Rute Fernandes aime bien comprendre. Elle retourne les questions, s’intéresse au sens de cette interview. Est-ce sa carrière de femme à un poste d’exécutif dans un groupe valorisé récemment à 62 milliards de dollars qui intéresse ou les difficultés qu’elle peut rencontrer à donner l’accès à de nouveaux traitements médicaux sur le sol suisse? Les deux sans doute, car ils résument sa mission. Surtout, elle le répétera à l’envi, elle «aime apprendre, en toute situation», allant jusqu’à demander qu’on corrige son français coloré d’un accent portugais, son pays natal.

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A 40 ans et des poussières, coquetterie de décideuse, elle n’a pas le vertige, mais les pieds bien ancrés dans la stratégie et l’esprit tourné vers le service aux patients.

En quatre ans seulement, vous êtes devenue General Manager pour la Suisse chez Shire. La multinationale irlandaise est le 5e employeur dans la pharma en Suisse, avec un centre de production hautement qualifié et sécurisé de plus de 600 collaborateurs sur les hauteurs de Neuchâtel. Concrètement, quel est votre rôle?

Avoir la direction d’un pays implique d’assurer aux patients l’accès aux traitements thérapeutiques, d’engager des partenariats pour expliquer la maladie et de développer la commercialisation des produits. La Suisse est très intéressante, car c’est un centre de connaissances unique dans l’industrie de la pharma. Je mets donc en place les conditions pour lancer en Suisse des thérapies innovantes dans le domaine des maladies rares.
Je coordonne les autorisations de commercialisation des traitements [par exemple pour les hémophiles, ndlr] avec la régulation du pays et l’accès au remboursement par l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS).

La Suisse a la réputation de ne pas être très ouverte aux nouveaux traitements. C’est le cas notamment pour un produit thérapeutique développé à Neuchâtel qui est commercialisé aux Etats-Unis et vient de recevoir l’approbation pour l’Europe. Mais les patients suisses n’y ont pas accès. Est-ce un cas isolé?

La Suisse a un fantastique niveau de compétences dans les nanotechnologies. Elle a paradoxalement un taux élevé de patients souffrant de maladies rares qui ne sont même pas encore diagnostiquées ou ne bénéficient pas d’un traitement adéquat.

Dans notre pays, plus d’un demi-million de patients sont atteints d’une pathologie rare et 50% sont des enfants en dessous de 5 ans, dont un tiers décédera. La Suisse a un énorme potentiel d’amélioration en termes d’urgence des diagnostics pour ces personnes qui restent tout simplement sans prise en charge.

Revenons à votre rôle de GM. Depuis février, vous avez le droit de signature comme exécutif de Shire. Que signez-vous?

Vous êtes bien renseignée… Je signe les comptes annuels, les décisions relatives à la structure suisse de Shire, les contrats avec des partenaires. J’ai la responsabilité juridique pour l’organisation suisse.

Accéder à ce niveau de responsabilités implique également des choix délicats. Récemment, vous avez paraphé le retrait d’un lot de Buccolam, une solution buccale.

Ça fait partie de mes fonctions. C’est important de comprendre très rapidement la situation et d’identifier la personne compétente pour résoudre le problème. Ce sont des périodes critiques. Nous travaillons avec la vie et il n’y a pas à hésiter au moment de retirer un produit de manière préventive. L’humain doit toujours rester au centre.

En parlant de l’humain, vous appartenez à un groupe de 24 000 employés dans le monde et chapeautez la Suisse, soit plus de 700 collaborateurs, sans compter le siège international. La pression doit être énorme, non?

Je suis responsable pour la structure locale suisse, mais je ne dirige pas tout le monde. Auparavant, je travaillais au niveau mondial chez Shire; j’étais notamment chargée de gérer les opérations commerciales pour servir toutes les franchises, ainsi que tous les pays de Shire. Etre en poste chez Shire en Suisse permet cette diversité dans le développement de sa carrière professionnelle. Concernant la taille de l’entreprise, tout dépend de sa manière de penser. Pour moi, ce n’est pas la taille, mais le but qui est important. C’est de trouver des solutions pour ceux qui ont une maladie rare.

