«D’une problématique purement économique qui est d’optimiser les mètres carrés de l’entreprise, la question devient: comment créer un environnement favorable à un engagement maximal de mes équipes?» Cette réflexion est celle d’Artdesk Group, une agence parisienne d’aménagement de bureaux qui a dégagé 34 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an dernier. «Au prix où sont les loyers des bureaux dans la capitale, il est essentiel de repenser les volumes de la cafétéria, utilisée deux heures par jour», observe Yvann Le Maout.
Terminé, les vastes halls où s’alignent les tables de cafétéria à l’odeur du détergent de la veille. Décorations soignées, objets iconiques ou vintage, le plus souvent chinés. La société française, qui compte parmi ses clients le Comité international olympique pour Paris 2024, module les espaces dînatoires pour les proposer également comme salles de séminaires ou lieux de coworking interne, «des endroits où l’on se sent bien et où l’on reste plus longtemps. On multiplie les petits coins de rencontres fortuites ou, à l’inverse, des zones où on est dans sa bulle», ajoute le responsable de la conception pour Artdesk. Le fil rouge: créer des emplacements fonctionnels qui stimulent l’intelligence collective. La cafétéria 4.0, en somme.
Recherche de polyvalence
En Suisse, la réflexion n’est pas si frontalement liée à la superficie disponible, mais la tendance à une rationalisation de la cantine d’entreprise est bien amorcée. Au cœur de Genève, la SGS vient de terminer la refonte complète de sa cafétéria, au dernier étage d’un immeuble avec vue sur le Jet d’eau. «Notre démarche n’allait pas dans la chasse aux mètres carrés, car nous sommes propriétaires du bâtiment, précise Christian Bazin, directeur RH de SGS. Notre approche va plus dans le sens du bien-être de nos collaborateurs, en offrant des repas variés et diététiques avec notre partenaire Novae, cela dans un cadre plus ergonomique, reposant, sans être ostentatoire. Nous avons cherché la convivialité, avec des canapés, des tables à deux mais aussi à douze, de diverses hauteurs, avec du mobilier plus léger que l’on peut facilement déplacer pour organiser des ateliers cuisine en guise de team building ou des événements d’entreprise.»
La recherche d’optimisation des espaces dînatoires est également une tendance perçue par Andrew Gordon, CEO d’Eldora Group (336,7 millions de francs de chiffre d’affaires en 2017), principalement avec le service traiteur. Sa filiale Schéma-TEC, qui s’occupe de l’aménagement des espaces de restauration, suit une croissance similaire. «Il y a clairement un redimensionnement des restaurants d’entreprise, appuie-t-il. Les entreprises se posent des questions sur la taille de leur lieu de restauration qui est utilisé quarante-cinq minutes par jour seulement. Elles recherchent donc de la polyvalence dans le mobilier, qui doit permettre de moduler les cantines en des espaces d’échange, de proposer des mini-salles de réunion et d’amener une organisation moins formelle. L’autre tendance, c’est celle des millennials, cette génération qui souhaite manger cinq fois par jour des encas. Il faut pouvoir leur offrir ce genre de propositions et ne pas rester sur un standard unique de menus à midi.»
Certaines entreprises voient très loin, qui avec son restaurant étoilé, ses cafétérias aux diverses ambiances, qui avec sa «zen room» ou son espace bien-être… Surfant sur la pluralité des genres, Eldora a mis en place, chez certains clients, une «market place» en fin de journée. Les collaborateurs peuvent ainsi venir acheter leurs légumes, leur poisson ou leurs œufs directement à la cafétéria de l’entreprise, avant de rentrer chez eux.
De lieu souvent désert, la cafétéria s’anime en continu et la fréquentation augmente. Outre la meilleure couverture des charges, c’est un signal fort de l’employeur, un gage de reconnaissance et un renforcement du lien entre tous les collaborateurs. «Nous servons une centaine de repas par jour, soit une fréquentation de 33%, alors que nous sommes au centre-ville. C’est une fierté, mentionne Christian Bazin. Nous aurions très bien pu nous passer de restaurant d’entreprise et réserver le dernier étage aux bureaux de la direction, mais nous avons eu la volonté inverse. Sans être directement un outil de management, nous visons à améliorer la qualité des journées de nos salariés. Leur bien-être au travail se traduit en productivité, cela n’est plus à prouver.»
De lieu souvent désert, la cafétéria s'anime en continu.
Le choix de la SGS cadre parfaitement avec la récente étude de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Berne, qui relève que deux tiers des employés seraient plus motivés après s’être rendus au restaurant du personnel. Autre point de l’enquête, à choisir entre avoir un restaurant d’entreprise ou recevoir une augmentation du salaire annuel de 2000 francs, la majorité privilégie la cantine. Visiblement plébiscitée, la cafétéria a de beaux jours devant elle, notamment dans l’objectif du partage des connaissances. Le modèle est très prisé par les parcs technologiques avec l’idée de connecter les cerveaux ou les interlocuteurs potentiellement complémentaires.
C’est le cas avec l’ouverture cette année du Synathlon à Dorigny, où la cafétéria – extrêmement basique – a été annoncée comme la pierre angulaire de l’édifice, conçue dans le but de stimuler les échanges entre les milieux académiques du sport et les instances internationales. Dans l’Arc jurassien, Yann Barth, administrateur délégué de Creapole et l’un des pionniers des espaces collaboratifs, parlait il y a quelques années de «l’effet cafétéria: plus un projet devient complexe, plus il requiert des compétences qui nécessitent un partage et un site centralisateur pour ça». Cette dynamique touche même le secteur public. Certaines divisions très sérieuses du Palais fédéral se mettent à organiser des apéritifs dînatoires dans le couloir, incitant au décloisonnement et à l’interaction.
Lieu de repos stimulant
On l’a compris, la cafétéria se réinvente, pour mieux valoriser l’espace, mais également en suivant une stratégie de management de plus en plus ciblée. Ce qui a un prix. La SGS a tablé sur une enveloppe partagée de 300 000 francs. «Ce montant a été couvert en partie par la participation financière du prestataire des repas et la renégociation des tarifs, explique en toute transparence Christian Bazin. Une partie des frais devaient de toute manière être engagés pour une remise aux normes du bâtiment.» A cela s’ajoute le budget de fonctionnement qui dépend complètement du service de restauration offert.
Nombre de PME misent également sur l’effet cafétéria et la modulation des espaces. C’est le cas de l’Atelier Oï, à La Neuveville, qui a transformé un motel en entreprise et a pensé sa cafétéria comme un lieu de repos stimulant. Outre la vue sur le lac de Bienne, l’île de Jean-Jacques Rousseau et les Alpes, les fondateurs d’Oï ne se voyaient pas prendre le café sur des chaises bas de gamme et dans une enceinte sans âme.
«Même pour une petite structure de 30 salariés, c’est important de se relaxer dans un espace inspirant, précise la responsable stratégie, Caroline Fourre. Nous mangeons sur des tables de la collection Röthlisberger. C’est un lieu où nous organisons également des meetings et des conférences. Il doit refléter la société, même si nous avons d’autres salles spacieuses. On ne va pas économiser sur ça. Nous préférons investir dans l’espace de la pause qui est le moment où il y a souvent les meilleurs échanges.» Une option qui porte ses fruits puisque l’Atelier Oï vient d’entrer au Musée du design à Zurich, est exposé cet été au Brésil et sera consacré Designer de l’année 2019.