Ce jour où Paul Dumont a «libéré» 47 collaborateurs, il est descendu publiquement dans l’arène de l’entreprise avec six PlayStation 3, deux paires de lunettes Oculus, une machine à smoothies et les mots suivants: «Chers collègues, la structure actuelle de l’organisation oblige à la prise en compte encore plus effective d’un processus allant vers plus d’autonomie et d’agilité pour faire face aux défis de la digitalisation. Le rapprochement des services permettra de mutualiser les ressources afin d’offrir une perspective économique stable en phase avec les enjeux qui sont les nôtres.» Paul Dumont a le cœur sur la main, le sens du timing et la langue... de bois.
La saignée était attendue. Tel un oracle, le benchmark réalisé six mois plus tôt ne laissait planer aucun doute sur la réorientation de l’entreprise. Avec ses quelques goodies, Paul Dumont a joué les chefs de service en soins palliatifs. De maigres chouquettes pour oublier la perte immédiate des collègues et tapisser l’estomac des rescapés avant de leur faire avaler les prochaines couleuvres apprêtées dans le pipeline du comité de direction.
Au menu? Deux cuillères à soupe d’agilité, quatre louches de décloisonnement, une bonne dose de «collabor’acteurs» et d’horizontalité. Un soupçon de team building, nappé d’une épaisse couche de «novlangue» entrepreneuriale saupoudrée de hashtags. Le tout servi avec un bon verre de jargon marketing.
Comment expliquer ce paradoxe?
Le monde de l’entreprise est en crise parce qu’il a de moins en moins de sens pour bon nombre d’employés. Le fossé n’a jamais été aussi grand entre l’image que l’entreprise veut se donner et la réalité vécue. D’ailleurs, Paul Dumont n’existe pas. Disons plutôt que ce spécimen pullule. On en trouve dans les petites structures comme dans les multinationales. Ils font leur nid dans le public, le privé et l’administration. Au sein du comité de direction, du management intermédiaire comme du salariat lambda. Tous participent sciemment à cette mascarade entrepreneuriale qui érige le bonheur au travail et l’épanouissement professionnel en religion. Alors que dans les faits, les PS3, l’open space, les cours de yoga, le baby-foot ou le granola agissent comme autant de dérivatifs à la pénibilité – et à l’absurdité grandissante – du travail.
Comment expliquer ce paradoxe? Avec la dématérialisation et la mondialisation de l’économie, on assiste à une bureaucratisation accélérée du monde du travail. «Les salariés passent aujourd’hui l’essentiel de leur temps en séances de coordination», regrette ce professeur dans une école privée lausannoise. Ils triangulent par e-mails interposés et se conforment à des procédures qui vont recevoir l’aval de l’ensemble de l’entreprise. «Tout ce petit bal bureaucratique vise à prendre des décisions. Mais concrètement, ils n’en prennent aucune. Ou les mauvaises», explique ce manager en poste dans une multinationale du tabac.
Les entreprises dépensent beaucoup d’énergie à créer une image de perfection.
A cela s’ajoute l’émiettement des tâches au bureau qui donne à beaucoup – peu importe le niveau hiérarchique – le sentiment d’occuper un poste dénué de sens. Ou, pire, un «job à la con» (bullshit job). Un phénomène grandissant et conceptualisé pour la première fois en 2013 dans le livre de l’Américain David Graeber, anthropologue à la London School of Economics (lire interview). De plus, la logique de compétitivité nécessite une évaluation permanente. Celle de sécurité engendre une explosion des normes et le domaine du management s’infiltre partout, jusque dans le vocabulaire.
Des remèdes palliatifs
Si ce cocktail se sirote aujourd’hui dans des poufs colorés au cœur de l’open space, il se révèle amer pour un nombre croissant d’actifs déboussolés dans cette illusion de bonheur. Le réseau professionnel LinkedIn est un bon indicateur. La multiplication des coachs en bien-être au travail et les trop nombreuses injonctions au bonheur traduisent cette perte de sens croissante qui frappe le monde de l’entreprise. Ce phénomène se matérialise dans les chiffres de la santé au travail avec une augmentation inquiétante des cas de burn-out, de bore-out, de mobbing ou d’addictions.
