que faut-il entendre par «troubles psychiques»?
Il peut s’agir de dépression, de troubles anxieux, de troubles de la personnalité ou de dépendances, par exemple. Ces problèmes ont pour particularité d’être souvent insaisissables et complexes. Pour cette raison, ils déstabilisent l’entourage, suscitent des appréhensions, des préjugés ou des craintes et, finalement, empêchent les collaborateurs concernés d’être accompagnés avec la même patience et la même objectivité que les employés physiquement handicapés. Or, même légers, ces troubles peuvent sérieusement compromettre l’employabilité d’un travailleur. Si une personne a peur de faire une attaque de panique dans les transports publics, par exemple, elle aura du mal à garder son emploi, même si ses performances sont reconnues et appréciées.
Ces troubles sont-ils fréquents dans la population active?
Plus de 80% des cadres se souviennent d’un collaborateur qui présentait des troubles psychiques. Statistiquement, environ un employé sur cinq est touché au moins une fois dans sa vie. Or, en Suisse, 75% des personnes concernées sont professionnellement actives. Cela veut dire que les troubles psychiques ont quelque chose de «normal» dans le monde du travail.
Comment les employeurs réagissent-ils?
Ils commencent en principe par essayer de discuter avec le collaborateur concerné. La solution est souvent recherchée à l’interne, dans un cercle très étroit, ce qui constitue d’ailleurs un facteur prédictif défavorable, parce que les parties intéressées sont souvent déjà surchargées et qu’elles ne parviennent plus à se soutenir les unes les autres. Les cadres déclarent en effet qu’ils n’ont reçu que peu ou pas d’appui de la part de leurs pairs dans environ 30% des cas; en ce qui concerne le soutien de la hiérarchie, 45% en auraient bénéficié. De manière générale, les employeurs interviennent trop tard, lorsque le problème est aigu. 80% d’entre eux finissent par licencier l’intéressé, mais cette décision intervient souvent après plusieurs années. Ce n’est donc pas que les patrons sont mauvais, c’
est qu’ils sont dépassés. Dès lors, les licenciements sont à prendre comme le résultat d’une certaine impuissance. Il y a là un paradoxe: les employeurs ne savent pas comment gérer les collaborateurs qui présentent des troubles psychiques, mais ils seront vraisemblablement de plus en plus sollicités pour en embaucher. Or, tant que le licenciement apparaîtra comme la seule solution possible, les intéressés viendront gonfler les rangs des rentiers AI.
La réaction des PME est-elle différente de celle des grandes entreprises?
Les grandes entreprises ne gèrent pas mieux ce genre de situation que les petites. Cependant, les PME et les PMI sont particulièrement vulnérables, car elles possèdent moins de ressources, que ce soit pour la formation des cadres, l’élaboration de lignes directrices ou le recours à un psychologue, par exemple. Elles n’utilisent que 15% de ces ressources, qui sont disponibles en double, voire en triple, dans les grandes entreprises. Il semble également que les problèmes durent beaucoup plus longtemps dans les petites entreprises et que la charge qui pèse sur les personnes impliquées soit plus lourde.
De quoi les employeurs auraient-ils besoin?
Il faudrait améliorer la formation et l’information. Selon moi, la formation constitue un très gros problème – et donc un énorme potentiel. Actuellement, les troubles psychiques sont très peu abordés dans la formation des RH. En fait, il y a un besoin de formation de toutes parts: cadres, responsables RH, services du personnel, spécialistes de la santé et de la sécurité au travail, médecins traitants, etc. Aucune catégorie d’acteurs n’est suffisamment préparée. Les employeurs devraient également reconnaître qu’ils ont besoin d’aide. Significativement, moins de 10% des entreprises suisses font systématiquement appel à un psychologue externe en cas de problème, alors que cette proportion est de 25% en Europe.
Les entreprises sont-elles aidées par l’assurance-invalidité?
Peu d’employeurs la considèrent comme une ressource. Les offices AI ne sont sollicités que dans 10% des cas, bien que les employeurs aient la possibilité, depuis 2008, de leur signaler des personnes pour une procédure de détection précoce. Si la moitié des cadres considère que les offices AI ont «bien géré» ou «très bien géré» la situation, l’autre moitié juge le résultat de leur intervention «plutôt mauvais» ou «très mauvais». La prévention de l’invalidité ne fonctionne tout simplement pas, parce que les employeurs ne se tournent pas vers l’AI, ou trop tard. C’est dû en partie à leur méconnaissance, mais surtout au fait qu’ils ne voient pas l’AI comme un véritable partenaire. Il est important qu’ils fassent des expériences positives avec l’AI, par exemple via un placement à l’essai ou une procédure de détection précoce, pour rétablir la confiance en les compétences de l’assurance. C’est d’autant plus important que le profil des collaborateurs «difficiles» correspond à celui des rentiers AI pour raisons psychiques. Autrement dit, il s’agit précisément le genre de personnes qui risquent d’évoluer vers une invalidité.
Quel conseil donneriez-vous aux employeurs?
Ils devraient être plus courageux et parler plus tôt avec le collaborateur, élaborer des directives internes plus claires, ne pas attendre trop longtemps pour solliciter l’aide d’un professionnel et chercher à entrer en contact avec le médecin traitant. Ne pas vouloir embaucher de travailleurs qui souffrent de troubles psychiques est irrationnel: la réalité montre que le nombre de personnes atteintes est tellement important que l’économie ne fonctionnerait tout simplement pas sans elles. En fait, l’option la plus sûre serait d’employer des personnes dont les problèmes psychiques sont déjà connus et bien gérés.
Est-ce à dire que les troubles psychiques sont un sujet tabou dans le monde du travail?
Il y a un paradoxe: 90% des cadres disent qu’ils se sentiraient soulagés si le collaborateur qui souffre de problèmes psychiques en parlait franchement. Et près de 40% affirment qu’ils ne voudraient pas d’un employé qui en parlerait seulement après avoir été engagé. Cependant, près de 60% de ces mêmes cadres affirment qu’ils n’embaucheraient pas un candidat qui ferait mention de ses problèmes psychologiques pendant l’entretien de recrutement. Pour les intéressés, c’est un dilemme fondamental: ils ne sont pas embauchés s’ils font état de leur fragilité et, s’ils ne le font pas, ils risquent d’être congédiés parce qu’ils n’ont rien dit. La conséquence est souvent la dissimulation. Et l’inconvénient de la dissimulation, c’est que la hiérarchie et les équipes sont mal outillées pour réagir de manière très aidante. Les employeurs sont donc placés face à un défi: ils doivent abandonner leur attitude contradictoire et adopter une culture d’entreprise qui tolère les erreurs et les manques, même psychologiques. Les problèmes psychiques font partie de la vie, et même d’une vie mentale saine.
«Der tägliche Wahnsinn, Psychisch auffällige Mitarbeitende und ihr Problemverlauf aus Sicht von Deutschschweizer Führungskräften», Niklas Baer, Ulrich Frick, Sarah Auerbach, Monica Basler, Haute Ecole de psychiatrie, Université de Lucerne