Ce lundi matin ne ressemblera pas aux précédents. Le management de l’entreprise est au complet – même ses membres les plus anonymes. Le directeur général a fait l’impasse sur sa séance stratégique pour «partager un moment convivial avec ses équipes».
Un voyant rouge s’allume alors dans le cerveau des collaborateurs. Ce petit bal sent la mauvaise annonce. Licenciements? Délocalisations? Changements stratégiques? Comme dans un remake de Men in Black, deux nouveaux visages font leur entrée fracassante dans les bureaux, en costume noir impeccable. La poignée de main est franche, mais chaleureuse. A écouter le laïus dithyrambique du management, c’était comme si Jésus signait son retour sur Terre. Car ces hommes en costard-cravate du lundi matin sont des sauveurs. Ce sont les visages des deux nouveaux consultants engagés à un prix confidentiel pour aider l’entreprise à négocier sa mue numérique. Les collaborateurs vont devoir s’y habituer et ces six prochains mois, ils seront conviés à des groupes de réflexion PowerPoint, dont le canevas se base sur des recommandations préalablement rédigées par le cabinet de consulting dans un rapport de 124 pages. C’est le «state of the art» de la transformation numérique.
Cette description fictive n’est pas si éloignée de la réalité des entreprises aujourd’hui. Pas une multinationale suisse ou une PME d’une certaine taille ne se passent désormais des conseils avisés d’un cabinet de consulting. Il y a bien sûr les Big Four que sont Ernst & Young (EY), Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC) et KPMG, mais le marché romand compte aussi de plus petits cabinets et d’innombrables consultants indépendants. Tous poursuivent la même mission: épauler l’entreprise pour l’aider à faire face à un changement stratégique, une remise à plat de ses processus existants, rédiger des rapports, conseiller le patron ou gérer des projets.
Des lunettes externes pour y voir clair
Comment expliquer cet essor? Avec la mondialisation de l’économie et la bureaucratisation accélérée du monde du travail, beaucoup de chefs d’entreprise se sentent déboussolés. Ils doivent gérer l’opérationnel tout en pensant à l’avenir. Il faut réagir à la concurrence internationale tout en se réinventant dans son secteur d’activité. Ils lancent des projets tous azimuts pour afficher le dynamisme de l’entreprise, mais n’ont plus les ressources humaines en suffisance pour le faire. A cela s’ajoute la démultiplication des normes et des mises en conformité qui génèrent la production de longs rapports pour satisfaire le conseil d’administration et les actionnaires.
Ce constat fait le beurre des cabinets de consultants. Appelés à la rescousse des entreprises pour gérer la masse de travail, ils les accompagnent dans leurs défis ou deviennent leurs confidents stratégiques. Ils sont aussi la paire de lunettes du directeur général qui n’y voit plus clair depuis belle lurette. Vieux comme le monde, le métier de consultant recouvre aujourd’hui des réalités très différentes. Les coachs, les spin doctors comme les gestionnaires de projets sont regroupés sous l’appellation de consultants.
On ne sait jamais si les consultants sont là pour vous aider ou pour faire du chiffre!
Quels sont les visages des consultants aujourd’hui? Pourquoi y faire appel? L’incapacité des organisations à prendre des décisions stratégiques expliquerait-elle leur omniprésence? Ce succès pousse d’ailleurs un nombre croissant d’anciens top managers à choisir cette voie de reconversion. Un essor qui se matérialise sur le réseau social professionnel LinkedIn. Mais qu’est-ce qui fait un bon consultant? Comment s’y retrouver en tant qu’entreprise dans un marché du conseil qui offre à boire et à manger? Pour quels résultats et à quel prix?
En cause, l’aversion aux risques
Alexandre Graf n’a jamais manié la langue de bois. Un franc-parler qui lui a fait perdre quelques mandats et lui a valu de belles réussites. Au sein des antennes zurichoises et genevoises de Shake Consulting, ce consultant dresse un portrait sans concession des deux mondes antinomiques qui composent le marché du consulting. Le premier est celui des multinationales et des grands groupes. Il est dominé par les grands cabinets de conseil (Boston Consulting Group, McKinsey, Bain) et par les Big Four de l’audit. «Ces grands cabinets de conseil ont développé tout un marché lié à la notion de norme et de maîtrise, explique Alexandre Graf. Les grandes entreprises évoluent aujourd’hui dans un environnement économique et humain qui a développé une aversion aux risques. Elles veulent être compliant. Point barre.»