Selon les résultats de la seconde enquête de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (Esener-2), publiés en mars 2016, la Suisse pointe à la 34e place, sur 36 pays sondés, en matière d’évaluation régulière des risques physiques et psychologiques. Une preuve que le bonheur des collaborateurs n’est pas vraiment la priorité des entreprises. Alors pourquoi leur mentir? Comment expliquer que les subterfuges des entreprises et les théories néo-managériales ne contribuent pas (vraiment) à donner plus de sens au travail?
Il existe une conjoncture de raisons responsables de cette perte de sens. La mondialisation, la faillite du management, la numérisation, les nouveaux modes de communication, les aspirations d’une nouvelle génération, la crise économique… Pourtant, les entreprises traitent le mal qui les ronge avec le mauvais remède. C’est l’une des nombreuses explications de Jean-Michel Bonvin. Selon le professeur en sociologie de l’Université de Genève, «nous avons tendance à interpréter la question du sens en termes de productivité et de retour sur investissement. Ce qui importe alors, c’est le chiffre d’affaires que l’on génère ou le salaire que l’on reçoit, mais pas le contenu du travail. Cette perception est à la base de la crise du monde de l’entreprise, car il est inconcevable que l’on consacre 8 heures de sa journée à un travail dénué de sens.»
En Suède, Roland Paulsen a quantifié l’inutilité quotidienne du travail. Dans son ouvrage intitulé Empty Labor («travail vide»), le sociologue à l’Université de Lund estime que nous passons au minimum deux heures de notre journée de travail à ne rien faire ou pour des activités extraprofessionnelles: coups de fil, courriels personnels, achats sur internet, consultation des réseaux sociaux… Dans certains secteurs comme le marketing ou la banque, le pourcentage d’inactivité avoisine la moitié du temps de travail, voire davantage (lire encadré). Selon le chercheur, cette inactivité est dans la plupart des cas liée au manque de sens ou à une frustration à l’égard de l’entreprise ou d’un manager.
Le retour au paternalisme
Un problème fondamental des entreprises aujourd’hui, «c’est qu’elles cherchent à occulter l’absence de sens au travail avec un certain nombre de dérivatifs, explique Jean-Michel Bonvin. Ces palliatifs donnent l’illusion de sens, de liberté ou de bonheur au travail, mais ils s’inscrivent finalement dans la logique de rentabilité. L’enjeu est de masquer cette logique en donnant une apparence de convivialité au travail, qui ne touche cependant pas au cœur de l’activité.» Le sociologue de l’Université de Genève ajoute: «N’oublions pas que le contrat de travail reste un cadre de subordination. L’entreprise achète une force de travail. La tendance du management participatif ne change pas ce cadre. Cela reste de la subordination. L’entreprise demande à l’employé d’être autonome dans le cadre qu’elle a préalablement défini. Sa créativité doit se mettre au service des objectifs de l’employeur.»
L’autonomie, c’est l’autre désillusion du monde de l’entreprise en 2018. Les employés sont désormais captifs d’un cadre qui les prend en charge dans une sphère de plus en plus privée. Au fil de sa carrière à la direction des ressources humaines de diverses multinationales suisses, Agnès Gabirout a vu, voire approuvé le changement. «L’entreprise n’est pas responsable du bonheur de l’employé ou du sens, mais elle doit créer un cadre pour que le bonheur au travail soit possible. C’est une responsabilité individuelle. Ce cadre a beaucoup évolué. Les employés sont pris en charge dans toute leur vie. Nous en sommes revenus au paternalisme des années 1950. Ces packages sous-entendent que vous êtes dédié corps et âme aux objectifs de l’employeur.»
Je me suis perdu dans les méandres de chefs, sous-chefs, sous-sous-chefs.
