C’est face à une copie quasi blanche que les enseignants se sont retrouvés à la mi-mars. Tout était à faire ou presque. «Ça a été une transition brutale. En deux semaines, nous avons formé 450 personnes à l’enseignement à distance via des webinars (contraction de web et de séminaire en anglais, ndlr), observe Ariane Dumont, conseillère pédagogique à la HEIG-VD. On est passé de 40% de cours online à 80%.»

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Au Sawi, François Besençon, le président du conseil d’administration, évoque une transition, menée en un temps record, de 0 à 100% des cours en ligne! Mais qu’en sera-t-il une fois les mesures de (semi-)confinement levées en Suisse? L’enseignement hybride, mêlant le présentiel et l’online, sera-t-il plus largement diffusé? Des spécialistes de la formation – à distance ou non – partagent leur expérience. Et leurs conseils.

Quelles sont les bonnes pratiques de base?

«Nous avons eu moins d’une semaine pour réorganiser notre écosystème pédagogique lors de la fermeture des écoles, en adaptant nos modules de formation pour passer d’un enseignement augmenté par le numérique à un enseignement entièrement à distance», rappelle Lyonel Kaufmann, enseignant d’histoire à la HEP. Tous les experts interrogés le soulignent: la pédagogie prime. «Pour cela, il est important de mettre en place un espace de classe «low cost», explique le formateur, auteur d’un blog sur les défis de l’e-learning. Il faut éviter de s’éparpiller sur de multiples supports numériques.»

Le deuxième défi est de réorganiser ses contenus. «Le rythme de classe n’est plus régulé par l’enseignant, mais par l’élève, qui a ses propres contraintes, poursuit-il. Il faut donc travailler de manière asynchrone, ponctuellement avec des sous-groupes d’étudiants de trois ou quatre personnes en visioconférence. Attention à privilégier une logique béhavioriste, à structurer vos cours étape par étape, en indiquant le temps estimé pour chaque activité.» Et gare à la surcharge, pointe Hans-Ruedi Gasser, directeur de l’école secondaire de Tavannes, citée en exemple sur les réseaux sociaux: «J’ai notamment donné la consigne de lever le pied dans la quantité de travail à envoyer aux élèves.»

Comment surmonter les barrières psychologiques?

«Jusqu’à présent, la majorité des enseignants agissaient dans le cercle fermé de leurs élèves. Aujourd’hui, on leur demande de montrer leurs cours et d’ouvrir leur classe. C’est difficile psychologiquement. Pour ceux qui délivraient le même cours depuis quinze ans, le saut est grand», observe Ariane Dumont, vice-présidente du Consortium international pour le développement de la formation (ICED), professeure à l’Université Harvard et cheffe d’orchestre de Pedagoscope.ch. Et il n’y a pas que les enseignants qui sont stressés. «Du côté des étudiants, la peur d’être pénalisé dans le futur existe, constate-t-elle. Par ailleurs, il faut arrêter de penser qu’ils sont tous des digital natives qui excellent avec toutes les plateformes numériques. Ce n’est clairement pas le cas.»

Peut-on tout enseigner à distance?

Oui et non. Une infirmière qui doit apprendre à faire des piqûres devra s’exercer avec du matériel. Reste que la 3D permet d’aller très loin dans l’enseignement à distance. L’EPFL a notamment développé des solutions pour les fleuristes ou les charpentiers. Pour ces derniers, une application permet de rendre visibles les forces dans une poutraison. «Combiner le présentiel et l’online est l’idéal, comme c’est le cas dans certains MOOC (Massive Online Open Courses). Je me bats contre l’idée que l’enseignement numérique est destiné aux geeks. C’est faux. Nous avons récemment organisé des rencontres sur le digital pour les professeurs de latin, tandis qu’à l’Université de Genève, le premier diplôme avec un cursus entièrement online portait sur la théologie», précise Pierre Dillenbourg, cofondateur du Centre Learn de l’EPFL et professeur de technologies éducatives.

«L’apport numérique est une aide, apprécie Hans-Ruedi Gasser. En théorie, tout fonctionne, mais une forme de solitude s’installe. Ce qu’on mesure aujourd’hui, c’est le manque de rythme et de lien social. Par ailleurs, la structuration de la pensée ne se fait pas de la même manière en complétant des dossiers sur internet ou en travaillant en classe.»

De quelle façon faut-il revoir ses contenus?

L’école à distance nécessite de former les enseignants, les élèves, mais également les parents des plus jeunes. En raison de l’urgence de la crise du coronavirus, cela n’a pas été possible. «Le premier danger est de vouloir donner trop aux étudiants, souligne Ariane Dumont. L’enseignant doit identifier les concepts clés et limiter le travail. Evaluer la masse de travail est complexe.» Pour réussir à mesurer la surcharge ou les manques, les professeurs doivent mieux collaborer entre eux. Malheureusement, plusieurs d’entre eux signalent une compétition malsaine qui s’est installée entre les formateurs qui ont su s’adapter et ceux qui n’ont pas voulu lâcher une miette de leurs cours.

