Il se chuchote qu’il joue au golf avec le milliardaire Elon Musk. Mythe ou réalité, Jim Pulcrano, professeur en entrepreneuriat et management à l’IMD, est partout et ses clients sont issus de tous les secteurs: Audemars Piguet, Bayer, Caterpillar, EDF, Lenovo, Medtronic, Straumann, l’UEFA, pour ne citer qu’eux. «Je n’étais pas le meilleur ingénieur, mais j’étais bon avec les gens, confie-t-il. Je ne suis pas un académique, mais plutôt un homme de terrain, entrepreneur de père en fils. Alors, il y a vingt-sept ans, lorsque l’IMD m’a appelé pour rejoindre le corps enseignant, j’ai été très surpris. L’institut voulait innover. Au moins, je savais ce qu’était une start-up et j’étais l’un des rares à cette époque en Suisse.»

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L’homme a en effet cocréé six jeunes pousses, en a coaché plus de 400 et «a investi dans un trop grand nombre». Inspirant, anticonformiste et très bon vendeur, Jim Pulcrano est une incarnation de l’esprit de la Silicon Valley à lui seul. Ses poètes préférés ne s’appellent pas Ronsard ou Dante, mais Steve Jobs et Bill Hewlett. Voyage au cœur de la plus fameuse vallée du monde, qui engendre rêves, désillusions et contradictions.

Jim Pulcrano, votre cœur balance entre la Suisse et les Etats-Unis, plus particulièrement la Silicon Valley. Vous avez choisi de vivre à Lausanne, mais vous suivez depuis trente-cinq ans l’évolution des deux pays. Quel est votre premier constat?

La Silicon Valley est une zone avec une superficie proche de celle du bassin lémanique. C’est également 3 millions de personnes dédiées à l’innovation et 1,6 million d’emplois. Le salaire moyen est de 100 000 dollars et il y a 38% d’étrangers. Les similarités sont claires. Pourtant, la manière d’évoluer est très différente: tout est beaucoup plus rapide là-bas.

Quelle est la formule expliquant cette croissance accélérée?

Plus de 50 milliards de dollars de capital-risque ont été investis en 2018 dans la baie de San Francisco. La moyenne de chaque négociation est de 6,754 millions. «The Valley» concentre 35% de tous les investissements (venture capital) des Etats-Unis. L’un des facteurs expliquant cette évolution rapide est que personne n’attache d’importance à l’endroit d’où vous venez, si c’est de Chine ou d’Inde. Steve Jobs aimait à le répéter: «La Silicon Valley est une méritocratie. Peu importe quel âge tu as ou comment tu es habillé. Ce qui compte, c’est à quel point tu es intelligent.»

Permettez une parenthèse: dès lors, comment est-ce d’avoir plus de 45  ans ou d’être une femme dans la Silicon Valley?

Plusieurs études ont montré que l’âge moyen des fondateurs de start-up qui réussissent est supérieur à 40 ans. En revanche, être une femme à «The Valley» est plus difficile, mais ce n’est pas insurmontable. Il est certain que la plupart des postes à responsabilité y sont occupés par des hommes. Cela s’explique en partie par le fait que les études d’ingénierie étaient autrefois un domaine majoritairement masculin. C’est encore le cas aujourd’hui. En 2017, seulement 21% des licences d’ingénierie aux Etats-Unis ont été délivrées à des femmes. Comme pour toute minorité, la vie peut être plus difficile, mais il existe suffisamment d’exemples de femmes qui ont réussi et qui sont la preuve qu’elles peuvent rencontrer le succès – Sheryl Sandberg, Marissa Mayer, Anne et Susan Wojcicki, Linda Yates, Diane Greene, Debra Engel, Meg Whitman, Donna Dubinsky.

Revenons à la formule gagnante de la Silicon Valley…

Outre les individus, un autre élément de croissance rapide est la concentration de trois universités uniques. Il y a ce bouillon de culture permanent. Enfin, l’argent ne fait pas peur: ni d’en gagner, ni d’en parler. Au stade précoce, une start-up va facilement trouver de l’argent en Suisse comme aux Etats-Unis. Mais ensuite, pour décrocher 20 à 40 millions, il faut partir aux Etats-Unis.

La Suisse a également des talents, des écoles réputées et de l’argent. Pourtant, on ne parle pas d’elle comme de la Silicon Valley.

L’état d’esprit est différent. Là-bas, il y a une panoplie de catalyseurs et tout vous pousse à prendre des risques. Pour chaque nouveauté, en Suisse, on vous demande: «Pourquoi veux-tu développer cette idée?» Alors, on expliquera en quoi c’est utile. Dans la Silicon Valley, la réponse est simplement: «Parce que j’en avais la possibilité.» La philosophie est: «Vas-y et essaie!» De plus, les modèles sont partout. Tout le monde connaît quelqu’un qui a lancé un projet. Dans l’esprit des gens, si cette personne a monté son business, pourquoi pas eux? Cela a développé cette mentalité d’entrepreneur très forte.

Parallèlement, qui dit microcosme dit concurrence accrue, non?

On appelle ça «l’apprentissage collectif». On partage ses expériences, on change d’emploi, de poste, de haut en bas ou inversement, on retourne à l’université et ce n’est pas un problème. On ne peut pas vous empêcher de travailler avec la concurrence. Personne ne va dire: «Qu’est-ce qui ne va pas avec toi?» Cette mobilité professionnelle n’est pas un problème. Bill Hewlett l’a écrit: «C’est OK de changer de compagnie, de parler avec la concurrence, d’être riche, si tu redonnes à la communauté.» Si je rate quelque chose, il n’y a pas de problème. La Silicon Valley est la capitale de l’apprentissage.

