Les statistiques stagnantes sont tenaces, particulièrement en Suisse où le temps partiel reste largement l’apanage des femmes. Conséquence: celles-ci sont toujours sous-représentées dans les fonctions dirigeantes – 30,6% de femmes dans le management intermédiaire, 6,7% dans les comités exécutifs et 20,5% dans les conseils d’administration, selon l’observatoire Skema sur la féminisation des entreprises en Suisse en 2018. Le constat du «plafond de verre» contre lequel se heurtent les femmes dans l’ascension de leur carrière est connu. Mais s’il s’agissait avant tout d’un «plancher collant»?
C’est le postulat d’un programme de développement professionnel baptisé L’effet A, né il y a six ans au Québec et lancé en Suisse l’automne dernier par Rodica Rosu Fridez, fondatrice de l’agence de communication et de formation InspirAction. «Au cours de mon parcours professionnel, j’ai rencontré beaucoup de femmes talentueuses, compétentes et bardées de diplômes, qui peinaient à se faire remarquer, observe-t-elle. Or, les chasseurs de têtes me disent qu’ils ont de la difficulté à recruter des candidates pour des postes à responsabilité. Je voulais proposer une nouvelle façon d’accélérer la présence des femmes à des postes décisionnels. En cherchant des sources d’inspiration, je suis tombée sur L’effet A et me suis tout de suite dit: «Mais c’est ce dont nous avons besoin! Pourquoi réinventer la roue?» J’ai alors contacté les fondateurs pour l’importer en Suisse.»
Transformer la posture mentale
L’effet A vise à transformer la posture mentale des femmes et à induire de nouveaux comportements dans leur milieu professionnel. «L’effet A, pour’ambition’, explique Isabelle Hudon, l’une des cofondatrices du programme qui, après avoir travaillé dans de multiples grandes entreprises au Québec, est aujourd’hui ambassadrice du Canada en France. Les femmes n’ont pas moins d’ambition que les hommes mais elles sont plus timides lorsqu’il s’agit de la déployer. Raison pour laquelle nous étions persuadés qu’il fallait poser l’ambition comme thème central. Et pour oser nommer, assumer et réaliser son ambition, on travaille sur trois axes: la confiance, la prise de risque et l’influence.»
Car parmi les premières barrières qui empêchent les femmes d’accéder à des postes à responsabilité figurent celles qu’elles s’imposent à elles-mêmes. «Les femmes ont plus de difficultés que les hommes à s’affirmer et à se faire confiance dans le monde professionnel, analyse Eglantine Jamet, du cabinet Artemia Executive et spécialiste des questions de genre. Or, elles doivent réaliser qu’il ne s’agit pas de blocages personnels mais avant tout d’un conditionnement d’ordre social et politique. Aujourd’hui encore, les petites filles reçoivent dans leur éducation des injonctions, parfois implicites, les encourageant à être belles, parfaites et sages.»
D’où un syndrome de l’imposteur souvent plus développé chez les femmes, d’autant que le modèle du dirigeant est encore aujourd’hui très étroit, à savoir un homme, le plus souvent d’âge mûr, en costume-cravate. «Cette image mentale du leader, qui a été intériorisée, donne une présomption de compétences, ajoute Eglantine Jamet. A contrario, toute personne qui s’en distingue, de par son genre, son look ou sa race, commence sa carrière avec un handicap. Or le vrai leadership est authentique. Il faut imposer d’autres modèles de leaders!»
Mentorat et sororité
«Le syndrome de l’imposteur, c’est croire profondément que l’on n’est pas à sa place et que l’on ment sur ses compétences, poursuit Isabelle Hudon. Deux comportements déviants en découlent: s’autosaboter ou en faire beaucoup trop. Pour s’en débarrasser, il faut apprendre à nourrir sa confiance au quotidien. Et lorsque l’ambition devient sa plus grande source de motivation, on délaisse la perfection pour viser l’excellence!» Pour ce faire, le programme québécois met un accent particulier sur le mentorat et la sororité. Des dirigeantes, qualifiées de «leaders inspirantes», partagent leurs expériences, leurs échecs et leurs conseils auprès des participantes de L’effet A. En Suisse, il s’agit de Florence Anglès, directrice de la gestion des risques à la banque Reyl & Cie, de Maddalena Di Meo, directrice de l’école de premiers secours Firstmed, ou encore de Cécile Dussart, vice-présidente des opérations Nestlé Skin Health.
Les femmes n’ont pas moins d’ambition que les hommes mais elles sont plus timides à la déployer.
