Les histoires d’amour au bureau? Rien ne serait plus banal, d’après les quelques sondages effectués sur ce sujet. Les entreprises suisses sont réputées plutôt tolérantes en la matière, mais ne réagissent pas toutes de la même manière. Il semble que les PME prennent la chose avec plus de sérénité que les grandes entreprises, qui prévoient parfois dans leur règlement interne la mutation de l’un des deux partenaires. Certaines craignent les conflits d’intérêts, les actes de favoritisme, les entorses aux règles de confidentialité et autres complications du genre.

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Un véritable marché matrimonial

Les sondages parlent d’eux-mêmes: un couple sur trois s’est rencontré au travail; 50% des salariés ont eu une aventure dans l’entreprise qui les emploie et 25% de tous les travailleurs seraient même passés à l’acte sur place, selon différents sondages réalisés en ligne. Pour expliquer la banalité du phénomène, les sociologues avancent plusieurs facteurs: la féminisation du marché de l’emploi, qui multiplie les occasions de rencontre, l’avènement des bureaux ouverts, qui favorise la promiscuité, l’effacement de la frontière entre vie professionnelle et vie privée et enfin, les nouvelles politiques RH qui veulent transformer l’entreprise en un lieu où il fait bon vivre. Certains psychologues parlent d’une «organisation de la confusion» en pointant les espaces fitness et autres endroits de détente aménagés pour mettre à l’aise le personnel.

Le consultant Alain Samson, auteur du livre Sexe et flirts au boulot, affirme que «certaines entreprises encouragent involontairement les relations extraprofessionnelles en organisant des pots, des soirées ou des séminaires». Un avis partagé par Mathias Steger, Content Manager pour JobCloud.ch: «Le lieu de travail est un marché matrimonial qui peut fort bien rivaliser avec les sites de rencontres.» Comme les entreprises ont tendance à recruter des personnes qui partagent les mêmes valeurs, «les chances de trouver le partenaire idéal au travail sont donc extrêmement élevées, ajoute Martina Messerli, Digital Content Editor pour les CFF. Au travail, nous pouvons découvrir et regarder de près nos soupirants potentiels dans diverses situations, et ce en toute quiétude.»

Dans une grande entreprise, il existe forcément des couples et des liens de parenté.

Christian Neuhaus, Porte-parole de Swisscom

Est-ce problématique? Interrogées, plusieurs PME romandes assurent que non. «Je crois que dans une petite maison comme la nôtre, qui compte 17 employés, on a une approche plus pragmatique que dans une grande entreprise parce que les relations humaines sont moins formalisées, moins objectivées, déclare le torréfacteur Philippe Carasso, patron de Carasso-Bossert à Satigny. Et puis, il n’y a pas moyen de muter l’un des deux partenaires dans un autre bâtiment, par exemple. Il faut donc «faire avec». En quarante ans d’existence, il est évidemment arrivé que quelques couples se forment, mais je n’ai jamais fait de mauvaise expérience. S’il y a bien eu quelquefois des tensions et des soupçons de favoritisme, c’était tout à fait gérable. Personnellement, j’ai même l’impression que les couples qui se sont connus au travail sont plus solides que les autres!»

Au magasin des meubles Pesse à Monthey, le responsable des ressources humaines Roland Pesse n’a jamais rencontré de problème non plus avec les deux ou trois couples qui se sont formés au sein du personnel. Le règlement de la maison ne prévoit donc rien sur ce point. Même chose chez Bertrand Leitenberg, directeur du magasin de meubles Leitenberg, à La Chaux-de-Fonds: «Nous sommes cinq, tous employés à temps partiel, sauf moi. Mon épouse travaille ponctuellement dans l’entreprise, ce qui fait que nous n’avons pas besoin de règlement particulier.» «Nous sommes sept et la seule femme qui travaille avec nous c’est ma femme!» dit avec un sourire Frédéric Eggli, responsable administrateur de l’imprimerie Carrara, à Morges.

