«Un matin, j’ai décidé de quitter mon appartement zurichois. Rétrospectivement, cela a été une très bonne décision qui m’a libéré de nombreuses contraintes.» Cédric Waldburger, devenu nomade digital depuis septembre 2016, partage régulièrement ses conseils pour mener une vie de globe-trotteur tout en restant performant (lire encadré). Le premier déclic a lieu en 2012 quand le jeune ingénieur informatique quitte, après seulement quatre mois, une célèbre banque d’investissement américaine: «J’ai terminé mon projet et je suis parti. Pendant les semaines suivantes, je me suis demandé ce qui me rendait réellement heureux. C’est ainsi que je me suis investi pleinement dans les start-up, un domaine qui me passionne depuis l’âge de 14 ans.»
Comme Cédric Waldburger, un nombre croissant d’employés remettent en cause les modalités habituelles du salariat: «D’après notre dernière étude mondiale, 63% des personnes en recherche active d’emploi considèrent qu’elles n’ont pas besoin d’être assises derrière un bureau pour effectuer leurs tâches et 87% d’entre elles sont prêtes à occuper une forme d’emploi différente du plein-temps salarié, confirme Romain Hofer, responsable marketing et communication chez Manpower Suisse. Cette demande de flexibilité sur son lieu de travail, que ce soit dans ses horaires ou dans les types de projets à gérer, est en très forte augmentation, et toutes les générations sont concernées.»
Signe de cette évolution, la pratique du travail à distance, autrefois perçue avec méfiance, s’est en quelques années largement diffusée dans les entreprises suisses. Selon une étude de la Haute Ecole de psychologie appliquée d’Olten publiée en 2016, elle concerne à des degrés divers 38% de la population active suisse, soit 1,8 million de personnes. «Ce bouleversement est lié aux effets combinés de la globalisation, des innovations technologiques comme l’arrivée de l’internet à très haut débit et des outils de collaboration en ligne, et aussi des évolutions démographiques. Les nouvelles générations aspirent à trouver un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle», analyse Romain Hofer, qui note toutefois que ces formes d’organisation du travail plus flexibles ne sont pas adaptées à tous les travailleurs.
Un long temps de préparation nécessaire
Peu de recherches portent spécifiquement sur le nomadisme digital et le nombre exact de ses adeptes. «J’estime que plusieurs milliers de Suisses sont des nomades digitaux à temps plein, déclare Lorenz Ramseyer, expert du travail à distance et président de l’association Digitale Nomaden Schweiz. L’intérêt est très fort, notamment de la part des générations X et Y, mais beaucoup ont peur de perdre la sécurité de l’emploi qu’ils ont actuellement.»
«Le nomadisme digital est un style de vie, pas une profession», mettent en garde Sandro Alvarez et Gabriella Hummel, un couple originaire de Zurich qui vient de passer près de trois années sur la route (lire encadré). En effet, choisir aléatoirement un métier qui peut s’effectuer à distance par amour du voyage n’est pas gage de réussite. Les compétences acquises précédemment et le réseau professionnel sont des ressources clés pour élaborer son projet et pour réussir sa transition. «Les candidats oublient souvent qu’un long temps de préparation est nécessaire dans leur profession traditionnelle pour finalement pouvoir travailler comme nomade digital», observe Lorenz Ramseyer.
Majoritairement, les néonomades changent de statut pour devenir indépendants ou entrepreneurs. Mais il est possible de conjuguer l’itinérance avec un poste salarié, notamment pour des professions recherchées et très qualifiées comme programmeur informatique ou développeur web. «Les entreprises commencent à tester de nouvelles formes de collaboration, par exemple certaines équipes passent périodiquement plusieurs semaines ensemble sur une île et travaillent à distance le reste du temps», affirme Lorenz Ramseyer.
Un atout aussi pour les PME
Ces expérimentations concernent d’abord de grands groupes, mais un changement de culture d’entreprise peut aussi se révéler bénéfique pour les structures plus petites. «Le travail en réseau et à distance a un énorme avantage pour les PME, note Romain Hofer. La flexibilisation du lieu de travail et des horaires est une véritable opportunité pour aller chercher les compétences là où elles se trouvent alors que les PME ne peuvent se permettre d’engager un spécialiste pour chaque domaine d’activité.»