Malgré tous ces avantages, la nécessité de contrôle dans l’entreprise n’a pas disparu. Pire, elle se renforce. Combien d’entreprises ont banni les places de travail attitrées? Le concept, baptisé «travail flexible» ou «flex office», vise à favoriser l’autonomie dans un environnement de travail plus nomade, collaboratif, détendu et moins rigide que les bureaux traditionnels. Enfin, si l’on en croit le storytelling.
Vodafone s’y est mis, Danone, IBM… Résultat? Les employés arrivent plus tôt au travail pour s’installer au «bon bureau». Qui a déjà vu son collègue jouer au ping-pong à 10h30 dans l’open space? Pas grand monde. Dans l’esprit des collègues, celui qui s’y adonne est un tire-au-flanc pendant que les autres bossent. #pressionsociale.
Le travail doit-il avoir un sens?
Cette manie du contrôle enrobée de la plus épaisse couche de marketing corporate touche tous les types d’entreprises et révèle leur incapacité à être ce qu’elles prétendent. En 2011, Frédéric Salamin* brigue «un chouette poste» à responsabilité dans un département fédéral. «Je me suis dit: c’est génial. Je travaille au cœur du pouvoir. Je vais pouvoir changer les choses en multipliant les projets dans mon domaine.» Frédéric Salamin déchante assez vite. «Les processus décisionnels étaient extrêmement lents. Je me suis perdu dans les méandres de chefs, sous-chefs, sous-sous-chefs, contre-chefs. Il faut 12 signatures pour valider un contrat à 10 000 francs qui nécessite 3000 séances de coordination. J’étais pourtant à deux étages hiérarchiques d’un conseiller fédéral.»
La Confédération a embauché Frédéric Salamin pour faire bouger les choses. «Sauf que d’un point de vue politique, il n’est plus acceptable que la Confédération prenne des risques. C’est un employeur obnubilé par la peur de l’échec ou du scandale. Du coup, il est devenu extrêmement rigide et passif.» A l’instar de la Confédération, beaucoup d’entreprises insistent sur le papier sur l’innovation et tiennent à casser les «processus existants». Mais dans les faits, un employé modèle est un salarié mouton. «J’ai commencé à avoir des problèmes dès que j’ai obtenu mes premiers résultats, se souvient Frédéric Salamin. C’était nouveau, cela sortait des sentiers battus et c’était mal perçu, car cela mettait en danger l’organisation. Pour vivre heureux au sein de la Confédération, il faut faire le dos rond, être passif et mettre les gaz sur des projets au bon moment. Si tu remets en question le système, le système se retourne contre toi.»
Bernard Radon cite volontiers Machiavel à sa façon pour illustrer la passivité des entreprises. «Si vous conquérez un territoire, surtout ne faites rien. Laissez les choses aller. Vous n’avez aucun intérêt à amener de l’innovation. Sinon, il y aura de la rébellion.» Depuis plus de vingt ans, l’économiste lausannois coache les patrons et deux conseillers d’Etat vaudois. Et son constat est clair: «Les grandes entreprises ne font pas d’innovations, car elles en sont incapables. Elles font face à des résistances incroyables qui vont au-delà de la structure même de l’entreprise. Pour donner l’impression d’innover, elles rachètent des start-up et des licornes.»
Cette incapacité à bouger les lignes déteint sur l’organisation même de l’entreprise et ses modes de gestion. «Un manager, qu’il soit au niveau intermédiaire ou dans les hautes sphères de la pyramide hiérarchique, a une fonction d’exécution. On lui demande de bien gérer, mais surtout pas d’innovations pour ne pas mettre en péril la société.» Au fil de sa carrière et des entretiens avec plus de 500 grands patrons de multinationales, Bernard Radon s’est fait un certain nombre de certitudes. «Le bonheur au travail n’existe pas. La recherche de l’équilibre entre vie privée et professionnelle, c’est de la poudre aux yeux.»