C’est dans ce souci de mise en conformité que les multinationales mandatent des consultants. «Ces grands cabinets ont tout intérêt à ce que l’environnement se complexifie, poursuit Alexandre Graf. Quatre-vingt pour cent de leur marché consiste en la mise en œuvre de procédures de compliance et la production de rapports énumérant un certain nombre de recommandations dans des domaines stratégiques.» Par exemple le risque de fraude. «Le directeur d’une entreprise qui lit le rapport du département Forensic de KPMG intitulé Le profil du fraudeur va comprendre que tous ses collaborateurs entre 36 et 55 ans sont des fraudeurs potentiels, il sera donc tenté de mettre en œuvre des procédures de contrôle et d’audit pour réduire ce risque. Au final, cela a bien des chances de lui coûter plus cher que le risque.»
Une nécessaire remise en question
Cette obsession de la maîtrise est particulièrement présente en Suisse, pays de la surassurance et de la tolérance zéro face à la prise de risques. «Une entreprise va dépenser 500 000 francs dans une mise en conformité avec un consultant pour éviter d’en perdre 50 000, critique Alexandre Graf. Car la perte de maîtrise n’est pas défendable devant le conseil d’administration et les actionnaires. Une fois, un de mes clients a perdu 17 millions de francs. Il a pris la décision de dépenser 40 millions pour éviter que cela ne se reproduise. C’est irrationnel. Finalement, le corps de métier des grands cabinets de consulting est de produire des recommandations «state of the art» qui vont rassurer le comité de direction de l’entreprise. C’est un modèle d’affaires très lucratif.»
Mais ce n’est pas le monde d’Alexandre Graf. Le conseiller de Shake Consulting évolue au sein de PME avec une mission bien précise: changer les choses. A la grande différence que le conseiller ne débarque pas dans le bureau du directeur général dans son costume de Superman. «Le management du changement fait aussi appel aux tripes. Pour que mon travail porte ses fruits, il faut que la direction de l’entreprise ait fait le boulot au préalable, c’est-à-dire qu’elle soit prête – vraiment – à se remettre en question et adhère à cette volonté de changement. C’est une réflexion que l’entreprise doit mener en amont. La première rencontre est décisive. «Je vois tout de suite si je vais pouvoir faire quelque chose. Le conseil, c’est de l’humain. Si je ne peux pas échanger librement avec le directeur général, je ne sers à rien», précise Alexandre Graf.
Parfois, le CEO encaisse. «Je me souviens d’un patron qui voulait améliorer la performance de ses collaborateurs dans une logique de rationalisation des coûts. Pour notre première journée de travail, il est arrivé les mains dans les poches. J’ai tout de suite vu qu’il n’avait mis aucune énergie en amont pour préparer cette journée qui allait lui coûter super cher. Je lui ai donc dit que la première chose à changer, c’était d’abord son fonctionnement à lui.»
Refonte totale de la culture d’entreprise
A Genève, Jérôme Chanton a goûté au franc-parler d’Alexandre Graf. En 2011, il prend la tête de l’entreprise métallurgique Kugler Bimetal. Le franc fort et la pression internationale poussent le nouveau directeur de l’entreprise à revoir en profondeur ses modes de production pour maintenir sa compétitivité. «On devait abattre un travail de titan, se souvient Jérôme Chanton. C’était un projet de plusieurs années qui exigeait de revoir nos stratégies d’investissement, la transmission du savoir en interne, l’organisation, et j’en passe. L’objectif était une refonte totale de la culture de l’entreprise.»
Je sonde et m’intègre aux équipes. Je suis là pour trouver des solutions pérennes.
Jérôme Chanton est un patron qui marche à l’instinct. «Je ne suis pas pollué par les écoles de management. Le bla-bla ne m’intéresse pas. J’avais une idée très claire de ce que je voulais faire à l’époque, avec la chance d’avoir le soutien total de mes équipes.» Fallait-il encore trouver le conseiller pour l’aider à mener son chantier. «J’ai toujours été contre les consultants, provoque Jérôme Chanton. Je m’en méfie, car on ne sait jamais s’ils sont là pour vous aider ou pour faire du chiffre.» Le directeur de Kugler Bimetal évoque son expérience lors de certaines conférences où il s’est vu harceler de cartes de visite distribuées par des consultants à l’issue de son intervention.
Au moment de poser la première pierre de son grand chantier, Jérôme Chanton est en discussions informelles avec l’un des cabinets de la place. «Nous nous sommes tout de suite bien entendus, se souvient Jérôme Chanton. Chez lui, il n’y avait pas cette attitude de se dire «Je vais lui donner ce qu’il veut». Il m’a régulièrement envoyé péter. Ça m’a plu. Il a très vite compris ce que je voulais faire et comment m’y amener.» Le chantier va durer presque cinq ans et nécessite 13 groupes de travail. Son prix restera confidentiel.
Les entreprises, ces usines à projets
Le marché du conseil est florissant, mais pour d’autres raisons. «Dans le contexte actuel, les entreprises sont devenues extrêmement frileuses dans leurs prises de décision, explique Olivier Kahn*, consultant senior dans un Big Four. Elles préfèrent ne rien changer avant d’être certaines que tout est verrouillé par l’ensemble des étages de l’entreprise. Une fois que la décision est prise, elle n’est pas toujours assumée, ajoute-t-il. Si la stratégie est payante, c’est pour l’entreprise. Si elle échoue, on change de consultant.»
