L’innovation et la transformation numérique passent pour les clés de la survie de nos entreprises. D’ailleurs, le message politique, médiatique et économique est clair. Si l’on n’innove pas, on meurt… Il faut donc innover en s’appuyant sur les outils technologiques existants tout en numérisant une partie des processus pour se projeter dans l’avenir. Dans cette longue quête faite de tâtonnements, les entreprises ne réalisent pas qu’elles se trouvent dans une position schizophrénique: elles doivent assurer le présent en capitalisant sur leur savoir-faire. Et préparer en parallèle le futur.
Le problème réside dans le fait que l’on n’aborde pas ces deux temporalités avec les mêmes méthodes, les mêmes outils et les mêmes personnes. Car oui, l’innovation est d’abord un défi social. Préparer l’avenir exige un lâcher-prise, un saut dans l’inconnu, une soif d’exploration et le goût du risque. Les cheffes et chefs d’entreprise et le management sont en première ligne de cette profonde transformation digitale. Ils doivent reprogrammer leur cerveau afin de concevoir que, à l’avenir, ils pourront faire les choses différemment.
L’innovation est avant tout un défi social
Cette gymnastique entre le présent et l’avenir est un défi crucial. Mais un mal nécessaire. Alors comment faire évoluer son management pour favoriser l’innovation et numériser son entreprise? Car les deux, finalement, vont de pair. Quels en sont les impacts sur le management? Par où commencer, avec quels outils et quelles répercussions sur l’organisation et ses méthodes de travail? Ces questions (et beaucoup d’autres), tous les patrons de PME se les posent. Aucun n’a pour l’heure trouvé de recettes miracles. Tout simplement parce qu’il n’en existe pas. L’innovation reste un long parcours du combattant que l’on mène à l’aveuglette, car le retour sur investissement n’est pas garanti. Difficile en effet d’anticiper quelque chose qui n’a pas encore émergé.
Compliqué également d’innover dans son management quand on ne s’appelle pas Nestlé, Rolex, Philip Morris, Apple ou Amazon. Les PME n’ont ni la taille, ni l’argent, ni le temps de faire leur grande révolution numérique. Pourtant, c’est possible. Plusieurs l’ont fait au prix d’un profond changement de mentalité et d’une nécessaire ouverture à d’autres acteurs comme les hautes écoles et les nombreux réseaux de soutien aux entreprises. A l’exemple de Hilti ou de Logitech. La clé du succès réside dans un inévitable processus d’acceptation et d’adaptation.
Yves Pigneur est professeur d’informatique à HEC Lausanne et coauteur, avec Alex Osterwalder, du best-seller Business Model Generation. Cet ouvrage sorti en 2010 est une méthode qui propose aux entrepreneurs un canevas de neuf blocs réunis visuellement sur une page pour structurer leur activité et se poser les bonnes questions. Erigés par ce succès planétaire au rang de «gourous du management», les deux auteurs ont remis le couvert en 2014 avec Value Proposition Design, un nouvel ouvrage très imagé qui se concentre sur la création de valeur pour le client.
Selon Yves Pigneur, l’innovation managériale se résumerait en deux mots: exploration et expérimentation. Mais comment? «Les entreprises doivent comprendre qu’elles évoluent dans deux mondes très distincts, explique le professeur. Il y a l’existant, c’est-à-dire les mandats en cours, le savoir-faire actuel qui ramène des sous et fait tourner la machine. Et puis il y a le monde de l’émergence. Celui qui va assurer le futur de l’entreprise. Mais pour préparer cet avenir, il faut tester, se tromper. C’est un saut dans l’inconnu, car les entreprises sont mal équipées. Elles n’ont pas de visibilité. Ces deux mondes ne répondent pas aux mêmes codes, aux mêmes logiques, et ne requièrent pas les mêmes techniques, ni les mêmes personnes. Ce sont deux cultures différentes qu’il faut gérer simultanément.»