Le marketing tout-puissant
Non sans un certain cynisme, il ajoute: «Le travail, c’est dur. Et il le devient de plus en plus. Le monde de l’entreprise est en train d’imploser avec la numérisation. Au niveau du management, vous êtes en relation directe avec ces changements. Un top manager a aujourd’hui la pression des actionnaires, il est en compétition avec ses collègues, il subit la pression des salariés, ils gèrent des équipes en Inde, en République tchèque. Quand ils me racontent leur vie, c’est juste diabolique.»
Bernard Radon cite l’exemple d’un directeur des ventes Europe d’une multinationale suisse. «Il avait besoin d’une secrétaire pour l’aider à gérer ses affaires. On lui a trouvé quelqu’un en Turquie, explique le coach. S’il ne tient pas ses objectifs, il gicle. Le sens, on s’en fiche. Si vous cherchez du sens dans votre travail, vous êtes immédiatement éjecté du système. Si un manager n’est pas content de son sort, on en met un deux fois moins payé en Espagne.» Bernard Radon va même plus loin. «On a beau avoir mis de la transversalité, des RH et de l’ouverture, les entreprises sont toujours construites sur un mode féodal. En examinant les organisations sous cet angle, vous vous retrouvez avec des luttes de pouvoir.»
«La coopérative, où les salariés partagent les risques et les bénéfices, peut répondre à cette quête de sens.»
Les petits goodies internes pour rendre les employés heureux font rire jaune Bernard Radon. «C’est purement de la communication pour recruter. Ce marketing prend de plus en plus de place parce que les entreprises ne jurent que par le benchmarking. Elles se comparent sans cesse. Mais ça n’intéresse personne de rendre les gens plus heureux. Et puis, de quoi se plaint-on? On est bien traité dans les multinationales. Vous avez un bureau, on vous dit bonjour le matin, il y a une petite fête à Noël, mais on ne vous demande pas d’être heureux.» Bernard Radon n’oublie pas de préciser que «nous vivons dans une société du mensonge. On ment aux gens.» Alors pourquoi les entreprises dépensent-elles autant dans des gadgets de «cool attitude»? «Un iPad est un investissement. Un salarié est un coût. Pourquoi faudrait-il s’en priver si cela permet de masquer la pénibilité du travail?»
Face à cette situation, un nombre croissant de salariés – tous niveaux hiérarchiques confondus – perdent pied, rongent leur frein, mais ne s’opposent pas. La société et les médias en particulier vantent les trajectoires de ces patrons qui ont renoncé aux 30 000 francs mensuels pour monter une microbrasserie ou se lancer dans l’agritourisme. On plaide pour l’équilibre, la déconnexion et le retour au temps. Sauf que le grand saut dans l’indépendance n’est pas fait pour tout le monde et restera peut-être de l’ordre du fantasme. Alors certains inaugurent de nouvelles structures comme l’holacratie et son management horizontal. Mais ce modèle d’organisation en vogue depuis les années 2010 doit encore faire ses preuves.
Vers une redémocratisation de l’entreprise
En attendant, les salariés sont-ils condamnés à participer à la mascarade entrepreneuriale? Face à des forces bien supérieures, ont-ils une marge de manœuvre pour changer les choses? «C’est très difficile, souligne le sociologue Jean-Michel Bonvin. Une opposition, pour qu’elle puisse se formuler efficacement, doit devenir collective. Le problème vient du fait que les questions de sens, de bonheur au travail ou de carrière sont perçues de manière très individuelle. Il y a donc peu de chances de changer les choses.» Le sociologue de l’Université de Genève plaide pour une redémocratisation de l’entreprise. «Au lieu d’entendre une voix, elle devrait donner la parole à une pluralité de voix. Mais ça reste très utopique dans le contexte actuel.»
