Julien Intartaglia, professeur de marketing et de publicité à la Haute Ecole de gestion Arc, à Neuchâtel (HEG-Arc), se passionne depuis des années pour les questions de l’influence de la publicité sur les comportements d’achat. Ce natif de Haute-Savoie est aussi l’un des rares chercheurs francophones à s’en remettre également à la science appliquée pour mieux analyser les émotions, mesurées grâce au casque électroencéphalographe qui capte les champs électriques du cerveau.

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On sait que le lobe frontal exerce une action sur les comportements les plus complexes, tels que la prise de décision, la créativité et le raisonnement par analogie. Avec les lunettes dites d’eye-tracking, le doyen de l’Institut de la communication et du marketing expérientiel (ICME) de la HEG-Arc enregistre les points d’accroche de l’œil. Ces dispositifs permettent d’évaluer l’impact d’une campagne publicitaire, intégrant dès lors les mécanismes non conscients dans le processus de décision du consommateur.

Encore peu utilisé pour des raisons de coût, parfois mal compris ou craint, le neuromarketing se développe peu à peu en Suisse. Il peut être un outil contre les dérives de la publicité auprès du jeune public, défend le chercheur, qui est également chargé de cours à Fribourg, à Yverdon et à Genève. Mais, surtout, cette méthodologie offre la possibilité de prétester une démarche de communication, quel que soit le support. Discussion autour d’une approche qui ne laisse pas indifférent.

PME: Six cent vingt-cinq milliards de dollars ont été investis dans la publicité en 2019. Pourtant, une mauvaise communication liée à une connaissance lacunaire du marché serait à l’origine de l’échec de 80% des nouveaux produits. Un paradoxe, non?

Julien Intartaglia: C’est tout l’enjeu de la neuropublicité. Elle permet d’analyser avec précision le comportement de l’acheteur par le biais de son activité cérébrale. Cette approche s’avère plus efficace que les études classiques, car elle ne se base pas sur la capacité d’un individu à verbaliser ses pensées ou ses émotions.

Pouvez-vous nous donner un exemple concret d’application de cette méthode?

La régie publicitaire Neo Advertising souhaitait évaluer des supports publicitaires destinés à l’aéroport de Genève. Son but était de déterminer, entre deux modèles de vente, celui qui serait le plus efficace. Des sujets de notre étude se sont baladés au centre-ville sans savoir quel était le but de notre enquête. Ils ignoraient que nous avions placé des publicités spécifiques sur le parcours et que nous cherchions à évaluer leur impact. Nous avons ainsi capté les réactions visuelles et cérébrales de ce panel, sans que ce dernier soit influencé. Notre technologie a permis d’identifier que la même campagne en grappe (soit plusieurs supports juxtaposés, ndlr) avait un meilleur impact qu’en mode bloc unique. Le taux de perception et d’attention augmente dès lors de 20%.

Il existe pourtant des détracteurs du neuromarketing, apparu dans les années 2000 aux Etats-Unis. Vous mentionnez d’ailleurs ces critiques dans votre livre «La pub qui cartonne! Les dessous des techniques publicitaires qui font vendre».

C’est l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui détecte l’afflux de sang dans le cerveau, qui est principalement controversée. Cette technique est généralement réservée à la médecine, pour des patients souffrant notamment d’amnésie ou d’autisme. Mais certaines recherches ont démontré que l’on peut ainsi détecter les zones qui réagissent à un stimulus marketing. Cela a généré la crainte d’une sorte de fenêtre ouverte directement sur le cerveau des consommateurs.

Qu’en est-il en Suisse?

Aucun spécialiste n’a recours pour l’heure à l’IRMf pour du neuromarketing. Un ou deux groupes de chercheurs en dehors de nous utilisent l’eye-tracking. Il en va de même pour le casque électroencéphalographe. La peur de la manipulation par les publicitaires alimente la méfiance et le tabou face à ces techniques d’analyse.

Il est vrai que la frontière entre la publicité et la manipulation est plutôt fine. Cela pose clairement une question d’éthique, non?

