A l’heure où les Vaudois sont dans les bouchons pour rentrer chez eux, le Tribunal d’arrondissement de Lausanne commence sa deuxième vie. Sur les hauteurs de Montbenon, surplombant le lac de sa belle stature, ce bâtiment austère abrite tous les soirs – sauf le vendredi – les audiences des prud’hommes. Cette justice dédiée aux litiges dans le monde du travail est née en Suisse en 1874, et son principe n’a que peu varié depuis: traiter les conflits et désaccords spécifiques à l’entreprise ou à l’administration, quels qu’ils soient. Dans un contexte de concurrence accrue sur le marché, on pourrait croire qu’une telle institution affiche complet. Il n’en est rien: dans le canton de Vaud et celui de Genève, le nombre d’affaires est stable depuis plusieurs années.

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En ce jeudi de septembre, cinq audiences ont lieu, mais seulement deux sont publiques. Sur un petit banc, une dame vêtue de noir attend, accompagnée de son avocat. L’autre partie, une dame également, est déjà dans la salle avec son avocate. L’affaire a déjà connu moult séances et rebondissements et, ce soir, il s’agit de sa conclusion: les juges vont trancher. Ceux-ci sont au nombre de trois: un vice-président, qui mène le bal, accompagné de deux magistrats assesseurs issus du civil, l’un du côté des employeurs, l’autre des employés. Dans la petite salle boisée du tribunal, tout ressemble à un véritable procès, avec ses us et coutumes. Au fond, un greffier tape sur son ordinateur.

Des litiges jusqu’à 30 000 francs

L’affaire qui nous occupe est celle d’une employée en arrêt maladie depuis son licenciement. Qui, de son ex-patronne ou de la Caisse cantonale de chômage, doit payer ses indemnités? Au total, plus de 17 000 francs sont en jeu. Dans cette salle ne se traitent que les litiges qui vont jusqu’à 30 000 francs. Au-delà, c’est une autre cour qui prend le relais, contrairement à Genève. Avant de commencer l’instruction, le juge insiste: n’est-il pas possible de s’entendre à l’amiable, afin que les deux parties s’y retrouvent?

La conciliation, qui se tient à huis clos, suffit parfois à régler un litige. Selon les statistiques 2017 du pouvoir judiciaire genevois, près de 1500 conciliations ont eu lieu dans le canton l’année dernière, soit une augmentation de 11% par rapport à l’année précédente. Dans le canton de Vaud, le chiffre est stable, à quelque 1200 conciliations par an, soit trois fois plus qu’une procédure ordinaire. Dans le Jura, on observe depuis quelques années une légère augmentation des affaires traitées aux prud’hommes – 118 en 2014, 130 en 2017.

Mais parfois, comme ce 20 septembre à Lausanne, un accord est impossible. Le médecin de Madame entre alors dans la salle pour témoigner. C’est lui qui a signé le premier son incapacité de travail. Il promet de dire toute la vérité à la cour. «Etait-elle vraiment malade?» demande le juge. «Elle pleurait, et avait tous les symptômes d’une dépression, répond-il. Son état était lié à un conflit au travail, si bien qu’elle aurait pu parfaitement travailler ailleurs.»

C’est l’heure de la pause. L’audience dure depuis plus d’une heure. Dehors, le soleil s’est couché. Les discussions sont techniques et, pour l’auditeur non averti, il n’est pas facile d’en comprendre la portée. Fanny Roulet, avocate à Genève, accompagne régulièrement des clients aux prud’hommes, qu’il s’agisse d’employés ou d’employeurs. «Dans la majorité des cas, cela traite de salaire impayé, de congé maladie contesté ou encore des conséquences ou de la validité d’un licenciement, explique-t-elle. Les litiges naissent souvent en raison du fait que les parties ne connaissent pas forcément leurs droits et devoirs.»

Les tribunaux sont-ils plus favorables à l’employeur ou à l’employé? «Difficile à dire, répond-elle. Le droit suisse du travail est plus libéral que celui de beaucoup de nos voisins. Il offre malgré tout une protection plus importante à l’employé, qui est considéré comme la partie faible du contrat. Aux prud’hommes, le résultat dépend du dossier, mais aussi des magistrats. C’est pourquoi il y a toujours un juge représentant chaque côté, afin d’équilibrer les débats.»

Une grande part d’humain

A Lausanne, l’avocat de l’employée, Sébastien Thüler, entame sa plaidoirie. «Je constate qu’on remet en cause de manière assez choquante la maladie de la demanderesse, argumente-t-il l’air lyrique. Un médecin ne prescrit pas des antidépresseurs pour le plaisir. Il ne suffit pas d’un coup de pied aux fesses pour guérir d’une dépression!» Au tour de l’avocate de la patronne, Julie Locca, de rétorquer. «C’est tellement facile de taper sur l’employeur, s’agace-t-elle, son épais dossier posé sur la table devant elle. Ma cliente était très contente de son employée et s’en est séparée pour des raisons économiques, car la boutique a fermé. Le jour même de son licenciement, elle part avec toutes ses affaires, et ne revient pas, une maladie soudaine s’étant déclarée… Son salaire n’est pas dû car elle n’est pas venue travailler, tout simplement.»

Les juges lèvent l’audience: leur décision sera communiquée aux parties par la poste. Contactée quelques jours après l’audience, l’avocate Julie Locca explique que beaucoup de clients se défendent tout seuls, car la présence d’un homme ou d’une femme de loi n’est pas obligatoire. Sur le verdict, elle ne dira rien et le suspense restera complet. «Aux prud’hommes, la justice peut paraître moins tranchante, car la réalité n’est jamais en noir ou blanc. C’est une justice de compromis, estime-t-elle. Je n’ai que très rarement assisté à une décision qui déboutait complètement un employé.»

D’ailleurs, parmi les magistrats qui y exercent, on compte plusieurs spécialistes de la médiation. Car les conciliations, aussi bien que les audiences classiques, comptent une grande part d’humain. Insultes et pleurs ne sont pas rares. Et parfois, de simples excuses suffisent à annuler une procédure qui traînait en longueur. Dans 99% des cas, les personnes qui sollicitent les prud’hommes ont été licenciées. Les audiences sont donc une manière de boucler la fin d’une expérience et de réparer un tort, financier ou moral.