Participante à la première volée suisse de L’effet A, Debora Akinci, responsable des ressources humaines chez MVT Architectes, qui avoue que dans sa carrière, elle a «toujours eu du mal à dire non», note que «ce programme [lui] a permis, notamment, de mettre des mots sur certains maux ressentis, à l’instar du fameux syndrome de l’imposteur, ou encore d’intégrer des concepts comme demander, donner et recevoir de l’aide.» Autre témoignage: celui de Chiara Rizzelli, Team Leader chez CC Energie, qui n’estime pas avoir manqué des opportunités professionnelles parce qu’elle est une femme. «Toutefois, reconnaît-elle, il m’est souvent arrivé de ne pas postuler car je me disais que je ne serais pas assez qualifiée.»
Une fois la prise de conscience et les bases de la confiance en soi posées, prises de risques (calculées), techniques de négociation, réseautage et stratégie d’influence sont les autres volets abordés par L’effet A à travers des exercices introspectifs, des échanges et des rencontres, le tout se déroulant sur cent jours (lire encadré). Pour les initiateurs du programme, cette construction a été mûrement réfléchie. «La posture mentale est un état d’esprit qui nous permet de percevoir ce qui nous entoure, relèvent Benoît Savard et Isabelle Marquis, autres cofondateurs. Chaque personne a sa personnalité et son parcours, mais en osant expérimenter de nouveaux comportements, en se sentant en sécurité psychologique grâce aux autres participantes, aux mentors et aux coachs de L’effet A, on se met en mouvement, on sort de sa zone de confort. C’est de cette façon que l’on devient visible dans le monde du travail.»
Devenir visibles en entreprise
Aujourd’hui, quelque 2500 femmes ont participé à L’effet A, en majorité au Canada et désormais en France et en Suisse. Chez certaines, ce programme de développement professionnel déclenche parfois une véritable prise de conscience. C’est le cas de Charlotte Lahuerta, qui vient de changer de poste en ce début d’année. Ingénieure mécanique spécialisée en lean production, elle est depuis le 1er janvier responsable qualité chez Vaucher Manufacture à Fleurier, une fonction à laquelle elle commençait déjà à aspirer dans son ancienne entreprise horlogère.
«Ce programme m’a permis de comprendre qu’il fallait que j’arrête d’attendre sur ce que mon environnement pouvait me proposer, souligne-t-elle. Longtemps, je n’ai pas su voir certains freins qu’on m’imposait. En tant que femme et jeune, j’ai parfois été confrontée à la présomption d’incompétence. J’ai dû travailler toujours plus afin de prouver que j’étais à ma place, légitime. J’ai réalisé qu’acquérir des compétences, ce n’est pas construire sa carrière. Ce n’est pas suffisant. J’ai appris à travailler sur mes besoins, mes envies et à mieux me connaître, en construisant ma capacité à prendre des risques et en affirmant mon ambition.»
Provoquer un déclic grâce au micro-apprentissage
L’effet A est conçu comme un parcours de développement personnel qui allie introspection et action à travers des webconférences – via la plateforme Skillable –, des cartes interactives et trois rencontres sur une durée de cent jours (soit l’équivalent d’une cinquantaine d’heures à consacrer de la part des participantes). «Il a été démontré que la répétition d’informations à intervalles réguliers sur une période courte améliore l’apprentissage, note Benoît Savard. Outre les exercices hebdomadaires, les participantes se lancent un défi qui les fait sortir de leur zone de confort. Cela ne veut pas dire que ce défi sera réalisé en trois mois mais, souvent, cela provoque un déclic.»
Le programme est également soutenu activement par l’Association suisse des cadres (ASC) auprès de ses membres. «Nous sommes une association qui défend les cadres et les dirigeants, explique Claire-Lise Rimaz, directrice romande de l’ASC. Il est urgent de pouvoir favoriser l’accessibilité des femmes à des postes à responsabilité en Suisse, en particulier dans le management intermédiaire et dans les comités exécutifs.»
Prochaine session: du 27 mars au 27 juin.
«Mettre des mots sur des maux»
Debora Akinci, responsable RH chez MVT Architectes
«J’ai eu connaissance de cette formation à un moment où je me posais passablement de questions à propos de ma vie professionnelle. Cela faisait six ans que j’étais en poste, avec des tâches et responsabilités très variées, mais dont certaines ne me procuraient aucune satisfaction alors qu’elles devenaient de plus en plus importantes et me prenaient beaucoup de temps. Après un peu d’introspection, j’ai dû me rendre à l’évidence. Dans ma vie professionnelle, j’avais toujours eu du mal à dire non. J’ai toujours accepté des responsabilités nouvelles en me disant que c’était une occasion d’apprendre et de me développer. Je me disais également qu’il fallait démontrer que j’étais à la hauteur de ce que ma hiérarchie demandait et qu’il ne fallait pas décevoir. Mais peut-être qu’à l’approche de la cinquantaine, j’ai eu envie d’autre chose, de vivre une vie professionnelle plus assumée.