A Annecy, Benjamin Marias et ses collègues explorent une nouvelle forme d’organisation à cheval entre le salariat et l’indépendance: la coopérative d’entrepreneurs. Depuis huit ans, l’Agence innovation responsable (AIR) déploie pour les entreprises et les territoires un ensemble d’expertises autour de l’innovation et du développement durable. L’ex-SARL deviendra une société coopérative à l’automne prochain. «La structure de l’entreprise doit évoluer, explique Benjamin Marias. La coopérative est un format intéressant pour répondre à cette quête de sens, car l’indépendance ou l’entrepreneuriat ne sont pas un cadre idéal pour tout le monde. Dans une société coopérative, les collaborateurs restent salariés mais partagent les risques et les bénéfices. Il y a une coresponsabilité très forte. Nous savons donc pourquoi nous nous investissons dans l’entreprise.» AIR prévoit de rassembler une dizaine de collaborateurs d’ici la fin de l’année. L’avenir dira si ce modèle est payant.
En attendant la révolution, un nombre croissant de sociétés misent désormais sur le B Corp, soit Benefit Corporation, un label (encore un) tout droit importé des Etats-Unis. Fondé en 2006 par Jay Coen Gilbert avec l’intention de «faire évoluer le capitalisme», B Corp est une certification accordée aux entreprises qui mettent, entre autres, les performances de l’entreprise au service de l’intérêt public. Patagonia, Danone, Loyco, Opaline… Ces entreprises suisses et étrangères sont désormais B Corp au même titre que des œufs sont bios. Le label connaît un succès fulgurant chez nous depuis l’année dernière. Reste à savoir si cette certification existe pour faire bouger les lignes ou s’il s’agit d’une énième stratégie marketing.
* Nom d’emprunt
«Les ‘jobs à la con’ sont nés avec l’économie de la persuasion»
André Spicer est professeur en comportement organisationnel à la Cass Business School de l’Université de Londres. Il explique pourquoi les entreprises misent avant tout sur la stupidité...
Dans votre dernier livre, vous explorez le paradoxe de la stupidité fonctionnelle en entreprise. Qu’est-ce qui pousse des collaborateurs intelligents à exécuter des tâches stupides?
Avec Mats Alvesson, coauteur du livre et professeur en gestion des entreprises à l’Université de Lund, nous avons passé beaucoup de temps à mener des recherches dans tous les secteurs, qu’il s’agisse de l’ingénierie, du management, de l’éducation... Au fil des entretiens, tous les sondés concluaient que leur job était stupide. Alors nous avons voulu comprendre pourquoi.
Les entreprises, notamment les grandes, dépensent beaucoup d’énergie et d’argent dans la symbolique. L’enjeu est de créer l’apparence de l’intelligence. Elles recrutent donc des gens intelligents. Mais ces derniers posent des questions, s’interrogent sur la pertinence et le sens des tâches pour lesquelles on les a embauchés. En posant des questions, ils créent des problèmes. Les entreprises étouffent ces conflits en distribuant des promotions et des bonus. Ces stratégies sont payantes sur le court terme, mais en voulant éteindre l’incendie dans un secteur, elles allument un feu dans un autre. Ce n’est pas viable sur le long terme.
Quelle est la logique derrière cela? Pourquoi ces entreprises travaillent autant à paraître intelligentes alors qu’elles pourraient être intelligentes?
Il y a plusieurs raisons. Il faut d’abord savoir que 25% de l’économie américaine consiste à embellir les produits et les services. C’est purement de l’image. D’autre part, les clients, les consommateurs et les employés jugent un produit, une entreprise sur la base de ce que les économistes appellent les signaux. Pour une même boisson, vous accepterez de payer plus cher si elle est conditionnée dans une bouteille étiquetée bio et verte. C’est pareil pour les entreprises. Elles dépensent beaucoup d’énergie à répondre aux sollicitations extérieures, comme les rankings, les politiques environnementales. Elles doivent avoir des bonnes notes partout et créer une image de perfection.
Comment expliquez-vous que les entreprises prennent des décisions stratégiques dont elles savent pertinemment qu’elles n’auront pas d’effets?