Cette schizophrénie a même un nom: «la gestion ambidextre». «Pour innover, l’entreprise ne doit pas changer toute sa structure. Elle doit impérativement garder ce qui marche, insiste Yves Pigneur. C’est en maintenant l’existant qu’elle pourra se créer des poches d’exploration et prendre des risques.» Selon le professeur, si la direction générale d’une entreprise veut préparer le futur, elle doit accepter que cela sera différent. «Une fois qu’elle l’aura reconnu, elle pourra prendre des décisions. Parmi elles, la création d’un pipeline de projets dont 80% vont échouer. Elle doit tester des hypothèses, des techniques et surtout ne jamais tomber amoureuse de sa première idée.»
Adopter la culture start-up
Afin de tirer profit de ses poches d’exploration, l’entreprise doit adopter une culture start-up au sein de la grande structure. «Elle doit accepter d’y mettre des profils qui ne sont pas des bons exécutants. Elle doit accepter de jouer avec des règles différentes pour laisser la place à de nouveaux clients, de nouvelles ressources, de nouveaux partenariats. En d’autres termes, elle doit lâcher prise.» Mais comment faire coexister cette poche d’exploration avec les activités quotidiennes de l’entreprise?
«A un moment ou à un autre, les start-up doivent confronter leurs idées à la réalité, poursuit Yves Pigneur. C’est exactement pareil dans le management de l’innovation. Les explorateurs doivent sortir de leur bulle pour aller tester leurs pistes à l’extérieur de l’entreprise et convaincre la grande structure qu’il se passe des choses chouettes dans le futur. Cette démarche permet d’assurer le lien entre les deux mondes.»
L’holacratie, ce n’est pas une recette miracle que l’on applique à la lettre.
Cette ouverture à l’externe et la multiplication des projets changent en profondeur le rôle du manager. Il n’est plus là pour exécuter ou faire exécuter. Il doit reconstruire son pouvoir à l’horizontal tant pour communiquer que pour identifier les compétences, les valoriser et les organiser. Le manager 4.0 est un facilitateur. Il est le liant entre les différentes parties prenantes de l’innovation pour que l’information circule. Tous les papes du domaine vous le diront: aujourd’hui, le management se doit d’être collaboratif. Ou ne doit plus être. Un mode d’organisation naturel pour les jeunes pousses. En revanche, la démarche est beaucoup plus chaotique au sein des PME traditionnelles qui se sont construites sur un modèle vertical.
La liberté managériale, une quête difficile
Les croissances sont parfois fulgurantes. A l’instar de JNJ Automation qui, en moins de cinq ans, est passée du statut de petite entreprise familiale à celui de leader mondial. La raison? La PME fribourgeoise a fait son nid dans un marché de niche: l’automation des caves à fromage en développant une palette complète de solutions et d’outils technologiques dédiés aux soins et à la manutention des fromages, mais aussi à leur environnement de maturation. Ces machines autonomes qui badigeonnent les meules d’eau saumurée sont fabriquées en fonction des dimensions des caves d’affinage et des spécificités de chaque variété de fromage.
Du pain bénit pour les fromagers et les affineurs qui ne trouvent plus personne pour s’occuper des fromages. Les machines de JNJ Automation s’exportent jusqu’au Canada et au Japon. Pourtant, ce quasi-monopole a eu de profondes conséquences sur le management. Car JNJ Automation a dû grandir. Et très vite, en passant de 40 à 75 collaborateurs en cinq ans. Un vrai défi pour la direction générale qui a dû revoir – non sans accrocs – ses méthodes de management pour absorber cette croissance.
Avant de devenir leader mondial dans son secteur, JNJ Automation était active sur un marché national et frontalier. Nous sommes en 2007. Joël et Sébastien Jaquier ainsi que Jérôme Nicolet reprennent les rênes de l’entreprise rebaptisée JNJ Automation après le départ à la retraite du fondateur, Claude Jaquier. Pendant près d’une décennie, le trio pratique un management à l’ancienne, très hiérarchisé. Jusqu’au désir de changement. En tant qu’entrepreneur, Sébastien Jaquier fait partie du Groupement des chefs d’entreprise. Un groupement québécois qui fédère les chefs de PME francophones et les conseille.