On retrouve parmi les travailleurs nomades une grande diversité de profils allant du marketing digital à la traduction, au journalisme, à l’e-commerce, au graphisme et à la formation en ligne. Pour l’instant, ce sont principalement les métiers du secteur tertiaire qui sont concernés, mais d’autres professions pourraient bientôt être touchées grâce aux avancées technologiques.
Le degré de nomadisme est aussi variable, entre ceux qui partent quelques semaines de temps en temps et ceux qui sont constamment en mouvement. Beaucoup ne larguent pas totalement les amarres et gardent une base en Suisse. «C’est clairement plus coûteux, mais c’est un choix que j’assume car j’ai ma famille, mes amis et mon réseau autour de Genève», remarque l’entrepreneuse Gabrielle Lods (lire encadré). «Pour réduire ses frais, il est possible de sous-louer son appartement en Suisse ou de choisir une destination où le logement est bon marché», note pour sa part la traductrice nomade Xenia Schwaller.
La différence entre le coût de la vie sur place et celui en Suisse est un facteur crucial pour le lieu de séjour, suivie par la situation sécuritaire, la rapidité de la connexion internet et bien sûr l’attractivité: beauté, climat, proximité du littoral ou de montagnes.
Certaines villes qui réunissent plusieurs de ces critères et proposent des espaces de coworking ou de «coliving» sont devenues des hubs pour les nomades digitaux: Chiang Mai en Thaïlande, Canggu à Bali, Medellin en Colombie ou encore Tarifa en Espagne. Dans le top 10 du palmarès du site Nomadlist.com s’invitent aussi des métropoles d’Europe de l’Est comme Budapest, Belgrade et Sofia. Dans ces villes se créent de nouvelles communautés de travailleurs nomades qui partagent des informations, s’entraident, participent aux mêmes activités sportives ou festives. Cette mise en réseau facilite les rencontres.
La solitude, problème numéro 1 des nomades digitaux
D’après une étude publiée en 2018 sur le site de l’application And.co qui assiste les free-lances, la solitude est un des problèmes majeurs que rencontrent les nomades digitaux, suivie du surmenage et de la difficulté de séparer vie personnelle et vie professionnelle. «En voyageant, on peut vite se retrouver à bosser à n’importe quelle heure et n’importe où, ce n’est pas toujours sain, témoigne Gabrielle Lods. On passe aussi pas mal de temps à organiser les vols, les hôtels ou Airbnb, trouver du bon wi-fi…» Outre la logistique, les forums en ligne regorgent de questions portant sur les taxes, la protection sociale ou diverses questions administratives.
Etre nomade digital, c’est souvent ne rentrer dans aucune case, batailler avec la bureaucratie de son pays d’origine et susciter un mélange d’admiration et d’incompréhension de la part de ses proches et de l’écrasante majorité des sédentaires.
Cédric Waldburger : «Etre plus libre et plus heureux!»
Investisseur et entrepreneur, Cédric Waldburger, 31 ans, voyage très fréquemment depuis ses longs séjours à New York et à Hongkong en 2010 et 2011. En 2014, il crée Tenderloin Ventures, un fonds d’investissement dédié aux start-up. «J’ai pu m’immerger dans le monde des start-up en suivant plusieurs entreprises à la fois et celles-ci étaient localisées dans de nombreux pays.» En 2016, il rend les clés de son appartement zurichois et se débarrasse de tous ses biens superflus pour finalement établir une liste de 64 objets essentiels qu’il transporte avec lui dans un sac à dos de 26 litres. «Le minimalisme n’est pas une fin en soi, c’est un outil pour être plus libre et plus heureux!»
