Ses nouvelles fonctions chez Ingka, la maison mère d’Ikea, ne l’auront finalement occupée que durant quelques mois. Depuis le 1er septembre, la vie professionnelle de Simona Scarpaleggia n’est plus liée au géant suédois de l’ameublement. La dirigeante d’origine italienne est désormais Global CEO d’Edge Strategy, un organisme de certification lancé en 2011, lors du World Economic Forum, qui s’est fixé comme objectif d’atteindre la parité entre hommes et femmes dans le monde du travail. Un tout nouveau défi pour l’ex-directrice générale d’Ikea Suisse et le prolongement de toute une carrière consacrée à l’émancipation des femmes. Entretien.
Quelles vont être vos principales missions à la tête d’Edge Strategy, la branche commerciale d’Edge Certified Foundation?
Edge Strategy est une petite organisation de 16 collaborateurs, basée à Zoug, en pleine croissance, au point de devenir en quelques années le principal prestataire d’évaluations et de certifications en matière d’égalité des genres. A ce jour, quelque 200 grandes organisations et entreprises mondiales telles que L’Oréal, Accenture, Pfizer, SAP, Ikea, Zurich Assurances, Lombard Odier, Swiss Re, Allianz pour la Suisse ou encore le FMI et la Banque mondiale ont fait appel à notre expertise. Mon objectif est de consolider et accroître l’impact d’Edge ainsi que de soutenir la création de conditions-cadres propres à la mise en place de l’égalité des genres dans le monde professionnel.
Comment se déroule concrètement une démarche de certification menée par Edge Strategy?
La certification Edge comprend trois niveaux – Assess, Move et Lead – et l’entreprise peut évoluer d’un palier à l’autre, ce qui lui permet dans un premier temps d’obtenir une photographie générale de la situation, puis d’évaluer sa progression vers l’égalité des genres au travail. Edge évalue, mesure et développe des plans d’action concrets dans quatre domaines clés: l’égalité hommes-femmes à tous les niveaux, l’égalité des salaires, l’efficacité des politiques et des pratiques mises en œuvre pour assurer une évolution de carrière équitable aux femmes comme aux hommes et la culture de l’inclusion. A noter que le processus d’évaluation dure plusieurs semaines tandis que la certification est valide deux ans.
Ikea Suisse, que vous avez dirigée de 2010 à 2019, a été la première entreprise du monde à être totalement certifiée Edge. Pouvez-vous nous rappeler quelques mesures que vous aviez alors mises en place?
Dès 2015, Ikea Suisse a instauré une politique de diversité qui a pu se mesurer à l’aune de l’égalité des salaires et l’équilibre des genres dans les fonctions de management. Nous avons également favorisé le travail à temps partiel pour les cadres, qu’ils soient hommes ou femmes. Le travail à temps partiel est malheureusement encore trop souvent perçu négativement et assimilé à la fin de la progression d’une carrière. Alors que c’est tout le contraire: on conserve ainsi les talents au sein de l’entreprise et la performance n’en est qu’améliorée, comme nous avons pu le constater chez Ikea Suisse. Le fait que des managers hommes travaillent à temps partiel contribue à faire progresser les mentalités. D’un point de vue sociétal, si les deux parents travaillent à 80%, les enfants sont gardés trois jours par semaine, ce qui favorise l’équilibre vie privée-professionnelle.
En Suisse, la révision de la loi sur l’égalité est entrée en vigueur au 1er juillet. Les entreprises d’au moins 100 salariés devront contrôler d’ici à fin juin 2021 qu’elles ne rémunèrent pas différemment leurs employés selon les sexes. Aucune sanction n’est toutefois prévue. Est-ce suffisant, selon vous, à l’heure où l’on estime que les femmes touchent en moyenne de 18 à 20% de moins de salaire pour un poste équivalent?
C’est un pas, une direction claire. Est-ce suffisant? Pas encore, mais cela crée un déclic et ce genre de signal est toujours très positif. Lorsque j’ai commencé ma carrière, il y a quarante ans, j’étais l’une des rares femmes à occuper des postes de dirigeante. Petit à petit, les choses ont évolué vers plus de parité, de plus en plus de femmes sont devenues cadres et même les personnes les plus conservatrices ont pu constater que les entreprises n’ont pas fait faillite pour autant!