Chaque année, ce groupe d’entraide organise le G500. Un grand raout pour échanger sur des thématiques managériales. Sébastien Jaquier s’y rend une première fois en 2016. A Montréal, le Fribourgeois est intrigué par les nombreuses questions autour de l’holacratie. Ce modèle d’organisation radical et ambitieux responsabilise les employés en supprimant la hiérarchie et les organigrammes traditionnels. Les rôles sont définis en fonction des actions à entreprendre, et partagés selon les compétences de chacun. En d’autres termes, les postes évoluent au gré des actions.
Sébastien Jaquier, qui gère alors l’administration et les aspects organisationnels de JNJ Automation, est séduit par ce modèle. Pas dans son application radicale, mais dans sa fonction responsabilisante. Reste à la mettre en pratique. De retour en terres fribourgeoises, Sébastien Jaquier prend son bâton de pèlerin et tente de mobiliser ses troupes. «Mon ambition était que JNJ Automation passe du pyramidal au responsabilisant, explique le chef d’entreprise. Je ne voulais pas appliquer à la lettre le modèle holacratique, mais trouver des méthodes à mi-chemin entre ce dont nous avions besoin et ce que nous pouvions faire.» Sébastien Jaquier se fait épauler dans sa démarche par une coach. Ensemble, ils clarifient les missions et les valeurs de l’entreprise.
Désigner des explorateurs
La révolution peut commencer. Sébastien Jaquier placarde alors une carte géante à la cafétéria. Sur une rive, il y a l’entreprise traditionnelle. De l’autre, une entreprise libérée. Entre les deux, une succession d’étapes. Parmi elles, la désignation des explorateurs. Bureau technique, équipes de production, administration, service après-vente… chaque employé doit élire la personne dans son domaine de compétence qui deviendra explorateur. Au cours de plusieurs séances, ces têtes chercheuses ont pour mission d’explorer une problématique spécifique en y répondant par des solutions innovantes. L’évaluation annuelle des collaborateurs par exemple. Mais aussi les processus de recrutement. Parce qu’ils viennent de la production, de la finance ou de la vente, les explorateurs partagent des visions différentes.
Si les séances des explorateurs tiennent leurs promesses, elles soulèvent plusieurs problèmes. «Certains employés ne se sentaient pas légitimes, se souvient Sébastien Jaquier. Notamment un collaborateur actif dans la production qui se retrouvait à devoir explorer la politique de ressources humaines de l’entreprise. Il se demandait pourquoi il devait décider à la place de son chef.» Car à l’issue des séances, les explorateurs ont pour mission de diffuser leurs trouvailles au sein de leur cercle. Cette organisation, c’est l’autre nouveauté instaurée par Sébastien Jaquier. Chaque cercle représente un champ de compétences. Il est géré par un «team leader». Une fois par semaine, chaque cercle analyse ses problématiques, les trie et les règle. Aucun de ces problèmes ne doit remonter jusqu’à la direction générale. Les cercles s’autogèrent dans leurs domaines de compétences.
Responsabiliser les troupes
Dans un premier temps, la révolution organisationnelle suscite certaines crispations auprès des chefs intermédiaires. Chez JNJ, ces derniers se sentent parfois mis à l’écart. S’ils ne peuvent plus décider, à quoi servent-ils? La direction générale est également partagée. En tant qu’initiateur du changement, Sébastien Jaquier porte le projet. Mais ses deux associés ne sont pas toujours alignés sur l’organisation. En cas de problème, ils aiment descendre dans les équipes pour mettre leur grain de sel. Pour éviter que les collaborateurs ne se sentent désécurisés par ces changements, JNJ Automation mandate la société Valeur Plus. «Nous avons aidé la direction à élaborer sa structure de gouvernance et à déterminer quand elle devait s’arrêter dans l’application du modèle holacratique», souligne Adrien Gygax.
Le responsable de département chez Valeur Plus ajoute: «JNJ a dû abandonner ce qui ne fonctionnait pas, trouver ses limites tout en formalisant ce qui marchait. C’est un grand travail de médiation entre tout le monde pour trouver le modèle organisationnel adéquat. L’holacratie, ce n’est pas une recette miracle que l’on applique à la lettre. L’expérience a démontré que pour réussir, une entreprise doit s’en inspirer et l’adapter à sa sauce.»
