Peut-on encore se faire appeler «patron» en 2020? Majoritairement utilisées dans la presse, les appellations «patron», «petit patron» ou «chef» semblent avoir mauvaise réputation dans la pratique. Certains entrepreneurs ont conservé cette tradition tandis que d’autres la déjouent en utilisant des titres insolites. C’est le cas de Pascal Meyer, à la tête de l’entreprise de vente en ligne Qoqa, qui signe «fondateur et loutre en chef» sur sa carte de visite. Les entrepreneurs de différents secteurs témoignent des implications liées à l’utilisation du terme «patron», l’influence du titre sur la gestion d’entreprise et les alternatives possibles à ce terme souvent considéré comme désuet.
Chez les créatifs
Le patron, c’est le père, le patriarche, celui qui, au XIXe siècle, est autant le responsable de l’entreprise que le chef de la famille. Une conception patriarcale bien loin de celle établie dans l’agence de publicité M&C Saatchi dirigée par Olivier Girard. «Dans le monde de la publicité, tout le monde se tutoie et s’appelle par son prénom, c’est une donnée de base, explique l’entrepreneur. Ce secteur est largement influencé par les habitudes anglo-saxonnes. Toute la terminologie utilisée, advertising, briefing, strategy, vient de l’anglais.»
Sur sa carte de visite, Olivier Girard a inscrit «Creative Director and Founder». Selon lui, il s’agit moins de l’indication d’une position hiérarchique que de la désignation d’une fonction. «Mon rôle est de diriger la création. Dans ce domaine, le terme «directeur» est employé différemment. Les étudiants qui obtiennent leur diplôme se définissent comme directeurs artistiques, même lorsqu’ils n’ont pas encore d’emploi. Au sein de l’agence, il n’y a pas de hiérarchie; nous sommes complémentaires, chacun a une mission différente et mon rôle est de coordonner le tout.»
Une habitude qui ne s’applique pas à tous les domaines. Au sein de l’entreprise Genecand Traiteur, Gislain Genecand se fait aujourd’hui encore appeler «patron», et sans aucun complexe. «Je ne vois pas de connotation négative à ce titre, défend-il. J’assume tout à fait mon statut. Je ne le vois pas comme une marque d’autorité; mon activité consiste à diriger l’entreprise, c’est tout.»
L’entrepreneur genevois affirme par ailleurs que s’il avait été une femme, il se serait fait appeler «patronne». En 2011, la quatrième génération a fait son entrée dans l’entreprise: le neveu de Gislain Genecand, Arnaud Genecand, s’occupe aujourd’hui de la gestion de projets, et deviendra à son tour patron du service traiteur. Le jeune entrepreneur conservera-t-il cette tradition? «Pour l’instant, les collaborateurs ne l’appellent pas «patron», confie son oncle.
L’appellation adoptée par la personne à la tête d’une entreprise ne conditionne pas nécessairement le rapport que celle-ci entretient avec ses employés. Cela semble également s’appliquer dans des secteurs où la hiérarchie des titres est particulièrement rigide. C’est le cas dans le milieu de la restauration où le terme «chef» est encore couramment utilisé. Une règle à laquelle Dominique Gauthier, chef cuisinier du restaurant Le Chat-Botté, à Genève, n’a pas échappé. «Ce n’est pas par ego que je me fais appeler «chef», c’est un code en cuisine. Chaque statut a un nom précis. Lorsque j’annonce une commande, la brigade de cuisine doit répondre: «Oui, chef.» Et j’entends immédiatement si une voix manque, et donc si j’ai besoin de répéter.»
Ce titre, qui peut porter l’idée d’une distance dans les rapports entre les collaborateurs, se révèle au contraire très tendre. «Je suis encore en contact avec le chef qui m’a formé, et je l’appelle toujours «chef» alors que je me sens proche de lui», ajoute le cuisinier.
