Timbrer, «c’est comme aller au purgatoire»; «un retour en arrière, complètement contraire au développement personnel, à l’esprit d’entreprise»; «c’est concrètement impossible, car le téléphone que je prends lors de mon jour de congé, je le note ou pas?»; «après notre journée de boulot, on doit encore s’amuser à remplir des fiches, on se sent fliqué»; «je pointe mes heures à la fin du mois sans vraiment me souvenir de comment j’ai bossé». Sur dix salariés questionnés sur l’enregistrement des heures, leur ressenti est très négatif face à cette mesure, qui n’est pourtant pas nouvelle.

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L’obligation d’enregistrer son temps de travail date de la loi sur le travail de 1964. Mais la modification de son ordonnance d’application en 2016 et l’augmentation des contrôles dans ce sens génèrent surcoûts et incompréhensions. «Cette modification a eu un effet contre-productif et pervers, observe Olivia Guyot Unger, directrice du service juridique de la FER Genève. D’une mesure visant à prévenir les cadres du burn-out, on a rompu un lien de confiance essentiel dans la relation de travail. Les salariés ont le sentiment qu’on les surveille, tandis que les employeurs ne savent plus que faire.» D’ailleurs, deux initiatives parlementaires sont en cours pour assouplir cette ordonnance.

Pour l’heure, «dans près de 30% des entreprises contrôlées, il y a un problème dans le système d’enregistrement du temps de travail», remarque Jean Valley, chef du Contrôle du marché du travail et protection des travailleurs du canton de Vaud. La FER Genève tout comme la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI) ou les inspections du travail ont été submergées de demandes de sociétés jonglant entre la pratique et les exigences légales. Aujourd’hui encore, la CVCI refuse des inscriptions lors de séminaires sur ce thème. Complétant les propos d’experts, quatre entreprises – PME, multinationale et start-up – ont accepté d’évoquer leur gestion des heures supplémentaires, sous le couvert de l’anonymat.

 

1- Heures supplémentaires versus travail supplémentaire, quelles différences?

Les heures supplémentaires sont celles qui dépassent celles convenues dans le contrat, mais qui sont inférieures à 45 ou 50 heures, selon les branches. Au-delà, il s’agit de travail supplémentaire. Si rien n’est écrit dans le contrat ou règlement d’entreprise, les heures supplémentaires doivent être compensées en temps équivalent ou payées à 125%. Une personne travaillant à temps partiel a donc la possibilité d’avoir plus d’heures supplémentaires qu’un employé à 100%, ce qui offre plus de flexibilité à l’employeur et à l’employé.

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Mathieu Piguet, responsable du service juridique à la CVCI
© DR

Le travail supplémentaire doit être obligatoirement compensé ou payé à 125%, peu importe le contrat. «A noter que dans les sociétés de services et personnel de bureau, les 60 premières heures de travail supplémentaire par an ne sont pas soumises au paiement majoré de 25%, mais payées en heures normales, pour autant que cela ait été prévu par un accord écrit, relève Mathieu Piguet, responsable du service juridique de la CVCI. Très souvent, les deux catégories d’heures se mélangent, d’où l’importance de mettre en place des contrôles réguliers.»

Quid des clauses en relation? Souvent, il est précisé que les heures sup, si elles ne sont pas compensées en temps, ne seront payées qu’à 100%. Par ailleurs, pour les cadres, elles ne sont souvent pas compensées du tout, car elles sont incluses dans le salaire, les vacances supplémentaires ou les bonus. Mais cela doit figurer par écrit. Enfin, il est utile de stipuler que c’est l’employeur qui décide du moment de la compensation en temps. Ce dernier point est important pour éviter les accumulations de congés avant la fin d’une relation de travail, par exemple.

 

2- L’employé ne doit pas faire d’heures sup sans en informer son supérieur, sinon celles-ci ne seront pas payées. Est-ce vrai?

Pour éviter les débordements, beaucoup d’entreprises mentionnent dans leur règlement que les heures supplémentaires nécessaires à un travail doivent être notifiées à la hiérarchie avant ce travail. «Mais au final, si ces heures ont été faites et qu’elles étaient des heures utiles pour accomplir un travail qui a été demandé et que le patron ne pouvait pas les ignorer, elles seront validées et compensées ou payées», signale la CVCI.