Amélioration du rendement

Cette apparente décontraction n’est pas l’apanage des PME et des PMI. Le porte-parole de Swisscom, Christian Neuhaus, affirme que le département RH «avait en son temps rédigé une directive à ce sujet, mais elle n’a plus cours. Dans une grande entreprise, il existe forcément des couples et des liens de parenté. C’est une réalité que nous n’avons pas l’intention d’interdire.» Car à quoi bon interdire ce qu’on ne peut pas empêcher?

Selon StepStone, plus de 70% des couples qui travaillent dans la même entreprise n’éprouvent pas de difficulté à rester professionnels. Des statistiques allemandes suggèrent même que ces unions sont plus stables que les autres. En fait, ce dont les gens se plaignent le plus souvent, ce n’est pas que leur vie amoureuse perturbe leur travail, mais l’inverse! Mieux encore: être amoureux serait un facteur d’amélioration du rendement, souligne Mathias Steger: «Au travail, les couples amoureux sont souvent pleins d’énergie, engagés et très motivés.»

Pourtant, certaines entreprises mentionnent expressément dans leur règlement la possibilité d’une mutation ou d’un «repositionnement hiérarchique» pour supprimer le lien de subordination direct. «Je connais des entreprises qui ont introduit une telle consigne et, à ma connaissance, cela n’a jamais été jugé excessif par le Tribunal fédéral», indique Me Robert Fox, avocat à Lausanne. Dans les administrations publiques et semi-publiques, par exemple, il est relativement courant de demander aux couples de collaborateurs de niveau hiérarchique différent de se récuser pour certains dossiers.

«Si la loi suisse n’aborde pas spécifiquement la question, deux principes légaux peuvent être invoqués», précise Me Olivia Guyot Unger, directrice du service juridique de la Fédération des entreprises romandes à Genève. D’une part, l’employeur est tenu de protéger la personnalité de ses collaborateurs, il ne peut donc pas se mêler de leurs affaires privées. D’autre part, l’employé doit, en vertu du devoir de diligence et de loyauté, annoncer à son employeur tout fait susceptible de porter atteinte à son travail. «Aux Etats-Unis, les couples qui travaillent dans une même entreprise sont souvent priés de confirmer par écrit que leur relation est consentie, relève Mathias Steger. Le but est d’éviter les accusations de harcèlement sexuel. En Suisse, les entreprises n’éprouvent pas de telles craintes; elles partent de l’idée que leurs collaborateurs sont en mesure de distinguer ce qui est convenable de ce qui ne l’est pas, et peuvent rester professionnels. De ce fait, elles sont généralement plutôt tolérantes.»

Idylles secrètes privilégiées

Le risque, pour les couples concernés, prend la forme d’une mutation ou, pire, d’une démission forcée. D’après wikiHow, 17% des idylles nées au travail entraînent le déplacement ou le départ de l’un des deux tourtereaux. D’ailleurs, ce serait l’une des raisons pour lesquelles 78% de ces couples préfèrent garder leur relation secrète. Maxime Morand, consultant et fondateur de Provoc-Actions, a préféré jouer la transparence quand il a rencontré sa femme au travail. «Notre relation risquait d’entraîner la fin de son contrat. J’ai trouvé que c’était injuste qu’elle paye le prix de ce lien. J’ai donc décidé que ce serait à l’homme d’en payer le prix, en donnant ma démission. Mais ma démission a été refusée par mon supérieur, qui a trouvé pour celle qui est devenue ma femme un job hors du secteur dont j’avais la charge.»

A Genève, on se souviendra de la mésaventure du maire de Versoix, Cédric Lambert (PDC), qui s’est retrouvé sous le feu des projecteurs en raison de sa relation avec une employée de son dicastère, en 2015. «Nous séparions clairement vie privée et vie professionnelle et avions un code de conduite très clair», avait-il plaidé. Finalement, le Conseil d’Etat a renoncé à entamer une procédure disciplinaire contre le maire, tout en lui rappelant d’éviter les conflits d’intérêts. Sous le couvert de l’anonymat, un responsable RH dit cependant ne pas être convaincu de l’intérêt de séparer «à titre préventif» les couples qui travaillent ensemble: cela reviendrait à se comporter comme si certains problèmes, dont on ne sait pas s’ils se produiront, sont bien réels.