Qu’en est-il de la relève? Quels conseils sont donnés en matière d’appellation aux futurs entrepreneurs? «Il n’y a pas vraiment de recommandations précises quant à la façon de se faire nommer en tant que dirigeant ou dirigeante d’entreprise, détaille Alexandre Caboussat, responsable de la filière International Business Management à la Haute Ecole de gestion (HEG) de Genève. En cours, nous insistons plutôt sur les possibles variations culturelles que les étudiants pourront rencontrer dans leur futur poste.» Selon le spécialiste, le titre choisi dépend de la taille de la structure, de la culture d’entreprise mise en place, du secteur, mais aussi de l’âge des entrepreneurs. Dans le cas d’une très petite entreprise, le tutoiement et l’utilisation des prénoms paraissent naturels.
L’influence de l’âge
Le dirigeant d’une société installée dans différents pays pourrait avoir, quant à lui, davantage tendance à utiliser des formules anglo-saxonnes telles que CEO. Enfin, l’âge de la personne à la tête d’une entreprise peut également avoir une influence: le vouvoiement se révèle plus difficile à mettre en place lorsque l’âge est similaire à celui des collaborateurs.
«Je m’intéresse toujours aux entreprises qui défont complètement la hiérarchie, ajoute Alexandre Caboussat. Je me demande comment cette méthode s’accompagne concrètement.» L’enseignant fait partie du conseil de direction de la HEG et répond plutôt par son prénom. «Dans certaines circonstances, il arrive qu’un collègue ajoute l’appellation «boss». Pour moi, il s’agit d’une façon de rappeler que même si nous sommes dans des rapports plutôt horizontaux, c’est à moi qu’il revient de prendre certaines décisions.» Pour Alexandre Caboussat, «même si les rapports hiérarchiques ont actuellement tendance à être moins figés, il reste nécessaire qu’un groupe de personnes dirige l’entreprise. On ne peut pas y échapper totalement.»
Naturel pour certains, dérangeant pour d’autres, se faire appeler «patron» demeure de nos jours plutôt désuet. Une tendance confirmée par Christophe Raymond, directeur général du Centre Patronal, qui confie que le magazine publié par l’entreprise, baptisé Patrons en 1996, sera prochainement renommé.
Femmes au pouvoir
Alors que les noms donnés aux dirigeants restent largement masculins, les femmes cheffes d’entreprise utilisent de nouveaux codes, notamment avec l’anglais non genré.
Chef, patron, entrepreneur, ces termes ont longtemps été réservés aux hommes. Nicola Thibaudeau (photo), ingénieure en génie mécanique et directrice de MPS Micro Precision Systems, reconnaît l’importance d’avoir été très tôt en contact avec des femmes cheffes d’entreprise. «J’ai commencé ma carrière chez IBM, qui était une société très ouverte sur la mixité, dit-elle. Ma cheffe était une femme, c’était inspirant.» A 29 ans, Nicola Thibaudeau dirigeait déjà une usine de 40 employés; aujourd’hui, elle est à la tête d’une société de 400 collaborateurs, spécialisée dans l’électromécanique de haute précision à Bienne.
La langue joue en effet un rôle central dans l’accessibilité aux différents métiers. L’équipe de Pascal Gygax, psycholinguiste à l’Université de Fribourg, réalise des études auprès d’adolescentes et d’adolescents entre 14 et 17 ans. Il a constaté que présenter les différentes professions en utilisant des formes de langage inclusif avait un impact positif sur la façon dont les jeunes ressentent l’accessibilité aux divers corps de métier, indépendamment de leur genre.
Pascal Gygax rappelle que de nombreux termes, telles qu’autrice ou entrepreneuse, ne sont pas des néologismes: «Au XVIIe siècle, l’Académie française a mené une vague de masculinisation et a retiré ces termes du dictionnaire. A la fin des années 1990, alors que de plus en plus de femmes se lancent dans l’entrepreneuriat ou occupent des positions importantes, la re-féminisation de ces termes est freinée, car certaines d’entre elles y voient alors une dévalorisation. Dévalorisation que nos études ont remise en question.»
Aujourd’hui, les femmes dirigeantes trouvent donc leurs solutions. «Sur ma carte de visite, j’ai indiqué CEO, dit Nicola Thibaudeau. Au sein de l’entreprise, je me fais appeler par mon prénom.» Pour elle, être une femme ne lui a jamais semblé être un obstacle pour réaliser ses ambitions, mais elle reconnaît que par son prénom et son poste, ses interlocuteurs présupposent souvent qu’ils s’adressent à un homme.