L’effet aura lieu sur le court terme. Il a pour but d’embellir l’image de l’entreprise aux yeux des marchés financiers et des investisseurs. Un bon exemple est le phénomène des «share buy back» aux Etats-Unis. Depuis plusieurs années, un nombre croissant de grandes entreprises américaines (Apple, Pfizer, Cisco, Oracle) rachètent leurs actions. Elles dépensent des milliards de dollars dans ces rachats qui ont pour but d’augmenter le prix de l’action, alors que cet argent pourrait être dépensé dans la recherche et l’innovation. Il s’agit donc de faire bonne figure sur les marchés financiers. Mais sur le long terme, cela affame l’entreprise, qui n’a plus les ressources pour son développement. Plus globalement, l’enjeu des entreprises est de répondre à des problématiques sur le court terme. Ce qui crée de la stupidité et des prises de décisions contre-productives.
C’est la raison derrière l’augmentation des «jobs à la con»?
Les «jobs à la con» sont nés avec l’économie de la persuasion dont l’objectif est de susciter la bonne image plutôt que de créer le bon contenu. Au Japon, par exemple, tous les magasins ont un «greater», soit une personne payée pour dire bonjour aux clients. Il y a énormément d’exemples de «jobs à la con».
On peut citer aussi l’usage excessif de Powerpoint et de rapports qui ne seront jamais lus. Cela vient de la tyrannie de la conformité face au déluge administratif. L’autre raison à l’augmentation des «jobs à la con» vient de l’avènement de la néocratie. Les entreprises dépensent beaucoup pour montrer qu’elles changent, que c’est nouveau, qu’il y a de nouveaux projets. Tout cela n’a aucune implication sur le vrai travail. C’est du marketing.
«Je ne fais rien de mes journées, mais on ne me licencie pas»
Depuis trois ans, Nathalie*, employée back office dans une banque privée genevoise, a disparu de l’organigramme suite à une restructuration. Mais elle est toujours en poste… Elle nous répond en milieu d’après-midi. Nathalie est déjà chez elle. Aujourd’hui, comme tous les autres jours de la semaine, elle n’a pas fait ses huit heures. Et le temps employé dans l’open space lui a servi à réserver ses prochaines vacances, téléphoner à titre privé et surfer sur Facebook. «Depuis trois ans, je ne fais rien, mais on ne me licencie pas.» Cela n’a pas toujours été comme cela. A 37 ans, Nathalie travaille depuis douze ans dans une grande banque privée genevoise. Les huit premières années sont heureuses: «Je touchais à tout. J’avais des collègues sympathiques et un supérieur hiérarchique avec qui je m’entendais.»
Tout bascule il y a quatre ans. «Mon manager est parti chez la concurrence. La banque a commencé à délocaliser en Pologne. Les collègues ont été licenciés.» Nathalie dépend désormais d’un manager basé dans les îles Anglo-Normandes. «Petit à petit, j’ai vu mes tâches disparaître. Je ne comprenais pas pourquoi. J’en ai parlé aux ressources humaines. J’ai demandé à redéfinir mon poste, car actuellement j’ai du travail que pour six mois. C’est connu. La banque le sait. On m’a demandé de ne plus faire de vagues. On veut que ça roule.» Pour éteindre l’incendie, on lui propose une nomination. La banque en propose à tour de bras depuis qu’elle a dû réduire la voilure.
Nathalie disparaît petit à petit dans l’organigramme. «Tu es dans l’oubli. Plus personne t’appelle. Tout le monde a l’air débordé et moi, je n’ai pas de travail. Je ne comprends pas pourquoi on ne me licencie pas.» Nathalie assiste au lifting communicationnel de son employeur. «La politique de la banque est de recruter et retenir les talents. L’entreprise fait beaucoup pour le bien-être des employés avec des cours de pilates, des massages, des baby-foots. Elle fait aussi beaucoup de team building.» Nathalie se retrouve à jouer au paintball avec un collaborateur irlandais qu’elle n’a jamais vu et ne reverra jamais. «Tout est délocalisé aux quatre coins du monde. Tu peux passer ta journée au téléphone avec la Pologne et ne pas interagir avec le collègue à deux mètres. Tout est très incohérent.»
* Prénom d’emprunt