JNJ Automation s’est arrêtée au moment opportun dans sa transformation organisationnelle. La PME fribourgeoise a trouvé le modèle qui lui correspond. Un choix payant puisqu’elle ne cesse de grandir pour répondre plus efficacement aux besoins de ses clients en Suisse comme à l’étranger.
Des cantons expérimentent
A Zurich, Andreas Amsler est un pionnier de l’innovation. Pourtant, il hait ce terme. Un mot-valise un peu obscur qui ne veut pas dire grand-chose. «L’innovation, ce n’est pas un produit ou un concept que l’on achète pour l’appliquer à son modèle d’affaires. C’est une culture de l’expérimentation. Un état d’esprit qui se diffuse au cœur de l’entreprise et qui doit être le plus inclusif possible.» Andreas Amsler, c’est un peu le néo-Robinson Crusoé isolé sur une île innovante au sein de l’administration zurichoise. Un expert libérateur de la donnée publique qui a fait ses armes chez Liip.
Le Zurichois est aussi l’un des fondateurs en 2011 de l’association Opendata.ch qui milite pour un accès facilité aux données produites par les administrations publiques dans un format ouvert et réutilisable afin de stimuler l’émulation des chercheurs et l’innovation des entreprises. L’association a accouché d’une plateforme dédiée au sein de l’administration fédérale. Avec Genève et Bâle, l’administration publique du canton de Zurich joue les pionnières dans cette révolution de la donnée.
«Un nombre croissant de personnes au sein du canton comprennent qu’il est plus important que l’administration soit la source de l’information au lieu de se borner à cultiver du contenu sur le web pour le plaisir, souligne Andreas Amsler. Je veux dire par là que le canton a compris qu’il devait devenir un fournisseur de données et d’informations. Il ne doit plus rester statique en publiant des contenus sur son site qui ne bougeront plus pendant dix ans.» Depuis 2012, l’office cantonal pour l’administration numérique et la cyberadministration coordonnent donc les besoins numériques de la plupart des communes zurichoises via la plateforme Egovpartner.
Désormais, dans le canton de Zurich, plus personne n’est obligé de se rendre à la mairie lors d’un déménagement; quelques clics de souris suffisent. La solution fonctionne si bien qu’elle sera déployée dans toute la Suisse d’ici à la fin 2019. C’est pour accompagner ce changement que l’administration zurichoise a créé cette année une unité interne spécialisée dans les données publiques ouvertes. Sa mission est donc de veiller à ce que les données de l’administration soient librement accessibles et lisibles par machine. Et d’évangéliser la pratique au cœur des différents départements.
L’innovation, un état d’esprit qui doit être le plus inclusif possible au sein de l’entreprise.
Au sein de cette nouvelle unité, Andreas Amsler joue les explorateurs. «Mon travail consiste entre autres à expérimenter l’usage et la réutilisation des données pour obtenir des retours et améliorer le fonctionnement de l’administration. Il s’agit de savoir ce que nous pourrions faire différemment.» Pas facile de changer les modes de fonctionnement d’une administration. «Afin d’avoir le maximum d’impact, nous avons intégré ce projet au cœur de l’organisation. C’est la meilleure manière pour déterminer où pourrait s’inscrire notre projet, avec qui, pour qui. Notre but n’était pas de bâtir un îlot au sein de l’administration, mais de mener un projet le plus inclusif possible entre les différents départements qui n’ont pas l’habitude de collaborer sur des projets.»
L’objectif d’Andreas Amsler est de construire l’architecture d’entreprise qui va permettre en interne de favoriser cette collaboration. Le but étant d’innover pour répondre aux attentes de la population: «Quel est le rôle d’une administration publique? Quels services pouvons-nous offrir à l’externe comme à l’interne? Voilà le but, explique Andreas Amsler. Mais pour l’atteindre, il fait tester, mener des projets. Ce changement de culture impacte beaucoup le management. La mission d’un chef de département est désormais d’offrir aux collaborateurs de l’espace en termes de temps et de budget pour expérimenter en dehors des circuits balisés.»