La publicité doit aider à vendre. La réalité économique demeure: si une entreprise ne vend pas, elle met la clé sous la porte. L’un des buts des neurosciences appliquées est justement de faire comprendre aux marques comment communiquer plus efficacement, mais sans jamais oublier qu’on ne peut pas faire n’importe quoi. Il nous est arrivé de formuler des recommandations pour qu’un client modifie son produit car il ne correspondait pas aux valeurs privilégiées par le consommateur. En effet, on ne peut guère proposer une boisson artisanale contenant des additifs chimiques soupçonnés de provoquer des problèmes de santé. Dans tous les cas, il faut rester critique.

L’esprit critique, une denrée rare…

Dans mon livre Neuropublicité: comment parler au cerveau de votre client, qui paraîtra en octobre, j’aborde notamment la question de la communication sur la transition énergétique en Suisse, en France et dans d’autres pays francophones. Ce point-là ne va pas faire plaisir à tout le monde, mais on n’est certainement pas dans un modèle où on laisse le choix au consommateur. Nous sommes dans une vaste campagne de manipulation avec une vision monolithique destinée à orienter les esprits.

Une étude sur l’impact de vidéos sur les choix alimentaires des jeunes sera bientôt publiée.

Vous finalisez une étude pour Promotion Santé Valais menée sur 90 enfants âgés de 4 à 13 ans. Pouvez-vous nous en dire plus?

Nous avons analysé des vidéos unboxing (soit des personnes se filmant en train de déballer un aliment, ndlr), diffusées sur internet par de jeunes influenceurs suisses. Notre but était d’évaluer leur impact sur le comportement alimentaire des jeunes en Suisse. Cette étude est une première, car elle combine l’analyse de leur attention via l’eye-tracking, de leurs émotions mesurées par le casque électroencéphalographe et l’observation de leurs choix alimentaires. Comme toujours, le panel ignorait l’objet de nos recherches. Les résultats seront publiés très prochainement. Notre but est de demander aux autorités de légiférer sur les contenus proposés sur YouTube, afin de protéger le jeune public.

Vous êtes un admirateur du «nudge marketing», une discipline émergente qui s’intéresse au comportement du consommateur de manière incitative. De quoi s’agit-il et pourquoi, selon vous, c’est l’avenir du marketing?

Le nudge marketing – qui signifie «marketing du coup de pouce» – incite le destinataire de l’information à prendre la bonne décision. Prenons le célèbre cas de l’urinoir. Si vous mettez un message «Merci de ne pas pisser à côté», personne ne va faire attention. Mais si vous collez une mouche au centre telle une cible, le comportement va se modifier. Grâce à cette technique, l’aéroport d’Amsterdam a réduit de 80% ses dépenses sur l’entretien des toilettes pour hommes! Le marketing actuel n’est plus dans une démarche où le message vient d’une instance supérieure, mais dans une approche de réciprocité dans laquelle le consommateur peut interagir s’il le souhaite. La neuropublicité tend à optimiser ces nouvelles approches.

Comment appliquez-vous ces concepts à la réalité des PME?

On sait que le packaging, par exemple, représente des coûts considérables pour les entreprises et qu’il est un des déclencheurs d’achat. Dépenser 10 000 francs pour faire une neuro-étude pour choisir le bon emballage permet de ne pas se tromper. Pareil lorsque vous structurez un nouveau site internet ou une communication sur les réseaux sociaux. Tester les options marketing sur un panel donne un retour scientifique et permet de s’épargner de nombreux tâtonnements. Le neuromarketing offre un gain en efficacité. Mais ce n’est pas la première étape pour l’entreprise. Il faut d’abord faire une étude de marché et connaître son client final. Or beaucoup de PME ne l’ont pas véritablement identifié.

Le hic est que, souvent, on observe deux mondes, celui de la pub et celui de la PME. Ils se rencontrent mais n’arrivent pas véritablement à échanger. Comment atténuer ces clivages?

La publicité a beaucoup évolué. Il y a vingt ans, internet représentait un pourcentage infime du marché mondial de cette branche. Aujourd’hui, le marketing digital couvre 47% de celui-ci, soit 287 milliards de dollars investis en 2019. La part du budget numérique explose dans les entreprises. Beaucoup tâtonnent sans savoir ce qui est efficace, se demandent s’il est utile de créer une page Facebook ou LinkedIn et, surtout, ce qu’ils peuvent y publier. Pour faire le lien, nous organisons des ateliers, des conférences et, cet automne, pour la première fois, les Journées du marketing expérientiel.