J’ai eu l’opportunité de travailler dans différents domaines (marketing, informatique/organisation et RH), mais ma carrière s’est surtout développée dans les ressources humaines, milieu très féminin et donc avec peu de concurrence masculine. Mais cela est vrai jusqu’à un certain niveau hiérarchique. Pour ma part, j’étais directrice RH au sein d’une société financière, rattachée au DRH niveau suisse qui, lui, siégeait au sein du comité de direction, instance la plus haute. Lorsqu’il a fallu remplacer le DRH qui partait à la retraite, c’est un homme (en interne) qui a été choisi, malgré le fait qu’il n’avait jamais travaillé dans le domaine.
A l’époque, cela m’avait naturellement interpellée que l’on puisse choisir quelqu’un qui n’avait ni la formation ni la moindre expérience dans un département RH. En revanche, le fait d’avoir choisi un homme plutôt qu’une femme ne m’avait pas choquée. Aujourd’hui, avec le recul et l’arrivée de mouvements comme #MeToo, ma vision a changé. En effet, lorsqu’on regardait la composition du comité de direction, le constat était sans appel. Malheureusement, une décennie plus tard, la situation est toujours la même dans les entreprises en Suisse. Désormais, j’ai mis des mots sur certains maux ressentis, à l’instar du fameux syndrome de l’imposteur dont souffrent particulièrement les femmes, et cela m’a aussi permis d’intégrer des concepts tels que demander de l’aide, donner de l’aide et recevoir de l’aide.»
«J’ai réalisé le défi que je m’étais lancé»
Charlotte Lahuerta, r
esponsable qualité chez Vaucher Manufacture
«Longtemps, je n’ai pas su voir certains freins qu’on m’imposait. Quand je suis arrivée à un certain niveau, un petit nombre de personnes m’a clairement montré que parce que j’étais une femme et jeune, je n’étais pas à ma place. Présomption d’incompétence: j’ai dû travailler toujours plus pour prouver que j’étais légitime. L’effet A m’a permis de comprendre qu’il fallait que j’arrête d’attendre sur ce que mon environnement pouvait me proposer. Acquérir des compétences, ce n’est pas construire sa carrière; j’ai réalisé que ce n’était pas suffisant. J’ai appris à travailler sur mes besoins, mes envies et à mieux me connaître avec L’effet A.
J’ai construit ma capacité à prendre des risques en apprenant à aligner mes besoins, mes valeurs et mon ambition, avec les risques nécessaires et mesurés pour les satisfaire. Ainsi, j’ai réalisé le défi que je m’étais lancé au cours de ce programme: devenir responsable qualité pour une manufacture horlogère. Cela faisait six ans que j’étais cheffe de projets qualité au sein d’une grande marque horlogère indépendante. Désormais, ma vie professionnelle a évolué: depuis le 1er janvier 2020, je suis la responsable qualité de Vaucher Manufacture à Fleurier.»
«Se mettre en action pour soi-même»
Hélène du Trémolet, consultante en communication d’entreprise
«Dans ma carrière, je ne me suis pas particulièrement entourée de mentors ni de coachs; j’en ai suivi un virtuellement sur les réseaux sociaux et qui m’inspirait. J’ai pris conscience de l’importance capitale de s’entourer de personnes inspirantes, coachs et mentors. Ces dernières années, je m’étais en effet retrouvée seule dans ma fonction précédente de responsable de communication et marketing au sein d’un groupe dentaire, et je me suis fait aspirer dans un tourbillon de burn-out du fait de ma situation privée fragilisée. Si je m’étais bien entourée, j’aurais pu rebondir ou réagir autrement face à cette situation.
Avec L’effet A, un chapitre est consacré à la qualité de son entourage et des personnes qui vous élèveront aux plus sublimes hauteurs. Alors, certes, je n’ai pas chamboulé ma vie en un claquement de doigts; par contre, j’ai su trouver un nouvel équilibre plus harmonieux. J’ai développé ma manière de réseauter et ai décroché mon premier job de consultante en communication d’entreprise fin décembre 2019. De plus, j’ai fait une exposition à Vevey en novembre 2019 en diffusant ma passion, les arts plastiques. Ainsi, je me suis mise en action non pas pour les autres, mais pour moi-même.»