Réinventer les règles du jeu en interne
Pour une entreprise – peu importe sa taille –, l’enjeu derrière l’innovation et sa transformation numérique reste la pérennité. Mais à l’ère où les chefs d’entreprise sont abreuvés de concepts managériaux novateurs et dans un monde rempli d’imitateurs, que peuvent-ils faire pour que leur entreprise n’applique pas les mêmes recettes que la concurrence pour rester au sommet? C’est l’une des nombreuses interrogations du professeur Howard Yu.
Cet ancien banquier de Hongkong est un expert reconnu dans le domaine de l’innovation et de la rupture d’entreprise. A 39 ans, il est aussi professeur de management et d’innovation à l’IMD Business School. Dans son dernier livre LEAP: How to Thrive in a World Where Everything Can Be Copied, Howard Yu souligne que la maîtrise (ou la copie) d’un savoir-faire n’est plus suffisante pour assurer la survie d’une entreprise.
Le professeur de l’IMD s’appuie sur les études de success-stories et d’échecs cuisants pour soutenir que seules perdureront les entreprises capables de se réinventer car elles ont su sauter d’une discipline à l’autre. «La seule façon de rester au sommet tout en se réinventant et tout en repoussant les imitateurs, c’est de développer et d’intégrer de nouvelles disciplines au cœur de l’entreprise. Cette dernière doit réinventer les règles du jeu en interne, explique Howard Yu. L’entreprise doit faire ce travail d’introspection pour déterminer qui elle est et quelle est sa trajectoire. Elle doit aussi acquérir et cultiver de nouvelles disciplines, mais aussi tirer parti des changements sismiques du marché. Enfin, elle doit expérimenter ses idées et se plonger en profondeur dans l’exécution.» Autrement, elle prend le risque de finir à terme comme Nokia, Kodak ou BlackBerry (lire encadré p.51).
«L’argent n’est pas important. Faisons-le!»
Très bien. Mais comment? «L’enjeu n’est pas le même si l’on se trouve à l’échelle du management intermédiaire ou à la tête de l’entreprise, précise Howard Yu. Un CEO doit intégrer le fait qu’il doit manager deux mondes radicalement différents. Il doit insuffler de la culture start-up et donner de la liberté aux collaborateurs pour explorer l’avenir. En même temps, il doit continuer à gagner de l’argent pour assurer son train de vie. Pour les PME, cela implique d’explorer tous les partenariats stratégiques possibles. Avec des hautes écoles, des laboratoires, d’autres entreprises. C’est important, car la manière de penser l’innovation diffère de la manière dont on l’organise.»
Howard Yu souligne qu’il incombe souvent aux chefs d’entreprise de prendre des décisions audacieuses qui faciliteront l’innovation. «Les PDG doivent avoir le courage de risquer leur carrière en se retroussant les manches. Ils doivent pouvoir dire: «L’argent n’est pas important. Faisons-le!» Le professeur de l’IMD reconnaît que les managers audacieux supportent une pression folle. «Ils doivent avoir un pied dans chaque monde. Mais ces derniers ne se mesurent pas avec les mêmes indicateurs et pas avec les mêmes personnes. Cela implique une intense curiosité de la part des managers. Ils doivent prendre de la hauteur en explorant au-delà de leur secteur d’activité.» Un vrai défi, mais le gage de voir l’avenir.
Quand les échecs de BlackBerry, Nokia et Kodak deviennent des cas d’école
Ces ex-fleurons technologiques ont péché par leur aveuglement face aux changements en cours et leur excès de confiance.
Rien n’est jamais acquis. C’est peu ou prou la leçon tirée par BlackBerry, Nokia et Kodak. Trois agonies entrepreneuriales emblématiques qui prouvent que le mantra «innove ou meurs» n’est pas juste une expression toute faite. D’ailleurs, les échecs cuisants de ces ex-fleurons technologiques sont devenus des cas d’école à ne pas suivre. La faute à une succession d’erreurs et à un aveuglement face aux profonds changements à venir dans leur secteur. A l’instar de Nokia. Au tournant des années 2000, l’entreprise finlandaise est leader mondial de la téléphonie mobile. Elle génère beaucoup de bénéfices. Les actionnaires sont ravis. Nokia se sent indétrônable.