La Suisse a toutes les cartes en main pour atteindre l’égalité des sexes en 2030.
Que pensez-vous de la Suisse, un pays qui s’apprête à voter pour l’introduction d’un congé paternité de deux semaines?
Je vis en Suisse depuis une dizaine d’années et à mon arrivée j’étais persuadée que la Suisse était un pays très conservateur au vu de sa position dans les classements liés à l’égalité des genres. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus optimiste. Le pays progresse dans les rankings internationaux et ces deux dernières années j’observe des signaux très positifs, comme la révision de la loi sur l’égalité, une plus grande ouverture à la diversité dans les entreprises, en particulier chez les plus jeunes, et une aspiration accrue à un meilleur équilibre vie privée-professionnelle. De manière un peu provocante, j’ai envie de dire que la Suisse a toutes les cartes en main pour répondre à l’objectif fixé par l’ONU: atteindre l’égalité des sexes en 2030. Car le pays dispose de toutes les ressources nécessaires: les talents, l’infrastructure, les ressources financières.
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La crise économique due à la pandémie ne risque-t-elle pas d’être un prétexte pour nombre d’entreprises de reporter les mesures d’égalité aux calendes grecques?
C’est en effet un grand risque mais, pour ma part, je suis convaincue que nous allons apprendre de cette crise sans précédent et en tirer des leçons durables, en particulier dans la nécessité de prendre soin de notre système de santé ou de notre planète. On ne pourra pas retourner en arrière. Regardez ce qui s’est passé avec la digitalisation, qui s’est formidablement accélérée. Certaines entreprises s’échinaient depuis des mois à mettre en place le télétravail et voilà qu’en une semaine, le monde entier se retrouvait en home office!
Et on a découvert que dans nos pays, les problèmes ne sont pas technologiques, à quelques rares exceptions près. «Comment on dirige à distance?»; «Comment être équilibré psychologiquement et socialement en travaillant à la maison?»; «Que faisons-nous avec les parents dont les enfants en bas âge sont à la maison?», voilà les questions qui se posent. La parité ne doit pas être reportée pour cause de coronavirus. Car il ne s’agit pas d’un «nice to have», mais d’une composante essentielle à la solution. On a besoin de remettre à niveau les compétences de tous et toutes et nous ne devons absolument pas manquer cette incroyable opportunité. Il a été prouvé à maintes reprises combien la diversité rend les entreprises plus résilientes, plus agiles, en leur permettant d’obtenir de meilleurs résultats. On le sait: nul besoin de nouvelles recherches. Il s’agit avant tout de casser les barrières mentales.
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Vous avez publié un livre, «The Other Half», qui esquisse les étapes clés vers la parité dans le monde du travail. Personnellement, avez-vous eu de grands moments de doute durant votre carrière?
Bien sûr. J’ai trois enfants, aujourd’hui adultes, et j’ai toujours voulu me réaliser pleinement aussi bien en tant que mère que professionnellement. Ce n’était pas facile, j’étais souvent très fatiguée, il fallait que je sois extrêmement bien organisée mais je ne me suis jamais plainte. Je me souviens de deux situations qui m’avaient marquée car dénotant de l’arrière-pensée qu’une fois mère, on n’est plus au top. Lorsque j’ai annoncé être enceinte de mon deuxième enfant, mon chef m’a tout de suite demandé si j’allais continuer à travailler. Cette remarque m’a irritée et, heureusement, il s’en est excusé le lendemain.
Autre épisode, moins sympathique: je travaillais sur un projet complexe, que j’ai mené avec succès, et après mon retour de congé maternité de mon troisième enfant, j’ai découvert que je ne faisais plus partie de la liste des «high potentials» de l’entreprise. Mais cela ne m’a pas arrêtée et j’ai continué à travailler dur. L’un de mes moteurs personnels? J’ai deux filles et un garçon. Je veux qu’ils aient accès aux mêmes chances, ni plus, ni moins.
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