Valoriser l’échec, un concept qui peine à séduire une Suisse où, dès l’école, on vous sanctionne en cas d’erreur.

Je vais vous raconter l’histoire d’un jeune qui a échoué avec quatre start-up avant de réussir avec la cinquième. Cet entrepreneur, c’est Max Levchin, le fondateur de PayPal. Alors oui, sur mille start-up, il y a mille échecs et même beaucoup plus derrière. Ma question est la suivante: où aller chercher de l’argent après un échec, chez le même investisseur ou chez un autre? Chez le même, en lui signalant qu’il a investi 5 millions dans votre éducation et que maintenant vous pourrez construire quelque chose ensemble! C’est aujourd’hui une stratégie d’investir dans une start-up dont les fondateurs ont raté par le passé. Je vous livre encore une citation, celle de Paul Saffo: «L’échec est une part essentielle de notre écosystème. C’est comme un feu de forêt, brûlant l’espace pour une nouvelle pousse.»

Parlons du risque, une notion qui sonne autrement entre Lausanne et Palo Alto, n’est-ce pas?

Dans un sens, il est plus risqué de créer une entreprise en Suisse que dans la Silicon Valley, où tout le monde comprend ce qu’un entrepreneur traverse. L’ensemble de l’écosystème s’est adapté pour lui permettre de réussir. En Suisse, bien que nous ayons fait des progrès étonnants depuis ma première start-up à Genève à la fin des années 1980, l’écosystème des start-up est encore fragile. D’un autre côté, et cela semblera en contradiction avec ce que je viens de dire, nous avons beaucoup trop d’organes de soutien aux start-up; le darwinisme ne fonctionne pas. Les start-up qui devraient mourir continuent comme des zombies, privant ainsi l’économie de talents qui s’enferment dans des entreprises qu’on devrait laisser s’éteindre.

Vous évoquiez le climat de confiance de la Silicon Valley. Pourtant, les cas d’entrepreneurs dupés foisonnent aussi. Où s’arrête la naïveté?

En effet, ce n’est jamais tout noir ou tout blanc et tout le monde ne joue pas le jeu. Les vols existent et il y a un business très important dans la propriété intellectuelle. Mais je parlais plutôt de la politique du secret de manière générale. On ne pourra pas empêcher deux ingénieurs de sociétés concurrentes d’échanger sur leurs recherches. Ils aiment ça, ils sont passionnés. Je coache beaucoup de jeunes entrepreneurs. Un jour, une start-up suisse, pour son premier pitch, m’a dit qu’elle ne voulait pas parler d’une partie du projet car c’était confidentiel. Je lui ai répondu: «Ne révèle pas ce qui fait que ton idée est différente et tu n’auras pas le deal.»

On dit souvent que les Suisses ne savent pas se vendre. Qu’en pensez-vous?

D’abord, il est important de savoir qui on est: est-on une personne qui accepte les conventions ou au contraire les défis? Si on va contre les conventions et qu’on réussit, on sera vu comme un génie. Mais si on échoue, on sera traité de fou. Maintenant, la culture et la pression sociale font que la peur d’être perçu comme fou est souvent plus forte que l’envie d’être considéré comme un génie. Une chose est sûre toutefois, ceux qui vont dans la Silicon Valley, ce n’est pas juste pour trouver un job et se plier aux conventions.

Plusieurs publications évoquent la décroissance de la Silicon Valley, la baisse des salaires et des investissements. Avez-vous observé cela?

Cela fait vingt ans que j’entends parler de la disparition de la Silicon Valley. Sa capacité à attirer les talents et l’argent n’a pas diminué de manière mesurable, mais nous avons constaté que d’autres centres d’innovation sont apparus dans le monde entier (Shenzhen, Berlin, Austin). Le principal problème de la Silicon Valley aujourd’hui est le coût élevé de la vie. Le logement est un souci pour les salariés travaillant dans les infrastructures comme les hôpitaux, les restaurants. Ils vivent parfois à trois heures de leur lieu de travail. Autre difficulté: le fossé grandissant entre les plus riches et le reste de la population, de même que la menace de la politique d’immigration du gouvernement actuel à la Maison-Blanche. Une problématique qui concerne l’ensemble des Etats-Unis.

Quel est le rôle de l’Etat pour réguler cet écosystème?

L’Etat investit dans la Silicon Valley, comme client, et aussi dans la recherche en soutenant les universités. L’Université Stanford reçoit 1 milliard de dollars par an de l’Etat. En revanche, l’Etat ne donne pas d’argent directement aux start-up, comme cela se voit en Suisse.

En conclusion, peut-on imaginer voir se développer une Silicon Valley en Suisse romande?

La vision du rôle de la start-up est très différente en Suisse. On trouve remarquable que 70% des start-up incubées dans tel ou tel endroit existent encore. En Californie, personne n’y prête attention. Ce n’est pas un signe de succès, ni un but en soi. Quand je vois des start-up helvétiques contentes avec 5 millions de chiffre d’affaires, ça me fait sourire. C’est à peine de quoi être profitable à Palo Alto, où tout est tellement cher. Cette façon de penser fait que la Suisse ne pourra jamais avoir le même développement. Mais ce n’est pas un mal. L’approche «small is beautiful» doit être une fierté et on doit vendre ce modèle-là. Cela me passionne et j’écris justement en ce moment sur cette question.