Ne jamais céder à l’excès de confiance. Sûre de son coup, Nokia n’a pas vu l’arrivée des géants technologiques californiens. Cette concurrence mise sur la connectivité. L’avenir de la communication se niche dans la donnée et non dans la voix. L’entreprise finlandaise ne croit pas non plus au potentiel de l’écran tactile. Elle n’a pas su non plus fixer une stratégie claire en matière de système d’exploitation. Nokia se focalise sur le matériel alors que la concurrence mise sur le logiciel. Erreur fatale. En 2013, la division matériel de Nokia est acquise par Microsoft. Ce rachat met un terme au règne de Nokia.
Rim, la société fondatrice de BlackBerry, a elle aussi sous-estimé la capacité de nuisance des géants californiens. Best-seller auprès des hommes d’affaires jusqu’au début des années 2000, BlackBerry n’a pas vu les habitudes changer. Comme Nokia, l’entreprise canadienne ne croit pas au tactile et mise sur ce qui l’a rendue si populaire: son clavier et son système de réception des e-mails. BlackBerry tente de réagir, mais il est déjà trop tard. L’entreprise fait la course en queue de peloton. Parfois, les chutes vertigineuses sont aussi l’occasion de rebondir. Kodak pourrait en être l’exemple.
Après avoir été le leader mondial de la photographie argentique, Kodak n’a pas vu passer le train du numérique ou n’a pas su sauter dedans. Le 19 janvier 2012, l’entreprise américaine dépose le bilan et entame dix-huit mois de restructuration. Après avoir fermé 13 usines, Kodak remonte la pente avec 8500 employés et se spécialise dans les services d’impression aux entreprises. En janvier 2018, Kodak négocie un virage stratégique spectaculaire en annonçant la création de sa propre cryptomonnaie: le KodakCoin. La nouvelle surprend, mais suscite l’enthousiasme des marchés financiers. Le titre de Kodak triple en trois jours. Le temps de la photographie argentique est définitivement bien loin.
«Il n’y a aucune garantie sur les moyens, considérables, consacrés à l’innovation»
Le spatial n’échappe pas au phénomène d’industrialisation. Directrice générale d’APCO Technologies, Aude Pugin investit beaucoup dans l’innovation technologique et des processus pour préparer l’avenir.
Dans la zone industrielle d’Aigle, la septième halle de production de la société APCO Technologies vient de sortir de terre. D’ici peu, elle sera l’écrin 4.0 qui va permettre à la PME active dans l’industrie spatiale de produire les attaches hautes et basses des fusées d’appoint du lanceur européen Ariane 6, notamment des pièces en aluminium pesant près d’une tonne pour 2,5 mètres de haut. Le spatial, comme d’autres secteurs, n’échappe pas au phénomène d’industrialisation.
C’est du moins le choix stratégique d’Aude Pugin (photo en ouverture), directrice générale d’APCO Technologies et nouvelle présidente de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI). «Nous investissons beaucoup dans l’innovation technologique et dans de nouveaux processus pour préparer l’avenir. Longtemps, nous avons été dans le sur-mesure. Désormais, nous cherchons à standardiser nos savoir-faire pour rester compétitifs, explique-t-elle. Cela implique dans certains cas de baisser nos coûts de production et d’augmenter la cadence.»
Toute l’Europe prépare le nouveau lanceur Ariane 6, dont le tir inaugural est prévu en 2020. Le but est de diviser le prix par deux face au lanceur produit par SpaceX, la société d’Elon Musk. APCO Technologies fait bien sûr partie de l’aventure. A la suite du premier lancement d’Ariane 6, il est prévu à terme une cadence de onze lanceurs par année. «Pour nous, cela représente plus d’une centaine d’équipements à produire», détaille Aude Pugin, soit des milliers de pièces.