«L’erreur principale est de vouloir imiter ce qu’on fait en classe, remarque Pierre Dillenbourg. Il faut adapter ses activités au modèle digital. La question à se poser est: qu’est-ce que je veux faire avec mes étudiants? La compétence de l’enseignant se situe dans sa capacité à se structurer plutôt que dans l’utilisation de la technologie, qui n’est au fond pas plus compliquée que celle de Vaud Tax!» Amaury Daele, professeur associé de la HEP et auteur de plusieurs articles visant notamment à former les enseignants aux TIC, pointe un autre danger: «Il faut se préparer à faire autrement, aujourd’hui comme lors de la reprise après cette crise, où il ne s’agira pas de vouloir rattraper de manière traditionnelle le travail durant les semaines d’enseignement à distance.»

Comment réduire les inégalités?

L’enseignement à distance n’est pas réputé pour gommer les inégalités sociales. Il y a cependant des moyens de les réduire. «La règle incontournable est de donner des consignes claires, pas à pas, même pour ce qui paraît évident, et de les accompagner de feed-back réguliers, appuie Ariane Dumont. C’est à l’enseignant d’activer le lien.»

La numérisation de l’enseignement peut toutefois aussi aider à réduire certains écarts. L’équipe de Pierre Dillenbourg a développé Tegami, une application prévue pour les dysgraphiques qui sera disponible cet automne. Il reste toutefois prudent: «La première cause d’inégalité n’est pas la technologie. Plusieurs études ont montré que les milieux défavorisés possédaient souvent les meilleurs ordinateurs. L’inégalité vient surtout de l’importance que l’école revêt au sein des familles. Si pour les parents celle-ci n’a pas de valeur ou qu’ils ne parlent pas français, l’écart se creusera certainement.»

450 personnes ont été formées à l’enseignement à distance en deux semaines par la HEIG-VD.

Un avis nuancé par Cora Antonioli, présidente du Syndicat du service public Vaud (SSP) et professeure d’allemand au Gymnase de la Cité à Lausanne: «Les inégalités sont importantes entre les élèves ne disposant pas tous d’équipements technologiques. L’enseignement à distance n’est pas une bonne option, en particulier pour les élèves qui ont des difficultés. On peut l’imaginer pour des répétions ou pour apprendre des règles de grammaire, mais l’interaction physique n’est pas remplaçable.»

Quid des évaluations?

Les institutions doivent pouvoir offrir des évaluations fiables et valides en garantissant une égalité de traitement. «Dans des évaluations à distance, les questions centrées sur de la mémorisation pure ne seront plus possibles, estime Amaury Daele. Elles ne sont du reste pas le reflet de la vraie vie. Les tests oraux en ligne pendant dix à quinze minutes sont une option. D’autres outils existent, notamment pour les stages pratiques: l’étudiant se filme ou rend un document audio. L’Université Stanford, par exemple, propose des «take-home exams», un examen pour lequel on vous envoie les questions à une certaine date et qui doit être fait dans l’heure suivante.» Il existe aussi des protocoles en ligne grâce auxquels l’examinateur vérifie que c’est bien vous devant l’écran et que vous êtes seul dans la pièce.

A noter que 75 000 apprentis auraient dû passer leurs examens en juin. Ils obtiendront leur CFC ou une attestation de formation professionnelle malgré la crise du coronavirus, indiquait à Pâques le Département fédéral de la formation. «C’est la meilleure solution pour les intégrer au marché du travail. Autre problématique, les contrats d’apprentissage pour les apprentis de première année se signent généralement au printemps, pour le mois d’août. Or, avec le coronavirus, il n’y a plus eu de stages de découverte et très peu de contrats signés. Les PME doivent penser à recruter des apprentis pour la reprise», souligne Laura Perret, première secrétaire adjointe de l’Union syndicale suisse (USS).

L’enseignement en ligne est-il aussi efficace?

«On nous pose souvent cette question mais il est difficile d’y répondre, note Pierre Dillenbourg. Nous avons comparé des travaux d’étudiants en première année d’EPFL qui ont suivi les cours MOOC et ceux d’étudiants qui étaient en présentiel. Les résultats des étudiants MOOC étaient meilleurs, mais on ne peut pas considérer ça comme un acquis car, souvent, ce sont des étudiants brillants qui choisissent l’online. Il n’y a pas d’effet intrinsèque. C’est la qualité du cours et de l’enseignant qui donne un bon ou un mauvais résultat. La seule valeur ajoutée claire est le gain de temps possible avec les MOOC.»

Que restera-t-il après?

Une fois la crise sanitaire passée, va-t-on refermer les plateformes en ligne et reprendre les cours comme avant, ou y a-t-il des enseignements à tirer de ce nouveau modus vivendi? «Il y aura une école post-Covid-19, avec un décloisonnement des professeurs qui ont dû s’ouvrir, et l’ont fait avec énergie pour la plupart, estime Ariane Dumont. L’école va changer, tendra vers une hybridation mêlant davantage l’online et le présentiel.»

Un avis partagé par des écoles privées, comme le centre d’enseignement en communication et marketing Sawi, qui envisage de poursuivre à l’avenir selon un modèle hybride. «Nous avons dû accélérer notre transformation digitale, souligne François Besençon. Le bilan est très positif, avec une hausse de la participation à nos cours en ligne. On peut très bien imaginer de maintenir un quota de formations à distance. Cela permettrait, par exemple aux étudiants de cantons éloignés de suivre plus facilement nos cours du soir.»