Et la pression, comment l’évacuez-vous?

Je me ressource en passant du temps avec ma famille, mes enfants et mon mari. J’ai fait de la méditation, également, à certaines périodes très intenses. Je m’intéresse à ces techniques de relaxation aussi pour m’aider à me concentrer.

Sur votre profil, on peut lire que vous êtes une manager «très orientée solution et extrêmement positive», vous reconnaissez-vous toujours là-dedans?

Je suis passionnée, c’est vrai. J’aime apprendre et j’ai cette énergie. Je dis toujours qu’il faut apprendre à nager directement pour soi-même et ne pas attendre qu’on vous le demande.

Vous faites partie de l’association Advance Women in Swiss Business. Durant votre carrière, avez-vous ressenti des freins parce que vous êtes une femme?

J’ai la chance de travailler dans un environnement qui favorise les carrières féminines. Cela dit, j’ai aussi l’habitude de voir les difficultés comme une opportunité. Le premier conseil est de ne pas se mettre des obstacles à soi-même. Je suis attentive et j’observe les bons moments pour agir. Je pose toujours des questions, à moi-même comme aux autres. C’est mon stimulus. Le sentiment de confort dans un poste n’est pas suffisant. Au moment où il s’installe, c’est le temps de changer, à mes yeux.

Vous avez étudié et travaillé en Suisse romande à Lausanne et à Genève, ainsi qu’en Suisse alémanique. Aujourd’hui, vous êtes basée au siège de Zoug, mais venez régulièrement à Neuchâtel. Comment appréciez-vous ces deux cultures en affaires?

La réputation est quelque chose de très important dans toute la Suisse. C’est sûr que dans la pharma, les organes politiques sont plutôt en Suisse alémanique, à Bâle, Zurich et Zoug, mais il y a beaucoup de petites start-up biotechs qui sont intéressantes en Suisse romande. J’aimerais mieux les connaître.

Petit retour dans le temps: en 2015, Shire faisait une offre de rachat à Baxalta (anciennement Baxter) pour 30 milliards de dollars; celle-ci a été acceptée en 2016 pour la somme de 32 milliards de dollars. Vous étiez déjà chez Shire à cette époque. Avez-vous participé aux négociations?

Pas du tout. En revanche, je faisais partie de l’équipe internationale chargée de l’intégration des deux sociétés.

En mai dernier, Shire a accepté une offre d’acquisition du groupe pharmaceutique japonais Takeda, pour un montant de 62 milliards de dollars. Que vous inspirent ces chiffres et qu’est-ce que cela va changer?

Shire est un groupe indépendant, il a un portfolio très intéressant et travaille dans le secteur des maladies rares. C’est une excellente compagnie. On devrait en savoir plus durant le premier semestre 2019. Vous avez désormais compris que je prends ça comme une nouvelle opportunité.


Shire en chiffres

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Shire est notamment active dans les maladies génétiques, héréditaires et neurologiques.
© iStockphoto
  • 4 ans. C’est le nombre d’années depuis lequel tourne sans discontinuer l’un des processus de fabrication d’un traitement du centre de production de Shire à Neuchâtel. Ce défi implique une planification millimétrée. La raison de ce mouvement perpétuel est qu’un arrêt, même court ou partiel, casserait complètement le cycle de production des cellules. Neuchâtel a la particularité de produire la plus grosse cellule du monde.
  • 3 reprises. Le tour de force des équipes se relayant sans aucune interruption est d’autant plus étonnant qu’à l’extérieur de ces murs, l’entreprise a changé trois fois de nom et de propriétaire: Baxter, Baxalta, Shire. D’ici quelques mois, une quatrième modification de nom et de propriétaire devrait être annoncée, puisque le groupe a accepté une offre de Takeda.
  • 72. Le nombre de pays que le site de Shire Neuchâtel approvisionne.
  • 6. Les domaines de traitement englobés par Shire: hématologie, immunologie, maladies génétiques, neurologie, ophtalmologie, maladise héréditaires.
  • 7000. Estimation des types de maladies rares dans le monde, qui concernent 1 individu sur 14.