C’est un défi de communication dans les deux sens. «On a beaucoup de collaborateurs qui se sentent indispensables et ne prennent pas leurs vacances ou accumulent les heures sup, explique une multinationale. Cela a un impact sur leur santé et en même temps sur l’entreprise s’ils tombent malades. Par ailleurs, ces heures qui doivent être payées, parfois au prix fort, obligent les entreprises à provisionner. C’est de l’argent qui n’est pas mis ailleurs.»

 

3- Que faire avec le salarié trop zélé qui n’arrive pas à se mettre des limites?

Les Japonais ont inventé un drone, T-Friend, qui rappelle à l’ordre ceux qui travaillent trop… Outre l’anecdote, il faut surtout établir des objectifs bien clairs et raisonnables, tout en rappelant les règles légales de repos, la limite quantitative des heures de travail et l’interdiction de travailler de nuit ou le dimanche, sauf mesures spéciales et autorisations. «Le point positif de la révision de l’ordonnance a été de nous obliger à améliorer notre gestion interne, glisse une grande société lausannoise. On a pu identifier ceux qui travaillaient trop et on a repris les cahiers des charges pour les répartir différemment ou éliminer des tâches jugées inutiles.»

Dans une start-up neuchâteloise, on prend le problème dans l’autre sens: «C’est au client qu’on pose les limites. Avec notre système «Track Harvest», on traque les heures productives, improductives, ainsi que les heures supplémentaires. On a aussi développé une clientèle qui travaille dans un environnement durable et avec des délais corrects, ce qui n’est pas forcément le cas dans le luxe, par exemple. En outre, on est des patrons avec de jeunes enfants et c’est pour cela qu’on souhaite respecter des horaires décents et les week-ends.»

 

4- L’horaire flexible a le vent en poupe. Peut-on ensuite exiger le paiement d’heures sup?

«Non, le salarié doit les compenser spontanément, dans le cadre de son horaire flexible», précise la FER Genève. S’il ne l’a pas fait au moment où cessent les rapports de travail, c’est à lui d’en assumer les conséquences et il ne peut pas exiger d’être rétribué pour ces heures. Sont réservés les cas où les besoins de l’entreprise ou les directives de l’employeur ont empêché la récupération des heures supplémentaires durant les rapports de travail.

A relever, le système Flexitime mentionné par plusieurs collaborateurs. En plus des heures de son contrat, l’employé dispose d’un stock de 100 heures, par exemple, à utiliser en sus ou en deçà des 40 heures. «On trouve ce modèle dans toute taille de structures, observe Mathieu Piguet. On est dans une logique de confiance, ce qui laisse plus de liberté et valorise le salarié. Il doit cependant tout de même y avoir un enregistrement des heures et des alarmes du côté des RH; mais le système est moins intrusif.»

 

5- Concrètement, les entreprises doivent-elles installer une timbreuse?

Non, il existe des moyens mobiles sur votre portable ou un simple carnet suffit. L’important est de pouvoir fournir des documents à l’autorité lorsque celle-ci les demande.

 

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Les entreprises ne doivent pas forcément installer une timbreuse. 
© iStockphoto

6- Doit-on tout badger, chaque pause ou rendez-vous chez le médecin?

Pour l’inspection du travail, il est préférable de formaliser les pauses. «On nous demande souvent à quoi ça sert de tout noter. Mais une pause qui n’est pas enregistrée n’est pas toujours réellement prise ou peut être prise tout en maintenant une certaine activité. Dans ce cas, le but de repos n’est ainsi pas atteint», rappelle Jean Valley.

 

7- Les cadres ont-ils un traitement de faveur?

«La notion de cadre n’existe pas en tant que telle dans la loi, précise Olivia Guyot Unger. Tout le monde doit enregistrer ses heures, à l’exception des personnes qui exercent une fonction de dirigeant élevé. Cela signifie: ceux qui ont un réel pouvoir de décision dans l’entreprise, pas ceux qui ont un gros salaire ou 10 ou 20% des actions de l’entreprise.» Par ailleurs ne sont pas soumis à l’enregistrement ceux qui disposent d’une liberté d’organisation de leur temps de travail à hauteur d’au moins 50% et s’il existe une convention collective réglant cette question.

