«L’horlogerie est dans une aberration marketing. Ce secteur s’intéresse encore à la marque et non pas à la cible, lance Johan Delpuech, CEO de Sid Lee Paris, une agence internationale chargée des campagnes Nike, Spotify, North Face ou encore Chanel. Or, les jeunes représentent 55% de la population mondiale. La première question qu’ils posent est: ‘Qu’est-ce que vous me proposez?’ Les marques doivent passer du statut d’autorité à une image de proximité.»
Le discours de Johan Delpuech se veut incisif. Le publicitaire l’étaie avec des exemples forts et rappelle qu’auparavant, Nike, c’était Ronaldo, soit une icône de la réussite qui peut paraître inaccessible. «C’est voué à disparaître, poursuit-il. Maintenant, on communique sur le foot de rue avec Mbappé qui s’implique personnellement. Nike a créé des documentaires sur le foot de rue qui figurent dans le top 10 des films les plus regardés sur Netflix. On y voit même des gosses portant des t-shirts de concurrents comme Adidas et Puma. Car les jeunes portent aussi ces marques et le message se veut sincère.»
Hyper-local et global
Nike a financé un terrain à Bondy, dans la banlieue parisienne, pour des équipes de foot du quartier. «La question centrale pour une marque, aujourd’hui, est de savoir ce qu’elle apporte à l’environnement de ses fans», poursuit le dirigeant. Certes, construire un stade lui a coûté 100 000 euros, mais au final, la somme est inférieure à ce que coûtent certaines campagnes ou des dîners de prestige avec des influenceurs. «Il faut sortir de cette mode d’égéries sur papier glacé», expose le corrosif président de Sid Lee.
Alors que Cartier annonçait en 2018 que les millennials représentaient 43% de ses ventes dans le monde et jusqu’à 50% en Chine, une autre griffe lorgne ouvertement cette génération: Gucci. Cette dernière affichait une croissance de ses ventes de 45% en 2017. Pour jouer la carte de la proximité émotionnelle, la maison italienne a ouvert un shop à Harlem et engagé le tailleur Dapper Dan, fan inconditionnel des marques qui aime coudre leur logo sur ses créations. Méprisé et traîné en justice par celles-ci dans les années 1990, il a été contacté par Gucci, qui en a fait son allié, car qui mieux qu’un vrai fan peut comprendre une marque? Ce virage de Gucci dénote aussi un recentrage à la fois vers l’hyper-local et vers le global, un trait cher à une génération connectée très voyageuse.
«Les marques horlogères doivent valoriser leur origine, car bientôt la Chine sera capable d’imiter toutes les technologies, poursuit le directeur de Sid Lee. Que restera-t-il alors si elles n’ont pas dit qu’elles sont de La Chaux-de-Fonds ou de la vallée de Joux? Ça va au-delà du ‘Swiss made’. Il faut montrer que vous êtes ancrés localement. On n’est plus dans du ‘made in’, mais dans du ‘made of’.»
Le codes de communication ont changé avec les réseaux sociaux.
Rabâcher des discours sur le prestige et le luxe laisse les millennials insensibles. La jeune génération veut participer à une expérience singulière, être proactive via des interfaces toujours plus nombreuses. Jean-Pascal Perret, vice-président de la communication d’Omega, le souligne: «Les codes pour communiquer ont changé et, avec les réseaux sociaux, on atteint les consommateurs de manière plus directe et plus rapide. Nous, les marques, nous avons dû nous adapter et entrer dans cette hyper-connectivité. Mais le message de fond doit être sincère. On est une communauté sociale avant d’être une communauté digitale. Le succès de l’expérience Speedy Tuesday 1 et 2 (vente d’une série limitée en 4h15, avec un chiffre d’affaires de plus de 12 millions de francs, puis en 1h53 pour la seconde opération, ndlr) a été possible parce que nous avons une communauté d’initiés, qui suivent Omega depuis de nombreuses années, et parce que notre histoire est authentique.»
Capter l’attention des «digital natives» via des témoignages, des expériences ou des propositions de cocréations, telle est la ligne aujourd’hui. Raison pour laquelle toutes les entreprises horlogères se lancent dans le marketing 4.0, tentant d’atteindre leur jeune public sur Instagram, Twitter et autres réseaux sociaux, mais parfois sans vraiment avoir de recul.