Entre 2015 et 2018, il prend environ 120 vols par an, passant en moyenne trois jours et demi dans chaque ville. «Je l’ai fait car c’était nécessaire pour bien collaborer alors que les entreprises en étaient à leurs débuts, mais il y a aussi des inconvénients comme l’impact écologique ou l’accumulation des décalages horaires.» Les start-up ayant pris leur envol, l’entrepreneur originaire du canton de Saint-Gall a décidé de ralentir la cadence cette année. «Je ne me focalise plus que sur quelques projets, donc je voyage moins. C’est comme pour la liste des choses que je possède, les déplacements sont seulement un outil pour être plus efficace et productif.»
Il dépense toujours entre 2500 et 5000 francs par mois pour ses frais de voyage: «En général, je prends des vols et des hébergements bon marché.» Entre deux voyages d’affaires, Cédric s’autorise aussi des aventures plus personnelles: «Tous les deux ans, je m’offre deux semaines de détox numérique en allant dans un endroit reculé. Récemment, je me suis rendu au Népal avec un ami pour faire du parapente, de la randonnée et camper dans les montagnes.» Mais le jeune entrepreneur le reconnaît, cette vie trépidante, faite de voyages et de rencontres passionnantes, a un prix: «Il faut beaucoup de discipline. Je fais de l’exercice chaque jour sans exception. Pour les horaires de travail aussi, je me force à être productif même quand je suis fatigué à cause du décalage horaire.»
Sandro Alvarez et Gabriella Hummel: «Des projets plutôt que des mandats»
Gabriella Hummel, 29 ans, et Sandro Alvarez, 39 ans, ont passé exactement 1000 jours sur la route entre leur départ de Suisse en juillet 2016 et leur retour à Zurich en avril dernier, 1000 jours durant lesquels ils ont traversé les Amériques en van, de Seattle à Ushuaia. «Le déclencheur a été le fait que Gabriella n’était pas heureuse après avoir terminé ses études trois ans auparavant. L’avenir ressemblait à une impasse: un emploi à plein temps, un appartement, et après?»
Sur la route, ils partagent leur quotidien sur Instagram, où les photos de leur vieux van Volkswagen dans des décors de rêve deviennent vite très populaires. Leur budget mensuel pour ce long périple a été d’environ 1000 francs par personne: «Cela couvre aussi les réparations mécaniques, les vols en avion, l’assurance maladie pour le voyage et celle du véhicule. Suivant le pays, nous avons dépensé entre 20 et 30 dollars par jour pour l’emplacement, la nourriture et l’essence.»
Nomades digitaux, ils le sont devenus après quelques mois de pur voyage en reprenant le travail comme free-lances dans leurs domaines respectifs (le journalisme pour Gabriella et le marketing digital pour Sandro) avant de créer en janvier 2018 une agence de communication: Büro Luz. Leurs clients sont basés en Suisse et sont actifs dans le domaine des médias, du voyage, du développement durable ou de l’alimentation. «Ils proviennent principalement de notre réseau, mais certains clients nous trouvent aussi grâce aux médias sociaux ou aux articles de presse qui parlent de notre aventure.»
Etre indépendants et nomades leur a permis de trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et aspirations personnelles. «Nous travaillons sur des projets plutôt que sur des mandats récurrents. C’est bien plus facile pour planifier. Si nous avons un gros projet, nous restons plusieurs semaines dans un endroit avec une bonne connexion internet. Quand nous avons moins de travail, nous reprenons la route et passons plus de temps à l’extérieur.»
Gabriella et Sandro ont raconté leur expérience dans un e-book disponible en anglais et en allemand sur leur site. Pour eux, le bilan de ces 1000 jours sur la route est largement positif, également au niveau financier: «Nous n’avons rien sacrifié, et même, comme nous dépensons moins pour des choses secondaires, nous pouvons économiser plus d’argent.» En novembre, ils repartiront en Amérique latine pour retrouver leur van et leur vie itinérante.
Gabrielle Lods: «Gérer mon temps comme je l’entends»
«La joie d’être nomade digitale, c’est de pouvoir gérer mon temps et mes priorités absolument comme je l’entends. S’il y a du vent, je vais faire du kitesurf; si les conditions sont bonnes, je m’envole en parapente, résume Gabrielle Lods, 34 ans, entrepreneuse et passionnée de glisse. Je voulais pouvoir aller naviguer où et quand je le souhaitais! Cela a été une motivation importante pour devenir nomade en 2015.»