 

8- Quid des nuits, dimanches et jours fériés?

«Il y a beaucoup de contrôle sur ce plan», avise la FER Genève. Le travail de nuit est celui exécuté entre 23 heures et 6 heures. L’employeur doit demander une autorisation à l’autorité pour faire travailler ses employés la nuit, un dimanche ou un jour férié. Le travail de nuit est compensé par du temps de repos équivalent et payé à 125%. Pour les dimanches et jours fériés, la loi prévoit une compensation en temps pendant la semaine en amont ou en aval de ce travail et en argent avec une majoration de 50%. Cela s’applique pour les salariés à l’œuvre au maximum six dimanches par an. Ceux qui travaillent habituellement le dimanche, comme les infirmiers, les vendeurs en kiosque ou les journalistes, sont payés au tarif normal. Le samedi est un jour comme un autre.

Dans de nombreuses entreprises, en particulier avec l’avènement du télétravail, un problème peine à être résolu. «Avec les horaires flexibles, nous travaillons facilement tard le soir à la maison pour terminer un dossier, relève un manager de Lausanne. Mais, selon la loi qui impose 11 heures de repos quotidien la nuit, cela implique qu’on ne peut pas avoir une séance à 9 heures le lendemain matin.» Une exigence légale qui ne laisse pas de marge de manœuvre au salarié appréciant de finir un dossier en soirée, cela afin de s’occuper de ses enfants l’après-midi.

 

9- Que faire avec un collaborateur qui arrive avec 800 heures sup?

«Cela arrive, confirme Olivia Guyot Unger. C’est sans doute le bon côté de l’enregistrement des heures, il permet de tracer les heures supplémentaires et de garder la mesure. Au-delà de cinq ans, le droit de l’employé de réclamer la compensation pour ces heures supplémentaires s’éteint par prescription.» Après confirmation de la validité et de la crédibilité de ces heures, un accord est souvent trouvé sous forme de forfait payé ou de congé agendé.

Confrontée à ces accumulations d’heures, une multinationale a mis en place un système de «push» très actif pour obliger ses salariés à récupérer leurs heures ou leurs vacances. Certains ont été contraints à prendre congé les vendredis pendant six mois. Des graphiques montrant les débordements d’heures, par département, ont été diffusés en interne, afin de faire de cette question de la récupération un objectif collectif et non de reporter le problème d’un collègue à un autre.

 

10- Y a-t-il eu des effets collatéraux à la suite de l’entrée en vigueur de la modification de l’ordonnance en 2016?

On l’a vu, tous s’accordent à dire que cela a généré «de la souffrance ou du stress» dans les entreprises, car souvent ni l’employeur ni l’employé ne souhaitaient ce dispositif. On est sorti d’une logique du travail à la confiance et à l’objectif qui était valorisante, pour aller dans un processus de notification des heures.

A l’interne des entreprises, il a été signalé le développement de la pratique extrêmement malsaine et illégale du «détimbrage précoce», à savoir finir le boulot alors que l’on n’enregistre plus son temps de travail. «Nous n’avons pas de moyens pour vérifier ce point. Mais si ça existe, déplore Jean Valley, cela découle souvent sur des conflits plus graves. Cela dit, la société qui nous présente des ouvriers travaillant tous invariablement 8 h 15 par jour, on va lui dire que cela paraît peu compatible avec la réalité du travail. Par ailleurs, si l’enregistrement des heures est utilisé dans l’optique de mesurer la performance d’un collaborateur, c’est aussi un problème.»

A l’évidence, ces mesures questionnent sur le rapport au travail. «Ne perdons pas de vue que le but de ces enregistrements est de préserver la santé des employés», rappelle l’inspection du travail. La suraccumulation d’heures n’est pas une vue de l’esprit en Suisse. Dans son baromètre 2017 auprès de 1400 salariés, Travail.Suisse s’inquiète et pointe des zones rouges. «Dans la région lémanique, les facteurs de charges psychiques, comme le stress et les heures supplémentaires, sont jugés plus préoccupants qu’ailleurs en Suisse», souligne l’étude.