Rester authentique
«Les marques dopent leur chiffre d’affaires en ciblant les millennials, c’est le cas de Gucci qui revient en force, rappelle une consultante en marketing horloger ayant œuvré précédemment chez Gucci, Bulgari et Burberry, qui préfère rester anonyme. Pour atteindre la génération connectée, toutes veulent véhiculer du sens et de l’expérience. Prenez Baume Watches, du groupe Richemont, qui tend à séduire les jeunes avec tous les codes de l’écologie, du fun et un renforcement des ventes sur internet. D’autres, tels que Vacheron Constantin, en perte de vitesse, se présentent désormais avec des témoignages de groupes de rock sur Abbey Road. Pas sûr que ça marche, car il y a un manque d’authenticité.»
Les exemples sont nombreux. Panerai a longtemps misé sur une image de nautisme «old style» et souhaite se relancer avec les codes des millennials. La marque italienne a engagé Mike Horn comme égérie, un quinqua qui joue dans des téléréalités. Ou comment faire du jeune avec du vieux, souffle-t-on en coulisses.
«Il est intéressant de voir à quel point l’horlogerie n’engage plus que des spécialistes du marketing digital, sans même parfois avoir de stratégie marketing dernière. Rappelons pourtant que le volume d’achats sur internet est inférieur à 10%», observe la consultante en marketing horloger. Selon une récente étude de Deloitte, le développement des canaux numériques est la priorité des marques horlogères en 2019, alors que 70% des acheteurs de montres dans le monde privilégient encore le canal offline. Par ailleurs, plusieurs enquêtes montrent que les millennials demandent à être traités comme de vrais clients, appréciant les présentations en showroom et utilisant les réseaux sociaux surtout pour comparer les produits.
Paradoxe ou anticipation? Quoi qu’il en soit, les groupes horlogers tentent de s’adapter au mieux. «Les nouvelles générations sont exigeantes, elles n’achètent plus seulement des marques, mais des produits d’entreprises avec une réelle épaisseur, qui ont une éthique, de vraies personnes et pensent à demain», martèle Johan Delpuech.
On voit apparaître une communication sur le marché de deuxième main.
Une autre tendance apparaît dans le sillon de la génération Y, celle du marché seconde main, qui intéresse également de plus en plus les marques. WatchBox, le leader de l’horlogerie de luxe de seconde main, a d’ailleurs implanté sa première antenne suisse à Neuchâtel l’automne dernier. «Le millennial n’attend plus des années pour s’acheter l’objet convoité, il fonce et lorsqu’il se lasse ou qu’il convoite un autre objet de luxe, il le revend. On commence à voir apparaître une communication des marques sur le marché de deuxième main. Patek, par exemple, se revendrait très bien», s’amuse Frédéric Layani, directeur marketing de Corum.
Séduire aussi les parents
Pic ou réalité, ce constat montre l’importance de travailler sur la fidélisation. «On grandit avec nos clients et ceux-ci ont un prix, poursuit Frédéric Layani. Venant de Nespresso, j’avais l’habitude de très bien savoir combien coûte un client à la société. Cette question n’existe pas ou peu dans l’horlogerie de luxe. Pourtant, la fidélisation est un des meilleurs vecteurs publicitaires et ça commence chez les jeunes.»
La campagne Patagonia, «N’achetez pas cette veste si vous avez déjà une Patagonia, mais parlez-en ou prêtez-la à vos potes», en est un parfait exemple. Johan Delpuech évoque aussi l’action HondaNextDoor: «La force de persuasion la plus grande est celle de ceux qui utilisent réellement le produit. Honda a sélectionné des passionnés et organisé des événements filmés dans leur propre garage, pour qu’ils parlent de leur voiture. C’est vers ce genre de relais que l’horlogerie doit tendre pour capter les moins de 30 ans, car communiquer sur des valeurs inaccessibles pour créer du désir est désormais révolu.»
Enfin, séduire le millennial, c’est titiller aussi ses parents. Selon une publication de la London School of Economics intitulée «Millennials: heroes or headaches» (sic), les caractéristiques de la génération connectée sont désormais imitées par ses géniteurs, impliquant une accélération des changements de consommation. D’où l’intérêt de scruter leurs comportements.