Cette évolution a eu des impacts sur le management et l’organisation d’APCO Technologies, notamment dans la mise en place de collaborations avec un réseau d’experts externes. «Nous avons mis en place une gestion de production assistée par ordinateur en plus de notre système de gestion de projets. Chaque pièce produite chez nous doit pouvoir être tracée pendant toute sa durée de vie. C’est un gage de transparence et de qualité pour nos clients et c’est cette même démarche d’excellence que nous exigeons de nos sous-traitants.» En parallèle à cette nouvelle production d’envergure dans le domaine des lanceurs, APCO Technologies œuvre à standardiser sa production satellitaire afin d’être capable de produire en plus grande série des gros comme des petits satellites.
«En tant qu’entreprise familiale, nous avons une vision à long terme. Nous devons nous adapter aux mutations en cours du marché, tout en assurant le présent, explique Aude Pugin. C’est un défi de gérer ces deux temporalités. Aujourd’hui, les moyens consacrés à l’innovation sont considérables. Mais il n’y a pas de garantie de succès. L’innovation suppose aussi de s’assurer qu’un concurrent ne fasse pas la même chose que vous et que votre innovation a un marché. Pour garantir ces deux conditions, la coopération dans le cadre de programmes européens de recherche et les partenariats public-privé sont très bénéfiques. Il n’y a que les grandes entreprises qui ont les moyens d’innover seules», conclut Aude Pugin.
«Quand on est une petite PME, il faut s’appuyer sur les savoirs externes»
A la tête de la société familiale Valentine Fabrique, Christophe Paris a scellé une multitude de partenariats avec les organismes d’aide aux entreprises.
A 39 ans pour encore quelques jours, Christophe Paris s’apprête à passer un cap important; celui de la quarantaine. Du haut de ses deux mètres, le directeur général de Valentine Fabrique, spécialisée dans la fabrication de friteuses professionnelles et de cuiseurs à pâtes, en a vu d’autres. A la tête de cette PME familiale de Romanel-sur-Morges depuis 2011, Christophe Paris a sauté à pieds joints dans l’innovation il y a deux ans. «Nous sommes une petite entreprise de 30 collaborateurs. Je me suis rendu compte que les PME familiales sont parfois perçues comme statiques. J’avais envie d’avancer en insufflant de l’innovation à nos produits.»
Créée en 1953 par le grand-père de Christophe Paris, Valentine Fabrique exporte près de 80% de sa production dans toute l’Europe, dont la France et l’Espagne. Alors que la production est 100% helvète. En 2016, le petit-fils du fondateur décide donc de bouger les lignes. Le déclic vient d’une étude de satisfaction des clients: «Tous nous demandaient d’être beaucoup plus innovants. On a donc trouvé des idées pour produire des friteuses plus saines et plus écologiques en termes de consommation d’huile.» Pour mener ses expériences, Valentine Fabrique inaugure un petit laboratoire interne pour expérimenter et tester ses idées.
Sauf que Christophe Paris n’a pas fait cela tout seul. «Nous sommes une petite entreprise. Comme pour d’autres PME de notre taille, il est difficile d’investir 100 000 ou 200 000 francs dans de l’innovation.» Christophe Paris a donc scellé une multitude de partenariats avec les organismes d’aide aux entreprises comme Innovaud, le réseau Platinn, l’EPFL ou Innokick. Ce programme de master de la HES-SO permet aux étudiants de s’immerger dans la réalité d’une PME. Tous ces acteurs externes épaulent Valentine Fabrique dans son innovation. «Ils sont présents à chaque séance stratégique. Ils collaborent avec mes ingénieurs. C’est très positif.»
Cette ouverture a bien sûr eu des effets sur les collaborateurs. «Elle a créé du dynamisme en permettant de multiplier les projets. Plusieurs collaborateurs ont pris l’initiative de lancer des pistes de réflexion pour mener des projets parce qu’ils savent qu’ils peuvent s’appuyer sur ce réseau externe. Les multinationales ne sont pas les seules à pouvoir innover. Pour des petites PME comme nous, il est crucial de pouvoir profiter du vivier de compétences qui existe dans la région.»
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