Auparavant, Gabrielle travaillait dans le domaine du développement durable chez Toyota Europe à Bruxelles, puis chez DuPont à Genève. En 2015, elle change de mode de vie tout en créant son activité: Green Condom Club, une marque de préservatifs éthiques et écologiques vendus en ligne. «C’était essentiel pour moi d’avoir ma boîte avant de devenir nomade digitale, c’est pour cela que j’ai attendu d’avoir un business qui roule pour pouvoir bouger. Les bons mois, je gagne 4000 francs, les mauvais, je ne gagne rien mais, heureusement, le nombre de bons mois augmente! Ce que j’ai dû sacrifier, ce n’est pas tant au niveau financier, mais plutôt un rythme de vie pépère et certaines relations sociales qui n’ont pas résisté à l’épreuve de la distance.»
Pendant les deux premières années, Gabrielle conserve un travail à distance à temps partiel en tant que rédactrice de contenus pour la start-up belge Elium. Elle partage son temps entre les voyages et Genève. «J’ai besoin de garder une attache, un appartement et vu que je gère un business produit, il y a pas mal de choses à organiser physiquement, et l’administration suisse n’est pas faite pour les gens qui voyagent souvent! Je continue de cotiser à l’AVS et j’ai aussi toujours mon assurance maladie suisse. Comme je suis à l’étranger entre quatre et six mois par année, cela n’a pas vraiment de sens de sortir du système.»
Après une année 2018 difficile, marquée par un accident de parapente, Gabrielle entend se consacrer pleinement au développement de son entreprise tout en effectuant à nouveau de longs séjours à l’étranger: la Norvège et le Cap-Vert sont au programme des prochains mois.
Xenia Schwaller: «J’ai pu conserver mon métier pour réaliser ce projet»
Longtemps traductrice salariée dans une banque privée, à temps plein puis à temps partiel, Xenia Schwaller, 41 ans, a sauté le pas en 2014 pour devenir 100% free-lance et nomade digitale. «J’ai toujours eu envie de vivre à l’étranger, mais il m’a d’abord fallu comprendre que je pouvais conserver mon métier pour réaliser ce projet et qu’il me suffisait de changer de statut pour être indépendante.»
Direction les Canaries où la Genevoise avait déjà passé des vacances en 2012 et avait apprécié les longues marches au bord de l’eau. «L’océan est pour moi une source d’énergie, d’équilibre et d’inspiration. Un changement de décor est nécessaire pour les nombreuses professions qui, comme la mienne, consistent essentiellement à travailler dans un bureau, devant un écran d’ordinateur. Le voyage, la découverte d’une autre culture et la nécessaire adaptation au nouvel environnement aiguisent l’esprit.»
Essai réussi, la traductrice est depuis retournée à plusieurs reprises aux Canaries, son budget mensuel variant entre 1100 et 3000 francs. Elle s’épanouit dans ce nouveau mode de vie itinérant tout en gardant une base en Suisse – à Genève et depuis peu à Zurich – où elle passe la majorité de l’année. Xenia se reconnaît dans une pratique douce du voyage et préfère prendre le temps de bien connaître chaque destination, où elle reste en moyenne trois mois. Elle a séjourné en Grèce, en Angleterre, au Portugal et en Espagne. A l’étranger, Xenia aime fréquenter les espaces de coworking et les retraites entre nomades digitaux pour faire des rencontres et développer de nouvelles compétences professionnelles.
Elle partage son expérience depuis 2017 sur Auxbonheursnomades.ch, dont la phrase d’accroche est «Une autre vie est possible», même si tout n’a pas changé pour elle: «D’un point de vue administratif, le fait d’être nomade digitale n’a eu aucune incidence, je cotise toujours à l’AVS et à l’assurance maladie. Et j’ai aussi réussi à conserver le même niveau de revenus qu’avant.»