Les entreprises auraient-elles donc perdu le goût du risque? «Elles ont des difficultés à maintenir une stratégie dans le temps, répond Olivier Kahn. Elles changent en permanence et se couchent sur les projets. Elles sont devenues de grandes usines de gestion de projets. Vous n’avez pas idée du nombre de project managers nécessaires dans une entreprise pour la faire fonctionner. Le marketing, les projets digitaux, IT ou stratégiques sont confiés à des consultants externes. Ils viennent en appui pour soulager l’entreprise qui n’a pas les ressources nécessaires pour gérer ces projets.» Cette tendance très répandue touche toutes les tailles d’entreprises, mais particulièrement les multinationales et les grandes organisations.
Depuis deux ans, Théo Alvarez* travaille au sein d’une fédération sportive internationale sur l’Arc lémanique. «Nous travaillons beaucoup avec des consultants parce que nous n’avons pas forcément les ressources humaines à l’interne pour mener un projet spécifique et ça n’aurait pas de sens d’engager quelqu’un. Il y a aussi des cas de figure où nous n’avons pas l’expertise pour un projet, mais l’acquérir n’est pas non plus un objectif. Alors nous externalisons.» Enfin, il y a des raisons plus politiques. En clair, le mandat de conseil ou de gestion reviendra au cabinet d’un ancien «C-level» de la fédération. «Ce n’est pas qu’ils sont incompétents, mais la légitimité de leur présence sur le projet est parfois très discutable.»
Selon Théo Alvarez, «il y a des raisons très légitimes de mandater des consultants, mais il faut que les rôles soient très bien définis. Le consultant ne doit jamais prendre le lead. Nous devons rester maîtres du cahier des charges et des contours du mandat. C’est une des raisons pour lesquelles nous collaborons beaucoup avec de petits cabinets de consulting et des indépendants plutôt qu’avec les Big Four. Pour un grand cabinet, nous sommes un client parmi d’autres. Pour un petit, nous sommes un gros client à gérer, ajoute Théo Alvarez. Il est aussi beaucoup plus simple de négocier des prix plus intéressants avec les petits cabinets.»
Une voie de reconversion des CEO
Justement, combien coûte un consultant? «Il n’y a pas de prix fixe, explique Théo Alvarez. Il varie en fonction du projet, de sa durée. C’est vraiment au cas par cas. Certains baissent leurs prix car nous leur offrons une collaboration sur le long terme. La démarche est parfois ambiguë, car nous sommes dans une problématique de sous-effectif, mais la tendance n’est pas à l’engagement. C’est-à-dire que je n’aurai pas le budget pour salarier une personne, mais on m’allouera les ressources pour mandater un conseiller.»
Le marché du conseil ne connaît donc pas la crise. Une conjoncture qui pousse beaucoup d’anciens «C-level» à se lancer. C’est d’ailleurs un modèle de reconversion plébiscité, mais pas nécessairement pour des motifs financiers. «Le consulting, c’est un modèle de contrat de travail intéressant qui permet de valoriser vos connaissances professionnelles et votre expérience, explique Isabelle Hudovernik, de la société WeBecome. Surtout pour les femmes leaders qui ont dû parfois faire des sacrifices professionnels pour consacrer du temps à leurs enfants.»
Isabelle Hudovernik est une nouvelle venue dans le marché du conseil. Après une vingtaine d’années d’activité dans l’industrie du luxe et dans des domaines en pleine transformation digitale, elle s’est lancée dans l’accompagnement d’entreprises qui font face à leur transformation numérique et qui ont besoin d’un renforcement de compétences dans ce domaine précis. «J’ai fait ce choix pour renouer avec une forme de dynamisme, explique-t-elle. Ce travail me permet de m’immerger pleinement dans les problématiques humaines, organisationnelles et technologiques d’une entreprise. Je sonde et m’intègre aux équipes. J’échange avec la direction et les collaborateurs. J’évolue dans des relations nouvelles. Je suis là pour trouver des solutions pérennes pour amener les collaborateurs à travailler ensemble, différemment.»
Fossé entre la réalité et la pratique
Collaborer autrement, retrouver une vision, changer les choses, gérer des projets. L’essor du consulting révèle toute l’ambiguïté du monde de l’entreprise et de la crise qui l’agite. Il met au jour le fossé entre la théorie et la pratique. Il est en effet devenu difficile pour une entreprise d’aller de l’avant avec les pieds embourbés dans des sables mouvants. Il est compliqué de multiplier les projets tout en rationalisant les coûts en personnel. Pourtant, le changement n’est véritablement possible qu’en temps de crise. Les consultants l’ont bien compris.
* Noms d’emprunt