Comment formez-vous vos panels?

L’analyse neuro permet de fonctionner avec de petits panels, généralement une vingtaine de personnes. Pour de grands centres commerciaux souhaitant mesurer l’attractivité des rayons, de la publicité sur le lieu de vente, son impact sur l’attention, les émotions et la prise de décision, cela peut monter à 70 participants. Afin de cibler les bonnes personnes (âge, sexe, activité), nous collectons les bases de données clients des entreprises. La grosse surprise, c’est que certaines sociétés, y compris des groupes prestigieux, ne conservent que les infos des clients mécontents. Or savoir qui sont les consommateurs satisfaits est extrêmement utile.

Quelles données collectez-vous?

Les points de fixation du regard, la durée de perception, les émotions comme la joie, la peur, le dégoût, la tristesse, la colère, le stress et l’engagement sont identifiés. On peut objectivement évaluer combien de fois une publicité est vue, le parcours visuel du consommateur, la valence des émotions qui sont très positives ou très négatives. Nous couplons ces données avec des informations verbales issues d’un entretien semi-directif avec chaque participant. Les études neuro font appel au fast thinking, qui est rapide, intuitif, non conscient et émotionnel. Les études de marché traditionnelles se basent davantage sur le slow thinking, caractérisé par sa lenteur, la logique, la réflexion. Pour prendre une décision, le cerveau reptilien arbitre les deux premiers systèmes. Souvent, la décision est déjà présente dans notre cerveau de manière inconsciente.

Le fameux bouton «action»?

L’idée de la neuropublicité est plus de comprendre comment se passe la lecture d’une campagne. Contrairement à ce que certains neuromarketeurs véhiculent, il n’y a pas un bouton «action» dans notre cerveau, mais un climat favorable à l’achat, et nous tendons à le trouver.

A côté de vos mandats en neuromarketing, vous développez plusieurs partenariats entre des PME et les étudiants de la HEG de Neuchâtel ou de Fribourg. De quoi s’agit-il?

Ce sont des études de marché faites par nos étudiants et proposées gratuitement aux petites structures. Depuis dix ans, nous avons travaillé avec plus d’une centaine de PME. On l’a dit, la première étape pour une entreprise est de connaître son marché. Or, souvent, ce n’est pas le cas. Récemment, une société qui produit des montres en matériaux recyclés nous expliquait vouloir vendre des montres à tout le monde. C’est trop imprécis. Si on veut envoyer un message commercial, il est important de cibler les groupes d’acheteurs et leurs particularités. A noter que cela reste un travail d’étudiants, sans garantie de succès, à l’opposé des prestations proposées par notre institut ICME à la HEG-Arc.

La neuropublicité reste peu utilisée en Suisse, même dans l’horlogerie, où les budgets marketing sont importants. Comment expliquez-vous cela?

Les agences de communication sont encore dans une logique où le client est d’accord de payer pour la création et la diffusion d’un message. Débourser entre 10 000 et 30 000 francs pour tester sa campagne est vu comme un coût supplémentaire. Pourtant, 4,6 milliards de francs ont été investis dans la publicité en Suisse l’an dernier, et il est clairement établi que 95% de nos comportements sont influencés par des éléments auxquels on ne fait pas toujours attention de manière consciente. La notion de proof of concept n’est pas encore assez intégrée par les marketeurs. Toutefois, les mentalités évoluent.


Bio express

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Aujourd’hui, le marketing digital représente 47% des investissements publicitaires dans le monde, soit  287 miliards de dollars en 2019.
© S.Liphardt/PME Magazine
  • 1978 Naissance à Bonneville (F).
  • 2004 Arrivée en Suisse et master en marketing et communication.
  • 2006 Démarre des recherches sur l’impact de la pub sur les jeunes.
  • 2007 Enseignant à la Haute Ecole de gestion de Fribourg.
  • 2013 Doctorat, naissance de son fils et publication de «La pub qui cartonne!».